Lundi 2, Balaruc

Je prends du plaisir à écrire mes récits à vélo, comme si j’avais trouvé une forme, un ton, je fais du Crouzet sans me poser de question. Je suis si loin de tout ce que j’avais imaginé produire. Mon grand œuvre se transforme en quelque chose qui frise le minimalisme, et ça me contente parce que ma vie s’y engage, de mon cerveau à mon corps, pas l’un sans l’autre. Dois-je me contenter de ces récits ou me lancer dans une œuvre parallèle, mais qui ne pourra qu’adopter la même forme ? Je ne sais toujours pas, j’esquive depuis la fin du livre sur mon père.

Mardi 5, Balaruc

Tout courbaturé après trois heures de pédalage dans la garrigue, à sauter de single en single, dans l’étroit faisceau de nos phares, jusqu’au vertige, jusqu’à perdre le sens des montées et descentes, et les copains à foncer comme des dingues.

À vélo
À vélo

Mercredi 4, Balaruc

Je n’écris pas pour contenter un public qui attendrait quelque chose de moi, ou qui aurait besoin d’être diverti, mais pour vivre. Mon écriture commence par me combler, après ne dépend plus de moi. Je suis tout sauf un écrivain idéaliste, à l’opposé de Proust. La littérarité m’intéresse toujours, mais elle est un outil au service de ma satisfaction.


Je suis ad nauseam les résultats de l’élection américaine. Un monde s’écroule. J’ai théorisé qu’avec nos outils numériques nous changerions la politique, puis des outils sont arrivés pour la changer dans un sens alors inimaginable : pour que la bêtise l’emporte. Le Net social est-il en train de détruire les vestiges de la démocratie ?

Me suis-je trompé ? Je n’ai jamais fait de prévision, au contraire posant comme postulat l’impossibilité de prévoir, mais je n’ai pas anticipé que l’humanité ne voudrait pas aller vers plus d’harmonie. Quand j’ai tiré la sonnette d’alarme, autour de 2007, il était déjà trop tard.

Vendredi 6, Balaruc

Un journaliste m’appelle et me demande où j’habite. Je lui dis à Sète pour faire simple. Il me répond : « La ville où tout le monde veut vivre. » Un engouement provoqué par les séries TV, ma maison en partie responsable de cet engouement qui fait flamber l’immobilier sans que je sois plus riche pour autant, mais plus imposé à coup sûr.

C’est l’automne
C’est l’automne

Samedi 7, Balaruc

Pas envie de tourner en rond à vélo, temps maussade, un peu de jardinage. Je plante trois yuccas, puis je publie un article contre les imbéciles qui prônent le laisser-faire face au covid. Parfois je me demande si les gens sont cons ou s’ils le font exprès. Je penche pour un fond de connerie congénitale, sinon un Trump n’aurait même pas pu exister.

Les réseaux sociaux me mettent au contact d’une faune invraisemblable, provoquant en moi un grand sentiment de tristesse. Plus les gens sont cons, plus ils pavoisent, plus ils hurlent, plus ils insultent, plus ils rabaissent ceux qui sont plus avisés qu’eux, souvent plus curieux, plus instruits. S’il n’y avait pas le vélo, j’aurais lâché le net social. Mais peut-être je m’y résoudrais : cet univers me fait souffrir.

Dimanche 8, Balaruc

Pour ma santé mentale, je bloque activement toutes les personnes qui déblatèrent sur mon Facebook, sinon c’est tout le service que je dois couper. J’écope le bateau en train de couler


Les gens se plaignent du confinement, mais que font-ils pour l’abréger ?

Lundi 9, Balaruc

« Ce matin, je ne me suis pas arrêté au bureau. J’ai continué de pédaler. » Ce pourrait être le début d’un roman initiatique où le héros fuit sa vie et plus il pédale, plus il se sent vivre, plus il est heureux, en communion avec le monde et avec tous les gens qu’il rencontre, qui voient presque en lui ce qu’ils aimeraient être.


