Vendredi 1er, Balaruc
Samedi 2, Balaruc
Il y a quelque chose de vérolé dans le monde du vélo. Beaucoup de cyclistes sont abrutis par les marques au point de reprendre leur proposition marketing et de devenir leur ambassadeur gratuitement. Ils sont les victimes de la stratégie expliquée par Gladwell dans The tipping point, séduire les connectés pour leur laisser faire le boulot, une stratégie que j’ai vue mise en œuvre à l’échelle planétaire par Isa quand elle travaillait chez Microsoft. L’ingénuité avec laquelle des copains cyclistes se font piéger me sidère.
Dimanche 3, Balaruc
Plus je vieillis, mieux j’accepte la mort, parce que je vois de plus en plus de proches partir. Mais leurs morts me paraissent toujours prématurées.
Lundi 4, Balaruc
Un lecteur d’Ératosthène republie une critique vieille de presque sept ans, une des rares critiques du texte qui m’a demandé le plus de travail, que j’ai voulu comme mon grand œuvre et qui a été aussi vite oublié qu’Ératosthène lui-même.
Mardi 5, Balaruc
J’aime les journées froides dans le Midi. Le ciel est limpide, la lumière époustouflante, si puissante dans mon bureau que l’après-midi j’ouvre les fenêtres et me retrouve en manches courtes. Hier, j’en ai profité à vélo, aujourd’hui j’ai taillé les arbres dans le jardin.
Jeudi 7, Balaruc
Mardi, j’ai publié le chapitre 1 de mon autobiographie littéraire, aujourd’hui le deuxième. Ce rendez-vous avec quelques lecteurs au moment de l’écriture me fait le plus grand bien, et me tient à distance du bruit médiatique. Bien sûr, je sais pour les variants du covid et j’ai suivi la tentative de coup d’État de Trump, mais je glisse en douceur vers la littérature, loin du bruit, pour la beauté. J’ai l’impression de m’être perdu tout au long de 2020.
Inedis nous installe un compteur électrique Linky. Deux heures plus tard, quand la pompe à chaleur se déclenche, panne de courant. Inedis ne répond pas au téléphone, pas plus notre fournisseur d’électricité. Émile prend le temps de lire la documentation du compteur et il découvre comment rétablir le courant, mais nous ne pouvons pas réenclencher la pompe à chaleur. Demain matin, la maison sera froide. En attendant, je suis fier de mon fils.
Vendredi 8, Balaruc
Comme le dit ma dentiste, je n’ai pas de chance avec mes vieilles couronnes, toutes effectuées par le même dentiste. Suis bon pour une nouvelle extraction et la pose d’un implant. En attendant, j’ai un élancement assez fort, mais supportable, que je pourrais éteindre avec des antibiotiques dont je vais tenter de me passer. Je pense aux douleurs que devaient endurer les anciens. Un simple mal aux dents pouvait les mener dans la tombe, une infection incontrôlée conduire à une septicémie. Je ne peux imaginer leur vie médicale et les maux qu’ils enduraient. Peut-être que le plus grand progrès de la médecine est le traitement de la douleur. J’ai tout de même vu mon oncle mourir d’un cancer du pancréas en criant au martyre, en tapant du poing sur son pacemaker pour qu’il cesse de stimuler son cœur et le laisse partir au plus vite, tout ça parce que le personnel hospitalier rechignait à augmenter les doses de morphine.
Samedi 9, Balaruc
La flème gagne notre époque. Tu te poses une question, tu la balances en ligne, sans même chercher si d’abord des internautes n’y ont pas déjà répondu des centaines de fois. Les groupes sur Facebook me deviennent insupportables. Nous vivons l’époque de la répétition.
Je lis un article de presse sur un nouveau livre, par un professeur d’université, qui défend des idées dont j’ai discuté sur le blog il y a dix ans, sans en être forcément à l’origine, et ce professeur veut faire croire qu’il innove. Encore une preuve de la répétition. Il n’a jamais été aussi facile de s’informer si bien que beaucoup de gens deviennent partisans du moindre effort.
Je tombe sur une photo des garçons, prise il y a dix ans, et je me mets à chialer devant mon écran. Le temps passe si vite et j’oublie trop souvent de le chérir à bras le corps.
Lundi 11, Balaruc
Maison glaciale ce matin, après deux jours de grisaille et trois jours sans chauffage. Avec 12°C dans ma chambre, j’ai bien dormi, mais la sortie du lit demande quelques motivations. Je passe deux heures au téléphone pour tenter de régler le problème électrique.
