Jeudi 1er, Balaruc
Je conduis enfin ma mère se faire vacciner. Elle aura attendu plus de deux mois un rendez-vous, le premier au 22 janvier annulé par manque de dose. Depuis, elle se sentait en danger, comme si on lui avait nié le droit de vivre.
Lundi 5, Balaruc
Retour de quatre jours extraordinaires de bikepacking. Sur les rotules, mais avec des étincelles dans les yeux, et qu’une envie, repartir sur les chemins avec des copains.
Mardi 6, Balaruc
La force de rien, je récupère en douceur et commence le récit de mon voyage.
Mercredi 7, Balaruc
Je reçois un mail agréable d’un petit éditeur de SF qui aimerait publier One Minute. Affaire à suivre.
Jeudi 8, Balaruc
Pour m’achever, ma dentiste me perfore la mâchoire pour y visser un implant. Je prends avec appréhension une forte dose d’antibiotiques, non sans oublier qu’il y a dix ans un tel traitement de choc m’a fusillé la flore intestinale.
Vendredi 9, Balaruc
Je me réveille sans douleur à la mâchoire, mais le ventre déjà en vrac.
Dans Carnets du grand chemin, Gracq se demande ce dont se souviendra ma génération de sa jeunesse quand elle atteindra son troisième âge, laissant entendre que nous n’aurons pas grand-chose de palpitant à nous mettre sous la dent : il est passé à côté du jeu de rôle, du skate free style, du VTT, du Rock & Roll… Il n’a rien vu de nos inventions. Ça me terrifie, moi-même je passe à côté de radicales nouveautés, je ne pense pas aux sports de plus en plus extrêmes, ou à la trottinette qui n’est qu’une extension du skate ou du roller, mais des choses que je ne sais pas nommer, qui échappent à la mode, qui gonflent dans l’ombre, et dont même mes enfants ignorent tout ou ne m’en parlent pas. Peut-être ces nouvelles apps qui provoquent des états modifiés de conscience. Que je devrais tester, sans prendre le temps de le faire. Il y a aussi cette pratique chez les jeunes qui consisterait à sortir de sa vie pour plonger en d’autres par l’imaginaire. Nous, on appelait ça jeu de rôle, mais ce n’était pas en solitaire.
Samedi 10, Balaruc
Après l’intensité du week-end dernier, j’ai du mal à reprendre pied dans le quotidien sédentaire. Le voyage altère le temps et la conscience. S’en suit une période douloureuse de réadaptation à ma vie « ordinaire ».
Dimanche 11, Balaruc
Après discussion avec Pierre, je m’attaque à la seconde version de mon autobiographie, avec l’intention de parler davantage de l’écriture, de renforcer le côté initiation à l’art, tout en cherchant dans ma vie intime les déclencheurs.
Lundi 12, Balaruc
Je continue de lire ou relire Gracq, sans qu’il m’inspire beaucoup désormais, comme si la communion, qui un temps me liait à lui, s’étiolait à force de trop de familiarité. Voilà qui suffirait à démontrer la nature non essentialiste de l’art, puisqu’une œuvre produit sur moi un effet variable en même temps que je me transforme. L’art n’est qu’une histoire de rencontres.
Mardi 13, Balaruc
Suite à un post sur Facebook au sujet du vélo, donc sans grande conséquence, je me fais insulter comme jamais sur internet, les gens se lâchant avec tant d’entrain que j’imagine qu’ils en éprouvent le besoin profond, et que je ne suis qu’un bouc émissaire pratique. Je lis dans leurs réactions délirantes un mal profond de la société. J’espère que la violence en ligne reste un exutoire et qu’elle ne se traduit pas en violence effective en dehors. Il faudrait analyser ces comportements. Dans le contexte social du face-à-face, je ne changerais rien à mes mots, mais que diraient les autres ? Ils n’iraient guère loin, parce que je les couperais, pointerais leurs erreurs, leurs mensonges, me moquerais comme ils le font du haut de la certitude de leur génie. Les psychologues disposent d’un immense nouveau champ de recherche.