Nous pédalons en cachette, dans la nuit et la lumière de nos phares. Impression de vivre en dictature. À fuir la police, aveugle, bête, qui applique les règles folles imposées par un gouvernement malade.

Mardi 10, Balaruc

Novembre nous envoie des journées d’octobre, avec une douceur étonnante et des éblouissements qui se terminent en apothéose. Quand j’étais gamin, novembre signait l’entrée dans l’hiver, avec de grands coups de vent du nord, des nuées d’étourneaux pressés de regagner l’Afrique, un spectacle que ne j’ai plus vu depuis des années. La dernière fois, c’était à Rome comme je le raconte dans Le Peuple des connecteurs.

Novembre
Novembre

Mercredi 11, Balaruc

Parfois je regrette de ne pas être enfermé dans la littérature, de ne pas vivre uniquement dans les livres pour en écrire d’autres. Je suis enfermé dans la vie, pris par son flux, et peut-être est-ce la seule façon d’écrire des livres qui parleront à l’avenir, et qui pour commencer me parlent à moi dans le moment de leur écriture.

Ça pousse dans le jardin
Ça pousse dans le jardin

Vendredi 13, Balaruc

D’autoproclamés défenseurs des libertés, ex-gilets jaunes, ex-libertaires, ex-gauchistes, ex-anarchistes, font courir des théories folles sur le covid. Ils accusent nos politiques de magouilles invraisemblables, à l’aide d’arguments fallacieux, usant d’arguments scientifiques truqués ou falsifiés, et se faisant, ils usent des armes du fascisme, la désinformation, l’endoctrinement, la manipulation des foules. Ils ne s’occupent plus de la vérité, mais de leur vérité. Sous prétexte de défendre la liberté, ils la mettent à bas. Je serais presque tenté de rejoindre les partis traditionnels, qu’ils soient de gauche ou de droite, parce qu’ils me semblent moins dangereux, et parce que je les sens en danger, prêts à être débordés par les délirants, qui en oublient toute rationalité, faisant du mensonge et de la déformation une doctrine visant à altérer la réalité. Trump devient leur modèle. Je n’avais pas senti lors de son élection qu’il était à l’avant-garde d’un mouvement politique universel et régressif. Nous devrons nous battre pour la vérité. Nous opposer aux prosélytes de la fiction enivrante. Le storytelling est en train de devenir la norme. Comment continuer à écrire des romans dans ces circonstances ? Quel sens cela fait d’ajouter de la fiction à une fiction déjà pandémique ? Il n’y a plus de perspective littéraire que dans un réalisme exacerbé.

Samedi 14, Balaruc

Qui avait prévu que le covid provoquerait une épidémie bien plus dangereuse que le covid ? On doit désormais résister à un truc imprévu, un truc neuf, un déferlement de conneries, une épidémie qui s’attaque aux cerveaux.

Un ami m’écrit sur Facebook : « La vérité n’existe plus. Pas plus que la réalité. La réalité, c’est ce que chacun ressent. » Une société ne peut fonctionner selon les préceptes trumpistes. Car la réalité la plus séduisante, la plus abrutissante, la plus mensongère l’emportera. Je ne veux pas vivre dans un tel monde. Nous formons société parce que nous avons une réalité en partage. Si nous la nions, nous ouvrons la porte à l’impensable. Nous ne pouvons nous sentir libre qui si nous nous accordons sur une définition approximative de ce qu’est la liberté.