Mardi 12, Balaruc
Des matins lumineux, non à cause du soleil, mais d’un texte, ou plus précisément de François Bon parlant de Nœuds de vie, des fragments posthumes de Gracq que je vais m’empresser de lire, tant je me sens proche de Gracq, et de plus en plus proche de lui. Avec mes récits à vélo, j’ai pris la roue de sa 2CV pour des périples entre littérature et territoire. Et François de me dire, après un petit échange par mail, « Il avait un caractère de cochon, ça nous crée des affinités !!! » Il ne m’en faut pas plus pour avoir envie de me mettre au travail.
Toujours pas assez de puissance électrique. Je vais devoir encore perdre deux heures au téléphone. La puissance disponible a bien été augmentée à distance hier soir à minuit, mais pas la puissance de coupure. C’est merveilleux l’incompétence. J’ai l’impression que plus rien ne fonctionne en France. On nous installe des compteurs électriques intelligents pour nous simplifier la vie et je n’ai plus de chauffage depuis jeudi, pendant que mon fournisseur et Enedis se renvoient la balle.
Laffont renonce à sortir le Geste qui sauve 2, parce que Vaincre les épidémies ne s’est pas assez vendu. Ces calculs d’apothicaire me fatiguent. Heureusement que je n’écris pas en fonction des desiderata des éditeurs.
Des nuages bas courent poussés par un mistral d’altitude vidé de force à la surface de l’étang, sous les ventres cuivrés de Zeppelins, eux-mêmes figés sous une immensité déjà plombée de nuit, alors qu’à l’horizon trônent l’escalier violet des Pyrénées, qui éclabousse l’eau de flaques noires et roses. Aucune photo ne peut fixer cette merveille qui joue avec nos sens et notre regard.
Vendredi 15, Balaruc
Une amie ne cesse de pleurnicher sur internet, de se plaindre de la soumission des foules. Si cette soumission crève les yeux avec le covid, elle n’en est pas moins universelle. Quand je désapprouve, je désobéis et n’attends pas que les autres comme des moutons désobéissent pour me joindre à leur troupeau. Notre combat devrait être de suivre notre voie, tout le temps, non pas seulement tous ensemble, car alors nous suivons la voie du plus grand nombre qui est la voie de personne. Il y a soumission à Netflix, à YouTube, à Facebook.
Le plus pathétique mon amie use d’outils de soumis pour exprimer sa volonté d’insoumission. Par sa prise de parole, elle avoue son échec. Les vraix insoumis vivent en insoumis. La dictature de la pensée dominante, de l’art dominant, de la mode dominante me fait plus peur que les quelques contraintes sanitaires que nous impose le gouvernement. La dictature invisible est la plus terrifiante, parce qu’elle fait des ravages depuis toujours. L’art véritable est un combat parce qu’il passe outre et ne se contente pas de dénoncer.
Mon amie après avoir juré que personne ne se ferait vacciner, constate avec effroi que tout le monde veut se faire vacciner, et elle-même le fera, et elle aura raison d’avoir eu tort.
Samedi 16, Balaruc
Depuis le début de la crise covid, j’écoute la radio quand je déjeune seul. Une habitude qu’il me faudra perdre. En attendant, je suis atterré par la stupidité des représentants des restaurateurs, étudiants, stations de ski… Ils veulent tous des dates pour la reprise normale de leur activité comme si le gouvernement décidait de l’agenda du virus. Les journalistes les laissent parler, parce que ces andouilles occupent le temps d’antenne avec leurs revendications absurdes.
Dimanche 17, Balaruc
Sortie vélo dans les environs de Montpellier. Nous sommes un bon groupe, nous attaquons une large piste à forte pente sur un rythme tranquille, moins de 10 km/h, je suis en double file en train de discuter avec ma voisine, quand je sens un mouvement devant moi, je lève la tête, un cycliste me fonce dessus, alors qu’il a largement la place de passer à côté, mais il roule à fond dans la descente, manifestement trop vite, car il ne contrôle plus son vélo, je n’ai que le temps de faire un écart pour éviter le choc frontal, il touche mon guidon, me cogne de côté, mais je ne bronche pas et il va s’écraser vingt mètres plus bas.