Mercredi 14, Balaruc
Gracq évoque le journal de Delacroix, que j’ai lu il y a longtemps avec passion. Il relève un passage dont je n’ai aucun souvenir. « La satisfaction de l’homme qui a travaillé et convenablement occupé sa journée est immense. Quand je suis dans cet état, je jouis délicieusement ensuite du repos et des moindres délassements. » Je ressens exactement la même légèreté après une séance d’écriture productive, et plus tôt elle se produit le matin, plus douces seront les heures suivantes.
Gracq suppose ce sentiment d’autant plus fort chez le peinte parce qu’il voit son œuvre avancer, un peu comme un artisan. Selon lui, le travail du peintre est plus continu que celui de l’écrivain. Avec le numérique, cette différence s’est atténuée, voire effacée. Je peux retoucher mes textes avec la même minutie que le peintre ses tableaux. La matière textuelle est désormais malléable dans ses moindres granularités.
Jeudi 15, Balaruc
Pour la plupart de nos compétences, nous connaissons plus ou moins notre niveau. Par exemple, je suis nul en boxe, je suis un bon amateur à vélo, et je sais la distance sidérale qui me sépare des pros, ou même des jeunes. Hier, avec les copains, nous arrivons au-dessus d’une marche, de plus de deux mètres de haut et aucun de nous ne se sent capable de la descendre. Un gamin arrive, on lui demande comment il passe : « il suffit de gaper ». L’air de rien, il file et saute dans le vide et le voilà parti.
Pour la plupart, surtout sur Facebook, ce réalisme s’efface dès qu’il est question de la pensée, de la capacité d’analyse et d’interprétation. Dans ce domaine, tout le monde se croit aussi doué que les intellos qui s’échinent à rassembler faits, théories, interprétations, et à les comparer. Nous donnons notre avis sur tout, persuadés de détenir la vérité, cela parce que, centré sur nous-mêmes, il nous ne nous vient pas à l’idée que notre cerveau ne joue pas nécessairement dans la catégorie professionnelle.
Dans la conscience collective, le corps et l’esprit resteraient donc séparés, le corps étant étalonnable, puisque matériel, l’esprit, une sorte d’absolu inquantifiable. Ma pensée vaudrait la pensée de tout autre individu, même celle d’un expert d’un domaine où je ne connais rien.
Parce que j’oublie ce dualisme, parce que pour moi la pensée est tout aussi limitée que le corps, parce qu’elle vieillit avec lui, et je le sens quand je programme, j’accepte l’idée que des cerveaux fonctionnent mieux que d’autres, surtout aux regards de certaines formes de raisonnement. Pour moi, celui qui passe sa vie à entraîner son cerveau est plus adroit à jouer avec que celui qui l’exerce adossé au comptoir du bar de Facebook.
Il me faudrait donc entraîner mon cerveau à discuter avec des cerveaux non entraînés qui se croient entraînés. Je n’ai jamais eu la patience du politique.
Vendredi 16, Balaruc
Discussion avec Lionel Jeannerat, patron de Push Éditions, le néo-éditeur suisse qui veut publier One Minute, en le découpant en quatre tomes. Voilà l’occasion de finaliser ce roman, que je considère comme la synthèse de mes thèmes, depuis la politique jusqu’à la théorie littéraire.
Dimanche 18, Balaruc
Vieillir implique de diminuer alcool, tabac, corps gras explique Gracq, mais cela affecterait la créativité. Moi, qui n’ai jamais consommé ces choses, je devrais maintenir mon moteur interne dans son état de fonctionnement nominal. Mais cette théorie est juste absurde. Quand je mangeais abondamment des sucreries, je ne crois pas que je travaillais mieux ou pensais mieux, bien au contraire. Chacun sa voie. La mienne est celle de l’ascétisme sportif. Pas plus d’universalisme en ce domaine qu’en un autre.
Émile se toque de faire une balade avec le vélo électrique d’Isa. Nous voilà partis pour un tour de l’étang. Quand il rentre avec le sourire et un peu mal aux fesses, il me dit « À refaire… ».
Lundi 19, Balaruc
Mon beau-père, bientôt 84 ans, a reçu ses deux doses de vaccin ARN messager en janvier. La semaine dernière, un test sanguin n’a trouvé chez lui aucun anticorps. Les gouvernements, plutôt que de vacciner les hubs sociaux, ont commencé par vacciner les personnes âgées, alors que peut être les vaccins fonctionnent que médiocrement avec elles, leur système immunitaire déjà trop faible pour fabriquer leurs propres défenses. Nouveau scandale à venir ? Peut-être pas. L’absence d’anticorps ne veut pas dire que l’organisme ne sera pas capable d’en fabriquer si nécessaire.