Lundi 16, Balaruc

Des amis trichent avec les données, publient de faux graphiques pour soutenir des thèses défectueuses. Quand je leur signale leurs erreurs, ils font comme si je n’existais pas. Ils sont devenus des croyants, et on ne peut pas faire changer de point de vue un croyant avec des arguments rationnels. C’était des amis intelligents, brillants, mais aigris, je crois, et dans la crise, ils ont envie de défendre tous les moutons noirs parce qu’ils les imaginent comme eux. C’est une tentation religieuse, rejoindre un camp, se persuader que la voix officielle ment, ou que la majorité se trompe. J’ai souvent été à contre-courant, j’aime cette position, mais quand aucun argument ne m’y pousse je ne m’y maintiens pas par fanatisme. Nous vivons une époque que nous n’avions pas imaginée. Une époque avec du neuf. Une époque qui aura son art, qui engendrera des œuvres puissantes. Parce que le pire serait que les moutons noirs deviennent majoritaires, et c’est ce que je redoute, une montée en puissance d’un fascisme idéologique.


Lumière splendide sur les étangs. Nous nous enfonçons dans la nuit, explorons les recoins de notre territoire, cherchant des traces où nous ne roulons pas d’habitude, parce que plus loin nous attire. Nous rions comme des gamins, nous sommes heureux. Le vélo est un jeu merveilleux.

Mardi 17, Balaruc

Je cravache de nouveau sur Le geste qui sauve 2. J’ai dynamité le texte terminé en juin pour écrire Vaincre les épidémies, me faut tout reprendre, changer d’angle. Je dois terminer pour la fin de l’année. Après commencera le processus éditorial, puis la traduction en anglais. Une seule envie : passer à autre chose.


Est-ce l’incertitude provoquée par la complexité qui pousse aux théories du complot ? Elles auraient le même rôle que les régions ou les mythes : expliquer le monde, sans désir de véracité, mais avec l’objectif de rassurer. Partez donc pédaler dans la nature. Vous constaterez que le monde est toujours aussi lumineux et que c’est vous qui l’emberlificotez avec vos pensées. La complexité doit être embrassée. Inutile de chercher à l’appréhender avec la logique cartésienne. C’est voué à l’échec.

Je m’émerveille de mon impuissance. Si j’étais omnipotent, quel ennui ce serait. Accepter sa petitesse, voici peut-être ce qui nous sépare les uns et les autres. Il y a ceux qui veulent tout comprendre à tout prix et ceux, comme moi, qui acceptent de ne pas comprendre grand chose, et qui supposent que les autres sont dans la même panade : perdus, déboussolés, hésitants, humains tout simplement. On ne peut pas croire aux Illuminatis, parce qu’ils sont ridicules. Je défendais déjà cette idée en 2005 quand j’écrivais Le peuple des connecteurs. Je n’avais pas imaginé que le Net nous fabriquerait des croyants par millions.


Je m’émerveille de chez moi, je m’éveille de ma chance, je n’ai plus d’autre objectif que célébrer la magnificence du monde. En serais-je capable ? Au moins pour mes enfants, et leurs enfants, et l’avenir. Ne pas laisser la mémoire d’un homme en pleur, d’une époque pleurnicharde et incapable de jouir de la lumière qui brille pour elle comme elle a brillé et brillera encore.


Il y a dans la vallée de Markan une grotte qui mène dans une autre vallée où aucune route ne mène, et seulement des sentiers pour qui sait les suivre. Pas besoin d’en dire davantage, l’histoire est terminée.

Le jardin colonisé
Le jardin colonisé

Mercredi 18, Balaruc

Les théories du complot s’attaquent souvent à un ordre mondial, ou à des confréries secrètes désireuses de nous contrôler, mais elles-mêmes usent de techniques de manipulation psychologique pour enrôler des adeptes et les contrôler, les privant de la liberté de penser par eux-mêmes, les persuadant au contraire qu’ils développent une pensée originale, en rupture, et que les autres qui ne les suivent pas sont des larbins soumis. Les complotistes s’inventent des ennemis pour atteindre au but qu’ils dénoncent : la manipulation. Et les nouveaux esclaves accusent les derniers humains libres de ne plus être libres.

