Deux économies ont toujours cohabité : l’une de paix, qui implique le partage, et une marchande, qui implique la monétisation. Quelles que soient nos activités économiques, nous devrions nous demander laquelle adopter plutôt que foncer vers l’une ou l’autre, tête baissée.

Par exemple, en tant qu’auteur, j’ai le choix de commercialiser mes textes, avec un copyright restrictif, ou sous licences plus ouvertes comme Creative Commons, qui autorisent la libre copie, le partage et la republication. Dans la mesure du possible, je vais vers le Creative Commons parce qu’ainsi je donne davantage de droits aux lecteurs, leur laissant le loisir de me rétribuer s’il le juge nécessaire sous la forme de dons, ou en achetant mes livres qu’ils ont obtenus gratuitement et après les avoir lus.

J’ai écrit sur le gel hydroalcoolique parce que Didier Pittet a offert les formulations et les protocoles d’usages à l’humanité plutôt que de les breveter et devenir milliardaire. Il nous a montré que, quand il s’agissait de sauver des vies, l’économie de paix était la plus efficace et la plus rapide à mettre en œuvre. Tim Berners-Lee a effectué un choix comparable en nous offrant le Web. À l’échelle planétaire, nous vivons un scandale avec les vaccins covid, parce qu’aucun laboratoire n’a adopté la même stratégie. À vouloir maximiser leurs bénéfices et faire jouer des copyrights restrictifs, ils ralentissent les campagnes de vaccination, éveillent la suspicion de certains d’entre nous et laissent des gens mourir qui auraient pu être sauvés (cf Vaincre les épidémies pour plus de détails).

Dans une économie en croissance exponentielle, quand le gâteau à partager ne cesse de grossir, tous les acteurs de l’économie marchande peuvent tant bien que mal tirer leur épingle du jeu. En revanche, quand la croissance faiblit ou stagne, l’économie marchande implique une prédation des plus forts sur les moins forts, situation dans laquelle nous nous trouvons. L’économie de paix s’oppose donc à une économie prédatrice. Par exemple, nous vivons la guerre des vaccins, volontairement raréfiés, alors que l’approche pacifique impliquerait d’en fabriquer en grande quantité par tous les moyens, comme, en temps de guerre, on sait fabriquer des armes par tous les moyens.

Par ailleurs, nous vivons une crise écologique qui implique de repenser la croissance. Je ne crois pas en la possibilité d’une décroissance, qui serait en quelque sorte contraire au principe du vivant et à sa fonction néguentropique, mais une croissance raisonnée s’impose, à minima. Et donc, l’économie marchande restera sans doute encore longtemps prédatrice, avant qu’apparaissent de nouvelles bulles.

En tant que pacifiste et conscient des problèmes écologiques, je penche donc vers l’économie de paix. C’est une décision politique. Celui qui choisit l’économie prédatrice alors qu’il pourrait opter pour l’économie de paix effectue aussi un choix politique, qu’il en soit conscient ou non. Quand, dans une niche aussi restreinte que le vélo d’aventure, je vois des acteurs systématiquement choisir l’économie prédatrice, je me dis que nous perdons une chance d’expérimenter le monde d’après.

Je ne milite pas pour la fin de l’économie prédatrice, ce qui serait un non-sens comme la décroissance, voire une dangereuse tentation de nier des particularités humaines comme l’orgueil ou l’avarice, mais, dans certains domaines, en certaines occasions, l’approche pacifique devrait prévaloir. Dans la santé communautaire, aussi dans nos activités de plein air, liées d’une certaine façon à la santé, j’estime que nous avons tout à gagner à partager nos créations et à œuvrer collectivement. L’occasion est trop belle pour la manquer.

Notre besoin d’aventures ne se résume pas à un besoin de performances. Nous répondons à une attirance vers une forme d’existence loin des voitures, du bruit, de la pollution. Nous militons pour des loisirs très différents de ceux encore proposés par les tour-opérateurs. Passer une semaine aux Maldives sur une plage nous excite moins que de crapahuter dans nos montagnes. Le bikepacking est né au sein de l’économie de paix, les grandes traversées ayant été créées par des bénévoles et partagées. J’adhère à la philosophie des pionniers. Voir certains la détourner vers la prédation me fait mal, parce que cela fait mal à un monde nécessitant plus d’humanité, ça me fait d’autant plus mal quand des vaccins ne sont pas libérés alors qu’ils pourraient l’être, et que des gens meurent par égoïsme.