Il se relève sans trop de dommage, sinon une estafilade à la cuisse gauche, puis me hurle dessus en me disant que je n’ai qu’à regarder devant moi alors qu’il roulait au moins à 50 km/h, les yeux fermés. Je suis furieux, à quelques centimètres il me prenait la jambe. Merde, à vélo en montée on regarde devant soit bien sûr, mais pas au loin, parce qu’on est dans l’effort et n’avance pas vite, ayant le temps d’éviter les obstacles. Au contraire, en descente, et plus on va vite, plus on regarde loin. C’est juste logique, mais ce gars regardait sa roue avant, le bout de son nez. Je n’ai rien dit, suis reparti et n’ai senti que je m’étais froissé un muscle que des heures plus tard.
Lundi 18, Balaruc
Tout le monde hurle au sujet des vaccins, pas disponibles en assez grande quantité, mais personne ne remet en cause leur mode de production centralisé, leur licence privative, personne ne défend leur mise dans le domaine public pour le bien de l’humanité. Encore une fois, l’économie passe avant la santé. La crise covid ne nous a rien appris. Nous n’en sortirons pas grandis. Je suis triste, pas même envie d’écrire un billet pour m’exprimer.
Mardi 19, Balaruc
Je continue d’écrire mon autobiographie littéraire et prends conscience qu’elle pourrait être une métaphore d’elle-même, l’aboutissement de mon projet littéraire.
Jeudi 21, Balaruc
Vendredi 22, Balaruc
Un lecteur me fait remarquer que mon autobiographie prolonge Mon père ce tueur. Je suis en train d’écrire la suite sans y avoir pensé.
Les vaccins devraient être en production dans toutes les usines disponibles dans le monde… mais non, pas mieux que pour une Apple Watch.
Je fais les courses. À l’entrée de l’épicerie, un panneau indique « Ticket obligatoire » et un vigile vérifie que nous en prenons un, nous le rappelle, afin que la jauge de clientèle ne soit pas dépassée dans les rayons. À côté, un asthmatique distributeur de solution hydroalcolique, incapable de cracher son venin virucide assez vite pour que toute la fameuse clientèle se frictionne les mains. Tout est fait à l’envers, ici et ailleurs, et l’épidémie galope. À la fin de la crise, nous devrons nous demander pourquoi les Asiatiques la traversent avec beaucoup moins de dégâts que nous autres occidentaux, et cela indépendamment de leur régime politique. Ne sont-ils pas plus que nous prêts à vivre dans un monde hypercomplexe ? Ne sont-ils pas l’avenir de l’humanité ? Nous autres, au nom de notre individualisme, sommes collectivement autodestructeurs. Nous ne cessons de râler contre les restrictions de nos libertés, mais agissons pour subir des restrictions plus grandes. Un peuple de malades mentaux.
Samedi 23, Balaruc
J’ai reçu mon exemplaire de Nœuds de vie, un livre salement relié, imprimé sur du mauvais papier, pas à la hauteur de la prose chaleureuse de Gracq où j’entre en terre familière, comme retrouvant un vieil ami quitté il y a des années, et qui reviendrait me raconter ses derniers voyages. Toujours replonger dans Gracq, surtout pour moi qui raconte mes voyages à vélo comme lui à 2CV.
Dimanche 24, Balaruc
Que se passe-t-il en temps de guerre ? Toutes les ressources sont mises à disposition pour produire des armes, pour tuer. Les usines de voitures fabriquent des chars d’assaut et des canons. Les usines chimiques et pharmaceutiques de la poudre et des gaz toxiques. Le moindre atelier est mis à contribution. Nous nous y connaissons quand il s’agit de détruire, nous sommes capables de nous mobiliser. Mais face à un virus sournois, les usines de voitures produisent encore des voitures, les usines chimiques et pharmaceutiques les mêmes produits qu’avant. Rien ne bouge. Nous ne réagissons pas collectivement à la nécessité d’arrêter la pandémie. Business as usual. Les créateurs de vaccins conservent leurs brevets dans l’idée de rafler le pactole, et leurs concurrents réservent leurs chaînes de productions à leurs futures générations de vaccins, qui dans l’attente sommeillent inutilisées, pendant que d’autres usines qui pourraient être converties ou adaptées pensent à autre chose, comme si leurs patrons ne songeaient même pas à leur éventuelle utilité, tant chacun continue sa vie comme avant, sans même imaginer de faire un pas vers les autres.
Faudrait-il en arriver à une réquisition ? J’aimerais croire que non, que notre niveau d’éthique soit suffisant pour nous dicter les bonnes décisions, mais de toute évidence ce n’est pas le cas. Pfizer fait du Pfizer. Moderna du Moderna. Et les autres cultivent leur jardin. Une belle démonstration d’égoïsme, de l’absurdité d’un modèle de société incapable de faire face aux crises de l’interdépendance massive qui pourtant nous menacent avec de plus en plus de prégnance.
