Le sentiment d’aventure est une drogue. Plus je l’éprouve, plus j’ai envie de l’éprouver. Le manque se creuse en moi. Je ne tiens plus en place, et une sortie vélo sur mes terrains habituels ne suffit pas à m’apaiser.
Pour moi, l’aventure commence quand je fais quelque chose pour la première fois. Exemple : dès que je m’attaque à un nouveau texte, poussé par une intuition, sans aucune idée des phrases qui émergeront. J’écris pour affronter cet inattendu, je pédale pour la même raison. Toute sortie comporte ses aléas, mais j’ai pris goût à les intensifier, à augmenter leur potentiel, à suivre des traces pour moi inédites. Il suffit de quelques disruptions pour intensifier mon exitance.
Le vélo n’est plus un sport ou un moyen de déplacement ou même de détente, il devient une façon d’écrire ma vie, de lui donner du relief en remplissant mes journées de lumières, d’odeurs, de paysages, de fraternité. Il influence l’écriture prise au sens littéral et littéraire, l’oriente, la rend plus nécessaire que jamais, car mes récits à vélo en appellent d’autres, et donc d’autres aventures, d’autres expériences existentielles.
Fin août, en milieu d’après-midi, j’ai roulé vers l’est de long des étangs, puis vers 19 heures, j’étais à 80 km de la maison, il était tard pour faire demi-tour, surtout avec un fort vent contraire, alors j’ai poussé jusqu’à la gare la plus proche et suis rentré en train, côtoyant des vélotaffeurs. Ça m’a donné l’idée d’utiliser le train comme système de téléportation. Partir avec lui, revenir à la pédale. Mais pas pour aller loin, comme lors des trips bikepacking, juste assez loin pour ouvrir de nouvelles perspectives autour de chez moi.
Après un mois de septembre à la météo chaotique, un tout début octobre incertain, une fenêtre de calme et de limpidité s’ouvre le lundi 5. Il n’en faut pas plus pour que j’entraîne mon copain Philippe dans une improbable sortie VTT. Il est 7 heures 10 quand il me rejoint devant chez moi et que nous filons vers Sète par la nouvelle piste cyclable. Il fait une dizaine de degrés et comme nous roulons à fond pour ne pas rater le TER de 7 h 42, nous nous mettons en ébullition. Nous nous sommes trop couverts. Une fois à la gare, ma minuscule doudoune finit dans le sac de cadre, celle de Philippe dans son sac à dos.
Nous partons direction ouest, sur la ligne du bord de mer. Les gares se succèdent : Marseillan, Agde, Vias, Béziers, puis nous quittons l’Hérault pour l’Aude. Il est 8 heures 25 quand nous débarquons à Coursan, une petite ville dont nous n’avions jamais entendu parler, à proximité de Narbonne. L’aventure a ses limites. Nous ne partons pas à l’improviste, ce qui aurait été la meilleure façon de finir sur des routes désagréables. J’ai compilé et interconnecté des traces VTT pour nous ramener chez nous, en maximisant les chemins.
Le soleil se lève, filtre entre les platanes, un feu dans un jardin brouille l’atmosphère d’un sfumato presque magique qui nous transporte dans un ailleurs romanesque. Nous jubilons. Enfants plongés dans une simulation imaginaire, nous remontons vers le centre aux boutiques fermées. La lune pointe au-dessus de l’église. Nous longeons l’Aude. L’eau, le ciel et la végétation s’entremêlent. Déjà nous quittons l’asphalte pour des chemins détrempés, avant d’attaquer un single sous le couvert des arbres.
Nous ne pouvons nous empêcher de faire l’éloge de mon GPS sur lequel j’ai chargé la trace. Nous sommes à Coursan comme chez nous, dénichant des passages que seuls les habitués connaissent. Nous vivons notre mini hapax existentiel grâce à lui. Il est une des conditions nécessaires à notre aventure, la seule qui il y a quelques années n’existait pas encore, et celle par qui le récit lui-même devient possible.
Après nous être écartés de l’Aude, nous franchissons le fleuve par une route départementale, avant de bifurquer sur la rive droite du canal des Anglais. À ce moment, nous sommes sur la trace du Tour de l’Hérault, mais la quittons vite pour nous diriger vers un château viticole. Les vignes roussissent, les derniers verts frétillent dans le calme et le silence. Nous approchons d’un mamelon planté de pins traversé par un single parfois boueux, qui monte et descend sévèrement, nous poussant parfois à mettre pied à terre. Je dois nettoyer mes pneus qui frottent contre mon cadre. Des coups de fusil retentissent non loin.
Nous traversons de belles pinèdes avant de nous retrouver en supromb de Nissan-Lez-Enserune. Nous évitons le village sans le moindre regret, tant à distance il ne nous montre aucun de ses charmes. Nos pneus crottés pèsent des tonnes et nous roulons dans les flaques pour les alléger. Après être passés sous la voie ferrée par laquelle nous sommes arrivés, nous tournons en rond dans une vigne. Premier bug sur la trace. Demi-tour, nous rejoignons une route, puis un chemin, qui à son tour s’interrompt. Je dégaine une seconde fois mon téléphone pour dénicher un passage. Nous sommes au pied de la digue du canal du Midi. Alors nous l’escaladons et arrivons sur le chemin de halage. Au loin, les Pyrénées nous révèlent leurs sommets enneigés.