J’ai remarqué que quand on adhère à une théorie du complot, on adhère à beaucoup d’autres. Il y a une propension à croire chez beaucoup, et j’ai vu des amis chuter sans être capable de les empêcher de sombrer. Ils ne respiraient plus, mais il souriaient encore. Des fanatiques ! J’ai assisté à ces sacrifices rituels où les membres d’une secte, plutôt que de s’immoler dans le feu, débranchent leur raison pour ne plus défendre que leurs nouvelles convictions.


Journée limpide, alors vélo avec les copains. En fin d’après-midi, nous roulons à travers les collines vers l’est, sur les pistes, les sentiers en sous-bois, puis filons vers les marais et les étangs quand la nuit nous recouvre et que les dernières couleurs du jour éclatent à la surface de l’eau miroir. Pas un souffle d’air, pas une vague, un silence étrange, parfois troublé par l’appel d’un flamant rose ou d’un cygne. Quelle joie de vivre ce moment si intense de la journée avec des copains et de ressentir au plus profond du corps les forces élémentaires du monde. Quel sacrilège de passer à côté, de faire autre chose qu’être là, comme s’il pouvait y avoir une expérience plus puissant.

Jeudi 19, Balaruc

Candice Renoir vient de dérouler une pelouse d’un vert anglais dans mon jardin, entre ma terrasse et l’étang. C’est magnifique, j’en profite pour photographier avant que le gazon jaunisse, parce que pas question que j’arrose au-delà des deux prochains tournages.


Depuis que j’écris sur le vélo, un gars sur Facebook m’a pris en grippe, ses attaques devenant de plus en plus virulentes. Par exemple quand je suggère que les traces vélos ne devraient jamais être commercialisées, parce qu’elles ne font que révéler le territoire, et que les vendre revient à vendre le territoire lui-même, le gars me reproche de vendre mes livres, oubliant tout ce que je donne sur mon blog, et même les livres que je donne comme Le Geste qui sauve, et même mes traces vélos, établies avec non moins d’efforts que celles commercialisées à grands renforts marketing.

Alors je propose à mon agresseur de discuter en vidéoconférence, mais il se débine. Je le bloque, ce n’est pas très important. Qu’il continue de s’enfermer dans sa fiction. Depuis des années, je relève ce genre de comportements. Derrière son clavier, on se sent surpuissant, on va bien plus loin qu’en face à face. Le refus de rebasculer IRL m’inquiète, comme si la réalité faisait peur, comme si le Net conférait une puissance d’être à laquelle on ne veut pas renoncer, de peur de redevenir un enfant maltraité.

La pelouse
La pelouse

Vendredi 20, Balaruc

Il n’y a de littérature possible que dans la confrontation au présent. Si l’auteur vit dans un univers mental médiéval fantastique comme Tolkien, il écrit du médiéval fantastique. Cela suppose un détachement du monde dont je me sens incapable, et dont je rêve. Le monde me saute dessus à chaque virage. Il est là, dehors, par mes fenêtres. La nature, la ville, les bateaux, les trains au loin. Comment pourrais-je parler d’autre chose que de ce qui m’entoure et me préoccupe ?


Et puis l’exaltant, toujours, à traquer sans relâche. Une équipe israélienne qui réussit à rallonger les télomères de quelques cobayes humains, rajeunissant leur horloge moléculaire de 25 ans ! Et d’autres scientifiques qui découvrent une analogie entre la structure de l’univers et nos cerveaux, une évidence intuitive pour moi, sujet central de One Minute, où je tente de démontrer que nos cerveaux sont optimaux, que davantage d’intelligence n’existe pas.

La pelouse
La pelouse

Samedi 21, Balaruc

Toujours éberlué par le premier soleil qui entre dans ma chambre, qui ambre le fauteuil en osier et le meuble bas chinois, tous deux achetés à Paris près de Saint-Sulpice alors que je n’avais pas trente ans et qui depuis ne m’ont pas quitté, comme la désormais antique paire de Bose qui repose au-dessus. Ces meubles définissent la constance dans ma vie. Je suis ancré, attaché, un homme de terroir.