Même les plus gauchistes de nos politiques ne voient pas le bug. Un vaccin sous copyright est criminel. C’est un chantage à deux balles : tu payes ou tu meurs. Un discours de mafieux. Je comprends pourquoi mes gamins se réfugient dans les jeux vidéo. Nous ne leur montrons rien de bien valeureux, et plus tard ils auront le droit, et même le devoir, de nous détester, parce que se joue en ce moment avec le covid le préliminaire de troubles plus dramatiques face auxquels nous ne serons pas mieux préparés. Nous avions une chance de changer, nous ne l’avons pas saisi. La prochaine fois, il sera peut-être trop tard.
Le plus ironique serait que les promoteurs des vaccins reçoivent un prix Nobel. Ce serait la cerise amère sur le gâteau. J’ai envie de les juger pour non-assistance à personnes en danger. Quand tu as une solution pour sauver des gens, que tu la rationnes, la garde pour toi, c’est criminel.
Lundi 25, Balaruc
J’apprends que le gouvernement discute avec Sanofi pour leur demander d’ouvrir leur chaîne, mais Sanofi rechigne. Nous sommes face à un verrou mental : l’incapacité de penser un autre modèle de société.
Quelqu’un pose une question sur Facebook. Tu réponds et bientôt tu finis par te faire insulter parce que ta réponse ne plaît pas à tout le monde. Allez vous faire foutre.
Mardi 26, Balaruc
Un lecteur de mon journal m’écrit : « Et si la complexité et autres interaction n’étaient qu’impostures médiatiques et idéologiques afin de réduire chaque être au rôle de consommateur et esclave du Big Brother is watching you. Et si, tout simplement, l’homme avait perdu tout repère, car il a délaissé Dieu. Et si, justement, la soif de quête et de transcendance (retour à la nature par le sport…) n’était que la recherche de Dieu. Et si la beauté du monde était la preuve de son existence. »
Pour la complexité croissante, il est facile de répondre, je l’ai fait dans mes bouquins sur les réseaux, tous les indices objectifs de mesure de la complexité sont en croissance depuis l’origine de l’espère humaine et ça continue (taille des villes, nombre d’interactions sociales, volume des échanges commerciaux, quantité des productions artistiques et intellectuelles… surtout densité des réseaux). C’était d’ailleurs la théorie de Teilhard de Chardin qui pensait que cette croissance augmenterait jusqu’au point oméga, c’est-à-dire Dieu.
Les médias sont les premiers à pâtir de cette croissance de la complexité parce que leur influence si dilue, un individu sur les réseaux sociaux pouvant faire plus de bruit qu’eux, d’où la propagation des fake news. Si par médias, on entend les GAFAM, ils sont les premiers à participer à la complexification en nous offrant des outils d’interaction. Paradoxalement, plus le monde se complexifie, plus ils tentent de le recentraliser pour mieux le contrôler et maximiser les bénéfices. La complexité est l’ennemie du contrôle et l’amie de la liberté. Je préfère être perdu dans un monde complexe que prisonnier dans un monde lisible, qui ne me conviendrait pas.
Il n’y a jamais eu de repère dans le monde que pour les croyants, les athées s’inventent des repères qui ne valent que pour eux. C’est difficile, un combat de tous les jours, avec parfois de grands découragements, mais aussi de grandes joies. Les croyants pensent que la réalité transcendante leur préexiste, les athées la construisent, donc dans tous les cas la transcendance existe, sans avoir la même ontologie pour les uns et les autres. Je vais dans la nature pour y rencontrer le génie humain qui a dessiné nos paysages. J’y vais pour me sentir libre, pour éprouver la matérialité du monde et de ma chair. J’y vais pour fuir la complexité qui parfois est insupportable. J’y vais pour me recueillir dans la simplicité, me recharger et mieux affronter la complexité.
Mercredi 27, Balaruc
Mon ami Michel Torres me suggère de transformer Histoire d’un merdeux en littérature en un titre moins dévalorisant et plus à propos Histoire d’un nerdeux en littérature. Je prends, sachant que le véritable titre de ce texte est En Vie, tout n’étant qu’une question d’envie pour se sentir en vie.