Les épidémiologistes continuent de prêcher que les avantages du vaccin AstraZeneca sont supérieurs aux risques (7,9 thrombose par million de doses, soit pas loin de 1/100 000 avec une mortalité de 1,5 par million). Ce discours jusqu’au-boutiste sera contre-productif à terme pour la campagne de vaccination. Plus personne ne veut d’un vaccin qui tue, même si le covid tue beaucoup plus. Quand on a moins de 65 ans, qu’on pète la forme, la probabilité de décéder du covid, sans doute 1/10 000, n’est peut-être pas suffisamment éloignée du 1/100 000 pour risquer un vaccin dont en prime l’efficacité contre les variants est discutée. Un statisticien y verrait toujours un bénéfice, surtout collectif, mais même moi je finis par me ficher des statistiques. Pour autant, je reste encore prêt à me faire vacciner, le jour où mon tour viendra.
Mardi 20, Balaruc
Le confinement, comme les vacances scolaires, me ramène à mon rythme naturel. Je ne me réveille pas plus tard que quand je dois réveiller les enfants, mais je traîne à lire dans mon lit, parfois à écrire ou à rêver, ce qui raccourcit la journée, sans que je sois sûr que laisser le corps sur son rythme soit une bonne chose. Les contraintes extérieures ont des vertus positives, parce que nous sommes des êtres sociaux, et que la société est presque toujours contraintes avant de parfois apporter quelques satisfactions dont nous ne pourrions pas nous passer.
Mercredi 21, Balaruc
Je dois admettre qu’il m’est impossible de retravailler deux textes en même temps. Je tentais de me concentrer sur mon autobiographie le matin, sur One Minute l’après-midi, mais je ne suis arrivé à rien de bon. Les révisions impliquent une immersion totale, presque plus radicale que lors de l’écriture. Je retravaille donc One Minute, dont la structure délirante m’impose de pondre un bout de code pour tenter d’établir une cartographie thématique du roman, de façon de pouvoir l’organiser en quatre tomes.
Jeudi 22, Balaruc
Gracq : « À tout moment, et en toute circonstance, dans la fiction la partie peut suffire à évoquer le tout. » La description de la maison d’un personnage doit dire qui il est. La description d’un personnage doit dire où il habite. J’ai toujours fait mien ce principe. Pour moi, quand un personnage s’arrête au sommet d’une montagne pour contempler la vallée à ses pieds, ça dit son caractère aussi bien que de fastidieux monologues intérieurs. La psychologie n’a pas à être psychologique.
La langue importe moins que le réseau qu’elle tresse entre des images, des sensations, des couleurs… La langue interconnecte des points et une autre langue qui les interconnecterait de même produirait peu ou prou le même effet. Je veux être traduisible. Je pratique une littérature topologique.
Vendredi 23, Balaruc
Samedi 24, Balaruc
Dimanche 25, Balaruc
Mon copain Hubert Guillaud est payé pour suivre l’évolution de la réflexion sur les technologies numériques et nous fait de beaux comptes rendus des livres qu’il lit. J’ai envie de le plaindre, car qu’elle tristesse, jamais de lumière dans les textes présentés, toujours la même sempiternelle approche critique, sans jamais de vraies propositions, des critiques formulées par des intellectuels manifestement incapables de participer à la révolution qu’ils analysent, se plaçant comme observateur d’un monde qui contrairement à ceux qui le précèdent autorisent la participation, même y invite.
Avec le numérique, on est observateur et observé, utilisateur et créateur. Quand quelque chose ne plaît pas, on peut le recoder. Passer son temps à pleurer sans participer à l’effort de codage est vain, inutile, contre-productif, car comment critiquer un texte écrit dans une langue que nous ne parlons pas, pire critiquer cette langue elle-même ?