Premier soleil
Premier soleil

Une commentatrice attire mon attention vers une belle citation de Char : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. » À méditer pour mon activité de traceur. Je trouve d’autres citations. Jacques Derrida : « Une trace ineffaçable n’est pas une trace. » William Blake : « La culture trace des chemins droits, mais les chemins tortueux sans profit sont ceux-là même du génie. »

À vélo
À vélo

Dimanche 22, Balaruc

La maison
La maison

Lundi 23, Balaruc

L’étang
L’étang

Mercredi 25, Balaruc

Je publie un long article sur mains/aérosols, trois jours de travail acharné, une documentation menée sur plusieurs semaines. Sur les réseaux sociaux, davantage de gens le critiquent et likent les critiques que de gens qui le lisent. Ou quand on bascule dans la croyance. Comment alors discuter, avancer ? J’écris parce que je doute, parce que je cherche où je me trompe, on me répond avec des croyances, des certitudes. Je vis dans un monde de plus en plus étrange, de plus en plus dérangeant, comme si je le sentais glisser sous moi, m’échapper, et s’échapper à lui-même.

Par erreur
Par erreur

Vendredi 27, Balaruc

Lionel Davoust écrit : « Rédiger des journaux réguliers comme le fait Thierry Crouzet ne me correspond pas. Je ne le fais même pas pour moi, hormis pour ce que j’ai appris sur le plan d’écriture chaque jour. Je pense que l’important avant tout chez un auteur, ce sont ses livres et pas sa personne et, dans un monde d’idéaux platoniciens, on en ferait même entière abstraction. »

Sauf que je réfute cette notion d’idéal. Mes textes ont pour ambition de revenir au particulier, aux grains de sable qui font l’histoire, à chacun de nous et non aux héros mythologiques qui m’emmerdent. Paradoxalement, j’aime lire la littérature de genre, qui se vautre le plus souvent dans le platonisme, mais je n’en écris pas. Et quand j’essaie comme avec One Minute, que je considère toujours comme mon meilleur livre, les éditeurs n’en veulent pas, parce que je fais exploser le platonisme depuis trop longtemps attaché au romanesque, surtout aujourd’hui, et peut-être aujourd’hui plus que jamais.

Nous avons basculé d’un monde avec UN platonisme vers un monde avec DES platonismes en concurrence, chacun se voulant LA référence. Ce relativisme absolutiste nous conduira à la guerre parce qu’il faudra désigner un vainqueur. J’en grelotte de rage et de trouille. Est-ce si compliqué de vivre sans églises ? Pas sans croyances, parce que nous avons tous les nôtres, mais surtout qu’elles restent nôtres et que nous nous attachions à nous entendre sur des faits du réel pour définir la possibilité d’un vivre ensemble.

Voilà ce qu’est un journal d’écrivain. Non pas dire si on s’est lavé les dents ou non le matin, mais partager son sentiment du monde, le donner « à vivre » pour le confronter et l’ajouter à d’autres sentiments. Un journal publié est un multiplicateur d’expériences, un multiplicateur de vie, peut-être plus que toute autre forme littéraire, et les grands romans versent souvent dans le journal. Un des meilleurs exemples est À la Recherche du temps perdu (malgré son horripilante perspective platonicienne, ou plus précisément schopenhauerienne).

La littérature qui plutôt qu’intensifier ma vie ici et maintenant m’amène dans un ailleurs s’apparente à une drogue. J’ai la faiblesse d’en consommer beaucoup, comme d’un certain cinéma, j’en éprouve du plaisir, une certaine ivresse, mais je ne vis jamais ainsi mes plus puissantes expériences existentielles. Je choisis cette voie quand la fatigue ou la lassitude me saisissent, pas quand je dispose de toute ma puissance à être, et que cette puissance désire toujours davantage d’être.