Nous suivons le canal, qui bientôt plonge dans le tunnel de Malpas. Nous passons au-dessus, puis en contre bas de l’oppidum gallo-romain d’Enserune, avant d’obliquer vers l’étang de Montady, un étang asséché, de forme circulaire, et dont les haies séparant les champs dessinent les rayons d’une roue. Au nord, au-delà du village de Montady dominé par sa tour carrée, se déroulent les contreforts de la montagne Noire et du Haut Languedoc.
Nous pédalons les yeux écarquillés, ne cessant de nous émerveiller de tout ce qui nous entoure, et que la vitesse du vélo nous laisse le temps d’apprécier. Il fait doux, rien ne nous presse, nous enchaînons les kilomètres sans en prendre conscience. Le village de Colombiers nous aspire dans ses ruelles charmantes, entre anciens entrepôts viticoles et maisons opulentes, dont la façade de l’une évoque la grande époque du duché de Bourgogne.
Le single longe le canal, où nous croisons des promeneurs et d’autres cyclistes. La cathédrale de Béziers apparaît au loin avant que les platanes centenaires dessinent au-dessus de nous une nef végétale. C’est une pure merveille. Longer le canal durant des heures doit être ennuyeux, mais nous déboulons presque incidemment sur l’un de ses plus beaux passages, notamment quant au pied de Béziers nous atteignons les neuf écluses de Fonseranes, un monumental escalier pour péniches. Un restaurant nous fait de l’œil, mais il n’est que 11 heures et notre route est encore longue.
Nous poursuivons le long du canal, qui franchit l’Orb par un pont fluvial, puis entre dans un quartier industriel. Tout en roulant, nous discutons avec un cyclotouriste surchargé qui se dirige vers Sète. Nous nous séparons quand sa monture est trop lourde pour lui permettre de contourner un barrage grillagé. Une bonne raison pour préférer le bikepacking au cyclotourisme. Nous comprenons vite les raisons du barrage. Des bûcherons abattent les platanes que nous savons malades depuis des années. Il ne reste que les souches et plus la moindre magie.
Nous quittons le canal au bon moment, traversons l’inintéressant village de Cers, nommé comme le vent du nord-ouest qui souffle dans ce coin avec violence. Il se lève d’ailleurs, mais avec la gentillesse de nous pousser dans le dos. Nous entrons dans une zone viticole sans le moindre attrait. Pour manifester son mécontentement, mon GPS s’arrête. J’ai changé la batterie et je prends conscience que l’autonomie de la nouvelle commandée en Chine est catastrophique. À chaque intersection, nous nous arrêtons pour que je consulte la trace sur mon téléphone. Nous nous en sortons en perdant beaucoup de temps. Nous ne quittons le no mans land que quand, après l’autoroute A9, nous rejoignons une pinède.
Bientôt arrêtés par des panneaux et des barrières « chasse gardée », nous poursuivons par une petite route dans une campagne plus riante, les azeroliers la saupoudrant de pommettes sanguines. Devant nous, sur une butte, se dresse un cimetière massif, encadré de cyprès. Quand nous dépassons l’alignement des tombes monumentales, nous prenons conscience que nous entrons dans le village de Mont-Blanc. Sur une place ensoleillée, un pub déraciné d’Angleterre nous tend les bras. En attendant notre service, je décolle de mon maillot manches longues Pedaled de petites boules accrocheuses ramassées lors nos différents crapahutages (des graines de gaillet gratteron ?). La laine mérinos vient avec. Je n’ai porté ce maillot que cinq jours et il paraît avoir dix ans. La moindre aiguille de nos garrigues l’effiloche. Encore une marque qui vend des fringues techniques, hyperconfortables je le reconnais, mais pour ceux qui ne font que du vélo d’appartement.
Après un fort agréable déjeuner, nous reprenons la route vers 13 heures 30. Notre périple nous transporte au surprenant village de Nésignan-L’évèque, une pure merveille, manucurée dans ses moindres ruelles que nous explorons avant de reprendre la trace en direction de Pézenas, une de nos destinations habituelles, la magnifique ville baroque, que nous évitons en pivotant plein est à la hauteur de Conas. Nous ne cherchons pas à savoir comment s’appellent les habitants et prenons le chemin du retour.
À partir de Castelneau-de-Guers, nous sommes sur nos terres. C’est le paradis du VTT et du gravel, avec des pistes et des singles en tout sens qui nous ramènent vers l’étang de Thau, puis vers Balaruc où nous arrivons peu avant 17 heures. Notre aventure aura duré dix heures. Nous avons parcouru 105 km pour 750 m de D+.