Dans son dernier compte rendu, Hubert nous parle de deux intellos qui ont besoin d’écrire un essai pour nous dire que nous avons raté le numérique distribué, conclusion à laquelle les activistes du Net sont arrivés depuis le milieu des années 2000. Je suis le premier à me lamenter de cette dérive, mais je n’ai pas fermé mon blog, je continue de me battre pour un net décentralisé, je n’ai pas rangé mes armes et heureusement je ne suis pas le seul. On ne peut pas se plaindre d’une chose et ne rien faire contre. D’autant plus avec le numérique, parce qu’en lui-même il autorise une décentralisation, la centralisation étant en grande partie la faute des usagers, soumis au winner-take-all (qui n’a aucun lien avec le numérique, mais avec les structures réticulaires abandonnées à elles-mêmes). Il n’y a pas de fatalité, pas de trou noir, parce qu’une loi physique peut être combattue par des lois humaines.
Tous ceux qui font du vélo comme moi, utilisant abondamment les technologies numériques, savent que le numérique décentralise, même aujourd’hui. Il nous rapproche du territoire, nous permet de revivre des sentiments premiers, ancrés dans le local le plus minuscule. Il n’y a pas de fatalité. Quand on est un zombi, on est zombi de l’électricité, de la voiture, du canapé… Quand on se bat pour ne pas l’être, on ne l’est pas et utilise le système à son profit tout en tentant de le réformer.
Je n’en peux plus de ces thèses marxistes, ou vaguement marxistes de la soumission aux puissants. Il faudrait écrire là-dessus. S’interroger sur l’emprisonnement idéologique des technocritiques, surtout des universitaires originaires des sciences môles et pour la plupart ignorant tout du code et ne comprennent rien aux thèses de Church, Turing, Chatin, Wolfram…
Mais je suis ailleurs, je m’intéresse vraiment à décentralisation, je me bats à chaque seconde pour vivre dans un monde décentralisé. Que des universitaires critiquent la centralisation, c’est très beau en fin de compte, parce qu’ils en sont, à mon goût, les fruits amers.
Lundi 26, Balaruc
J’ai parlé avec Hubert. Il se demande pourquoi nous n’arrivons pas à distribuer, pourquoi au contraire nous allons vers toujours plus de centralisation ? La réponse n’est pas dans la technologie, mais en nous même. Nous semblons irrémédiablement grégaires, suffit de voir comment nous nous passionnons pour les grandes élections ou la famille royale britannique, et certains individus ont soif de puissance, pour répondre à ce grégarisme.
Le problème n’est donc pas dans la technologie qui, elle, pourrait accepter d’autres topologies, qui même a été pensée pour d’autres topologies, mais notre tendance humaine à renforcer mécaniquement les nœuds du réseau les plus forts. Nous serions attirés par une forme de gravité sociale, peut-être celle qui nous a poussés à créer des villages, puis des villes et des mégalopoles.
Il y a bien sûr des avantages énergétiques, sociaux, culturels et économiques à cette concentration, ce qui ne suffit pas à l’expliquer, parce que désormais la technologie nous permet la mise à distance. D’ailleurs je vois un phénomène de déconcentration se développer. Par exemple, Sète qui était un trou, devient un intéressant nœud de réseau désormais que le travail à distance est possible et aussi que l’industrie du cinéma s’y installe (et alors ce phénomène ne serait provoqué, encore une fois, que par le grégarisme… la popularité médiatique de la ville entraînant le grégarisme).
Il n’y a jamais qu’une cause à un phénomène, mais accuser la technologie me paraît toujours ridicule, vu qu’elle n’est qu’un produit humain, et qui ne fait que nous révéler nous-mêmes. Étrangement, les technocritiques s’en prennent à toutes les technologies sans exception, parce que leur gagne-pain est dans la critique, mais jamais ils ne proposent des voies de sortie. Comment nous réformer à titre individuel ? Est-ce possible ? Existe-t-il une marche à suivre ?
Je connais assez de gens qui ont réussi à se décentrer pour savoir que cette transition est possible. J’aimerais cartographier les lieux de vie des technocritiques. Je suis quasi sûr qu’ils vivent tous dans d’importants nœuds du réseau urbain. Alors ne nous parlent-ils pas de leur propre impuissance ? Il me semble que le sociologue devrait commencer par dire « je », par corriger son attitude, expérimenter sur lui-même, voir à quel résultat il aboutit, avant de théoriser l’existence d’une gravité irrémédiable.