Je viens de parler de moi, on parle toujours de soi, il faudrait être naïf ou platonicien pour croire le contraire, mais pour autant je n’ai pas révélé grand-chose de mon intimité, ou plutôt au contraire, j’ai parlé de l’intimité de mes processus cérébraux. Existe-t-il quelque chose de plus intime ? À coup sûr, pas l’anecdote biographique de savoir si je me suis lavé les dents ou non. D’ailleurs faut que je le fasse avec méticulosité en ce moment, parce qu’après m’être fait arracher une molaire siège d’un infection perpétuelle je dois me masser la plaie en espérant que les vestiges de cette inflammation disparaissent.

Un journal est un aller-retour entre les dimensions de l’existence, il se nourrit de ce grand écart. C’est un art comme un autre, qui exige d’inventer une forme, un style, une narration, à savoir ce qui peut être dit ou non, c’est au final un livre comme un autre, alors il y a de grands textes et d’autres moins grands et d’autres insignifiants, mais ça vaut la peine de s’y essayer, et même d’y consacrer une part de sa vie dans l’espoir de l’enchanter.

Rien n’oblige toutefois, et par chance. Je n’écris pas de poésie ou de théâtre, ces formes ne me conviennent pas. Je suis tombé dans le journal avant même de me vouloir écrivain, avant même d’avoir lu des journaux d’écrivain. Telle a toujours été ma pente et je comprends que pour d’autres la leur les mène ailleurs. Il n’y a pas UNE forme littéraire supérieure aux autres (ça serait le comble du platonisme).

Midi
Midi

Samedi 28, Balaruc

Journée passée à ranger le garage. Tout un symbole d’une époque de gâchis, de dépenses inutiles, de matériaux conservés aux cas où, mais que nous finissons par jeter, parfois avec nostalgie, comme ces vieux pantalons de mon père qui lui ont servi de serpillières durant des années, avant que je les utilise pour dégraisser les chaînes des vélos. Ce garage était le sien avant d’être le mien. C’est une histoire de famille, d’accumulation de souvenirs, avec la planche à voile de mes dix-huit ans, le premier VTT acheté à Paris en 1988, un Peugeot en plomb, des outils qui ont peut-être servi à mon grand-père, des vestiges, et les jeter comme nettoyer une maison après un décès, se débarrasser de tout ce qui avait de l’importance pour le mort et n’en présente plus aucune. Peut-être qu’il en ira de même pour mes carnets si précieux, pour la plupart non retranscrits. Je ne le saurais pas, mais j’en éprouve une douleur anticipée. En même temps, je me dis que mon père serait heureux de voir nettoyer et ranger son garage, même si je jette certaines choses qu’il a touchées, avec lesquelles il a transpiré et sans doute pesté.

Dimanche 29, Balaruc

Tout sauf lui. Titre d’un article qui n’aurait aucune utilité. J’entends les gens dire qu’aux prochaines élections ce sera « tout sauf Macron » comme aux précédentes ils ont déclaré « tout sauf Sarkozy », pour être tout autant déçu par Hollande qui a eu la sagesse de ne pas se représenter.

La mémoire politique est courte, on oublie d’une élection à l’autre, comme le buveur qui se laisse griser en oubliant la gueule de bois qui l’attend le lendemain. Alors on croit une fois de plus à la possibilité d’un sauveur ou d’une sauveuse, quelqu’un qui aurait le pouvoir de tout changer.

Pourquoi sommes-nous incapables de croire en nous-mêmes ? Pourquoi rêver d’un leader, d’un Dieu, d’un prophète ? Nous sommes des naïfs primitifs. Nous parions trop d’argent et d’émotions sur les candidats qui ne peuvent que nous décevoir. L’histoire devra se répéter durant combien de temps avant la prise de conscience de l’épuisement du modèle électif majoritaire ?