Les deux économies ne sont pas exclusives. Quand je vends un livre, je peux le donner aussi. C’est le cas de tous mes textes autopubliés, notamment mon initiation au bikepacking. Quand on partage, d’autres partagent, ensembles nous construisons une base de connaissances et d’outils communs, par exemple des traces pour nos voyages. Quand partager ne coûte pas plus cher que commercialiser, et ne rapporte pas forcément moins, surtout humainement, je penche pour le partage.

Au regard de certains, ma position serait presque scandaleuse, oubliant que des sites comme Komoot, Strava, RideWithGPS, OpenRunner, et j’en passe, ne fonctionnent que parce que nous y partageons nos sorties. D’un côté, nous donnons, d’un autre, ces opérateurs monétisent nos dons. Parfois, nous nous y retrouvons, quand le service offert équivaut à ce que nous partageons, parfois pas. Quand nous partageons sur Facebook, je vous garantis que Facebook gagne beaucoup plus que nous.

Je refuse de publier mes articles en intégralité sur les réseaux sociaux pour ne pas en être dépossédé, pour ne pas que mes lecteurs soient leur propriété. Tous les médias, et mon blog est un petit média, adoptent la même stratégie pour la même raison. Publier sur Facebook, c’est donner sa vie à Facebook, c’est lui donner les clés de notre existence numérique, c’est lui donner le droit de nous censurer, voire de nous effacer.

Je tiens à exister par moi-même en ligne et hors ligne, à garder ma liberté, à tourner le dos à Facebook si cela me prend. Pire, en centralisant le Web, Facebook devient un super prédateur dans cet environnement, un monstre qui dévore tout. Une attitude incompatible avec une économie de paix, qui a besoin d’une multitude de petits créateurs. Voici un problème politique critique. Les Gafam s’approprient progressivement une part grandissante de nos vies. Je tente de maintenir avec eux un équilibre entre ce que je leur concède et les services qu’ils me rendent.

Pour moi, le vélo d’aventure peut encore rester un domaine dominé par l’économie de paix. J’y participe, avec beaucoup d’autres, et j’ai bien le droit de désapprouver ceux qui me paraissent s’engager dans une autre logique. Apple a piqué le Linux BSD, logiciel libre, pour en faire le cœur de macOS et d’un système propriétaire. Le prédateur n’a aucun scrupule. Il ne se passe pas autre chose dans le vélo que dans le reste de la société. J’ai l’espoir que notre niche reste fraternelle. Voilà pourquoi je refuse de participer à des évènements hors de prix, construits par compilation de traces partagées par d’autres, par mise bout à bout de voies publiques, donc libres. Il me semblerait ainsi accréditer des pratiques que je réprouve. Participer ou ne pas participer est un choix politique, avant d’être un choix cycliste.

Quand je dois consommer, et particulièrement de l’aventure à vélo, puisqu’il s’agit pour moi d’un terrain expérimental pour un autre monde, je me demande si je pourrais consommer autrement, si ça pourrait être organisé différemment, si l’approche pacifique est possible. Si j’entrevois cette possibilité, je refuse de cautionner l’économie prédatrice.

Dans cette affaire, je crois qu’il existe entre les uns et les autres une grande incompréhension, parce qu’au fond nous partageons tous les mêmes valeurs, sinon nous ne passerions pas autant de temps à pédaler dans la nature. Quand nous roulons ensemble, nous nous entendons presque tout de suite, surtout si nous sommes de niveau proche. Alors où est le problème ? Sans doute il découle d’un manque de conscience politique en partage. Nous parlons trop de pédale et pas assez de pourquoi nous pédalons et dans quelles conditions il est judicieux de le faire.

Ce qui me chagrine le plus, m’attriste même, est d’entendre des cyclistes répondre « On s’en branle, on roule et voilà. » Non, on ne s’en branle pas, ces questions sont de la plus haute importance, bien plus importantes que de pédaler ou non. Elles impliquent de trouver sa place dans le monde. Faire du vélo est un acte d’existence non trivial.