Parce que j’ai en grande partie échappé à cette gravité, parce que d’autres le font, le problème n’est donc pas dans notre nature, mais parce que la liberté n’est pas une denrée assez répandue. Si nous éduquons à la liberté, le grégarisme diminuera, mais même l’école est aujourd’hui un emprisonnement idéologique, jusqu’en maths où les élèves qui ne suivent pas la méthode au programme sont sanctionnés, alors que la déviance devrait être la qualité première. Rien n’est socialement fait pour que nous sortions des rails, que nous pensions à l’envers, à l’encontre.
Passer du temps sur Facebook suffit à me faire toucher du doigt ce problème. Même quand je discute vélo, je suis effrayé, parce que la grande majorité des gens qui pensent conventionnellement s’estiment légitimes, et même originaux, tant ils sont incapables de voir l’altérité. Pas étonnant que le racisme ou le sexisme restent vivaces. Nous ne sommes pas libres de penser, comment pourrions-nous être libres de choisir les services internet qui nous conviennent, plutôt que de nous précipiter vers les plus visibles ?
Je suis un abolitionniste. La fin de l’esclavage n’a été qu’apparente. Après, il ne faut pas s’étonner que nos technologies se développent suivant un modèle maître-esclave. Le problème est en amont. Les technologies se développent selon le modèle social. Même l’automobile, censée décentraliser, finalement repose sur quelques producteurs de véhicules et de carburants, exactement comme internet. Mais au moins, notre capacité théorique de mouvement a augmenté, donc je le suppose notre liberté (aussi celle de polluer). Je me dis qu’internet, à minima, a le même effet, ce n’est qu’un petit pas vers plus de liberté, et seuls les idéalistes comme moi ont cru que ce serait un pas de géant pour l’humanité. Nous étions trop centrés sur nous-mêmes, croyant que ce qui était possible pour nous l’était pour tous. Nous avons oublié de nous faire éducateurs, de transmettre par la pratique nos enseignements.
Pour comprendre la technologie, il ne faut pas s’intéresser à ce qu’elle renforce, mais à ce qu’elle casse en périphérie, et qui pourrait provoquer à terme une implosion. À mon sens, le numérique continue son travail de disruption. J’aime me tenir dans cette zone vibrante.
Guillaume Vissac se demande pourquoi nous autres écrivains ne bossons pas en équipe comme les auteurs de BD ou se séries. J’entretiens ce désir de collaboration depuis des années. S’il était assez puissant, et avait rencontré le désir d’autres auteurs, il aurait engendré des rejetons depuis longtemps. J’en conclus que je suis trop enfermé dans ma bulle pour y laisser entrer d’autres créateurs, et qu’il s’agit peut-être d’une tare commune à presque tous les écrivains.
Mardi 27, Balaruc
J’essaie de simplifier, d’écrire vers la lumière, pendant que d’autres deviennent au contraire de plus en plus troubles et indistincts en même temps qu’ils se cherchent, comme si leur cerveau tendait vers le désordre, ou que leur désir de différence leur faisait perdre la nécessité de devoir dire.
Je sais que ce journal d’avril n’est pas poétique, contrairement à celui de mars, plus proche du rêve et traversé de souvenirs, sans doute parce que je travaillais au premier jet de mon autobiographie, mais je ne vais pas sortir des phrases poétiques parce que tel serait mon positionnement marketing. Derrière un auteur se cache presque toujours un marchand.
Je relis l’ouverture des Mots de Sartre. Il va tellement vite que je n’y comprends rien, sinon une accumulation d’ancêtres résumés en quelques phrases, sans que des personnages émergent, sans que des émotions me traversent, sinon au rythme de tambour de sa prose, trop régulier pour en être agréable, et dont la mesure m’irrite.
Mercredi 28, Balaruc
Hier soir, nous avons publié le film du tour de l’Hérault. Succès immédiat. Si ce succès m’intéressait à tout prix, j’arrêterais d’écrire, mais l’écriture est plus fluide, elle n’interfère pas avec la vie, puisqu’elle peut être rétrospective, ce qu’un film ne peut pas. Il exige de s’arrêter, de revenir sur ses pas, de passer devant la caméra. La mise en scène arrache au réel. Ou il me faudrait apprendre à filmer fluidement, dans le mouvement, exactement comme je photographie.