Vendredi 29, Balaruc
Exploration VTT de l’ouest de l’Hérault, à la frontière de l’Aude. Il a plu dans la nuit. Les chemins de vignes argileux, nous obligent à abréger notre boucle, nos pneus si chargés de boue que les roues se bloquent. Le retour sous les pinèdes est plus joueur, par une douceur extraordinaire et une variété de paysages déconcertante. Nous nageons entre le jaune des ajoncs en fleur, genets miniatures, mais non moins gonflés de pollen.
Nous mangeons un Sandwich à Bize, au bord de la Cesse, avant de sauter plus au sud jusqu’au canal du Midi. D’un coup de voiture, nous esquivons son indolente rondeur, avant de reprendre nos montures pour traverser les étangs de Capestang, aux roseaux blonds sous un ciel estival, d’un bleu déjà délavé par le vent d’ouest. Je renifle le printemps quand nos pneus écrasent l’herbe nouvelle, une odeur de mon enfance, de quand les jours allongeaient et nous jouions au foot jusqu’à la nuit.
Je ressens avec force ce signal du changement de saison, toujours précocement annoncé dans le Midi. Il induit en moi un renouveau sylvestre, provoque un élan vers la nature, me donnant l’envie de cabrioler dans l’herbe pour m’en absorber la sève humide… et me mettre à éternuer et à moucher tous les matins durant deux plombes.
Samedi 30, Balaruc
J’entends pour la première fois quelqu’un poser quelques bonnes questions à la radio au sujet des vaccins, avec encore quelques blocages, mais l’idée progresse de la possibilité pour les États d’acheter les licences pour démultiplier les chaînes de production. Le scandale sera la lenteur de tout cela. L’égoïsme collectif. La mise en évidence du mal qui nous empêche aussi de nous battre pour un monde écologiquement responsable. Combien de temps faudra-t-il pour débloquer les verrous mentaux ? Nous nous sommes programmés pour la bêtise. Nous sommes des locomotives lancées sur des voies inflexibles. Des humains travaillent-ils encore dans les usines pharmaceutiques ? Des humains siègent-ils encore à leurs conseils d’administration ?
Dimanche 31, Balaruc
Du danger d’abuser des toponymes. Gracq me perd parfois avec des évocations de villages qui ne parlent que pour lui. La littérature doit être sa propre géographie, porter avec elle un monde, et les noms propres ne doivent être usés qu’avec la parcimonie de sortilèges. Dans mes récits à vélo, j’essaie d’éviter cet écueil à l’aide de la dynamique, de virage en bifurcation, insistant sur le mouvement des yeux et les ressentis du corps. Une description ne gagne en puissance qu’au grès d’une histoire qu’elle sert. Alors les toponymes peuvent créer des conflagrations secouant jusqu’aux soubassements de la mémoire inconsciente.
« Lâchez tout. […] Partez sur les routes. », ainsi débute Les pas perdus de Breton. Une invitation au voyage plus nécessaire que jamais, un voyage sur les chemins, un voyage où les agences de voyages ne nous poussent pas, loin des avions et des trains, loin des commerces et du béton, un voyage où la nature et les champs s’offrent sans pudeur factice, sans vignette descriptive nous dictant nos émotions, sans notice et prêt à penser.
Gracq : « Le moment approche où l’homme n’aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu’un monde entièrement refait de sa main à son idée — et je doute qu’à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son œuvre, et juger que cette œuvre était bonne. » Un Gracq pessimiste qui médite en regardant par sa fenêtre un paysage inchangé depuis son enfance, un Gracq traversé par le doute, qui vacille, alors que ce paysage a été dessiné par l’homme, planté par lui, construit par lui, que déjà depuis longtemps la nature pristine n’existe plus qu’en de rares sanctuaires, où sa sauvagerie étrangère nous déstabilise.
Je ne suis jamais aussi heureux, jamais aussi loin transporté hors de moi-même que dans les lieux où génération après génération nous avons creusés nos sillons. J’aime les chemins parce que je ne suis ni le premier ni le dernier à les parcourir, parce que sur leur terre et leurs cailloux je suis un globule blanc ou rouge qui transporte le sang de l’humanité. Si j’arrête de changer, je meurs. Je ne peux demander au monde de faire ce qui me tue, même si parfois certains changements me déchirent le cœur. Je suis bien plus effrayé par ce qui ne change pas. Nos idées reçues, nos dogmes, nos œillères.
Si j’avais eu le choix entre écrire une seule œuvre inoubliable ou mener ma vie d’écrivain versatile, je serais resté fidèle à la versatilité parce qu’écrire me procure du plaisir plus que de publier.
Si je dois laisser quelque chose, c’est ma vie, ce que j’ai appris au fil des années.