Jeudi 29, Balaruc
Replonger dans Chateaubriand, pas assez lu. Ouvrir les mémoires vers la fin. Y lire : « Nous, l’État le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence. » Deux cents ans plus tard, nous pensons toujours de même. Durant cette longue décadence, nous n’avons accumulé les chefs-d’œuvre dans tous les arts, non moins que les autres pays. C’est alors plutôt cette idée fausse de décadence qui s’est ancrée en nous pour ne plus nous quitter. Quand un monde meurt, un autre naît, et nous ne voulons pas le voir, plus sensibles au révolu qu’à la jeune pousse qui advient. Peut-être que l’Amérique, sans grande Histoire, est plus à même de se tendre vers l’avenir.
« Plus on est près de sa fin et plus on croit vivre. » Sans doute est-ce vrai pour les civilisations comme pour nous-mêmes. J’ai souvent lu des artistes évoquer leurs projets pour les dix ans à venir, trois jours avant leur mort. J’espère être de ceux dans le vivant jusqu’au bout plutôt que de sombrer dans la mort longtemps avant mon dernier souffle.
Rendez-vous avec les responsables communication de mon agglo. Je crois qu’ils sont intéressés pour que je leur trace des promenades dans nos communes, je reviens avec une proposition d’écrire des jeux de piste policiers, avec la nécessité de développer une application. Si je mets le doigt là-dedans, je vais devenir dingue. Rien que l’idée des infinies discussions pour savoir ce qui est attendu ou non me terrifie (inévitable quand les clients ne savent pas ce qu’ils désirent). Je vais refuser. Quand je me lance dans un projet, je veux que ce soit le mien, je veux avoir carte blanche. Ils m’ont traité comme un prestataire de service et non comme un artiste. Pire, ils n’ont montré aucun intérêt pour mon travail bénévole de promotion de l’agglo avec toutes les traces que je partage déjà et que des gens d’un peu partout viennent rouler. Qu’ils restent dans leur monde et je resterai dans le mien. Ridicule en plus des jeux policier. Les touristes, et même les locaux, aspirent à bien plus que cela, à voir, à ouvrir les yeux, à changer de perspective. Pour résumer : hors de question d’écrire des jeux de pistes (j’ai fait ça quand j’avais vingt ans) et hors de question de développer une application.
Vendredi 30, Balaruc
Intéressant de lire Chateaubriand, et de comparer son regard sur l’histoire au nôtre. Quand il écrit « l’état matériel s’améliore, le progrès intellectuel s’accroît, et les nations au lieu de profiter s’amoindrissent : d’où vient cette contradiction ? » Il n’y a aucune contradiction, mais un décentrage, un pas vers la responsabilisation individuelle alors que Chateaubriand affirme « nous avons perdu en ordre moral ». Ce cheminement vers l’émancipation est d’une lenteur consternante. Les nations me semblent aussi puissantes aujourd’hui que hier, et même plus puissantes que jamais. Elles ont une sorte d’existence propre, tout comme les corporations.
Il imagine une planète avec une seule nation, une seule langue et conclut : « Il ne resterait qu’à demander à la science le moyen de changer de planète. » Une belle prophétie. Nous parlons toujours plusieurs langues, quoique l’anglais s’impose à tous, de multiples nations coexistent, mais les corporations les traversent et les uniformisent comme il le craignait, et dans ce processus l’individu est broyé, enfermé dans le moule du consumérisme.
Je me fais engueuler parce que je refuse d’expliquer par mail à un jeune gar une procédure expliquée déjà dix fois sur mon blog et ailleurs sur le Net. Je lui conseille d’utiliser un moteur de recherche. Il me répond qu’il conseillera la même chose à ses patients. Sauf que ses patients le payent et que moi je finis par fatiguer à force de me répéter et de jouer au bon samaritain.
Je suis toujours dispo, mais parfois la fatigue l’emporte. Quand j’ai un problème technique, je cherche toujours par moi-même et ne pose des questions que quand je ne trouve pas, ce qui est assez rare finalement. Quand je découvre une solution par moi-même, je la partage pour que d’autres puissent la trouver s’ils la cherchent. Questionner sans ouvrir avant des livres et des sites ne devraient même pas nous effleurer l’esprit. Les réseaux sociaux sont en train de nous faire pousser des poils dans les mains. J’appartiens à la dernière génération qui n’a pas toujours vécu avec eux et qui d’abord cherche par soi-même.