Quand approche la date du Houblon Tour 2021, une boucle bikepacking en Lozère sur trois jours, j’hésite entre « y vas, y vas pas ? » J’ai beaucoup de boulot, un roman et un essai en bouclage, il me reste que deux semaines avant de m’attaquer à une GTMC en intégrale, j’ai déjà fait douze jours de bikepacking en 2021, chaque fois dans le genre plutôt intense, je suis donc rassasié de vélo et préoccupé quand je me rends au point de départ, d’autant que je connais la propension de Romain Brossard de concocter des traces difficiles, l’édition 2020 ayant été éprouvante.
Vendredi 2 juillet
Après un peu moins de deux heures de route, j’arrive à la Canourgue, à 7 h 15, découvrant que le départ groupé sera donné à 8 h et non à 7 h 30 comme je le croyais. Je regrette déjà les 30 minutes de sommeil perdu. Je suis fatigué avant même mon premier coup de pédale. Mais retrouver les copains me fait du bien.
Nous sommes un peu moins d’une quarantaine, avec davantage de VTT que de gravel, certains équipés pour le bikepacking comme moi, beaucoup d’autres ayant confié leur matos à La Malle postale et prévoyant de dormir à l’hôtel. Ça m’énerve. Je le dis en rigolant, mais je prends la décision de ne plus participer aux évènements où des logiques opposées cohabitent, voire s’opposent.
Il est facile de dire « Chacun fait comme il veut », mais dans les faits, l’état d’esprit des uns influence celui des autres. Certains vont rouler légers et effectuer une sortie ordinaire, à fond de train, pendant que d’autres transportent leur maison avec eux, avec l’obligation de rouler plus lentement, d’autant plus quand les terrains deviennent accidentés. Je trouve que ça crée une dissonance inharmonieuse.
Je pédale donc sans excitation, même si je retrouve mon copain Georges avec son tout nouveau Cinelli. Je me demande ce que je fiche là. Je suis certes dans la nature, mais sans que les paysages m’explosent à la figure. La vue ne porte pas souvent et j’ai l’impression de grimper pour grimper. Certains ont mis des coups de fusil d’entrée comme pour bien me démontrer que nos attentes différaient. Je pédale en quête de transcendance et d’expérience esthétique, non pas sportive.
De fait, une ambiance course à étape règne, puisque nous avons rendez-vous en fin d’après-midi dans une brasserie à Meyrueis, aux portes ses Cévennes. Voilà encore qui n’est pas trop mon truc. J’aime pédaler sans savoir où je vais dormir, sans horaire, sinon à quoi bon quitter ma maison et son confort si je dois même à vélo m’imposer les mêmes contraintes qu’au quotidien (et même davantage pour ma part).
Plus nous avançons, plus je comprends pourquoi je n’apprécie guère le moment. Je suis chargé pour le voyage, mais je ne voyage pas. Je ne suis pas dans une aventure bikepacking. Et la succession de pistes me donne l’impression de tourner en rond jusqu’à ce que nous empruntions un single qui nous propulse au-dessus des gorges du Tarn. Je me dis que je n’ai pas pédalé pour rien. Le point de vue est sublime et me récompense pour mes efforts, d’autant que la descente vers le fond des gorges me rappelle que le vélo doit être aussi du pilotage.
Il ne devait pas y avoir de point de ravitaillement sur l’étape, mais une cahute est ouverte à l’entrée d’un camping au bord de la rivière. Nous nous arrêtons à l’ombre pour boire une canette fraîche. Quatre Toulousains nous rejoignent, dont Félix avec qui j’ai bouclé mon premier tout de l’Hérault.
Il me raconte que depuis ce voyage, trois mois plus tôt, il a une tendinite aux deux coudes et que désormais il roule à VTT, laissant son gravel au garage. Il nous offre une merveilleuse pizza roulée, un sandwich qu’il concocte dans sa pizzeria, avec une goûteuse pâte au levain.
Nous nous remettons en marche, escaladant l’autre face de la gorge par une route, pour atteindre le sommet du causse de Méjean. Je regarde peu de souvenirs de ce secteur, peut-être parce que les Toulousains accélèrent, jusqu’à ce que pour la dixième fois de la journée je m’arrête pour récupérer un de mes bidons éjectés du support de fourche. Un truc à améliorer dans ma config. Il me faut des bidons rigides. Les miens trop mous se déforment trop facilement. J’en ai d’ailleurs explosé un.
Georges m’a attendu, mais nous ne faisons pas l’effort de rattraper les Toulousains. Comme après tous les déjeuners, je connais un petit coup de mou, avant que Georges ne subisse un coup de chaud. Il fait plus de 30°C, l’ombre est rare, le causse ondule à perte de vue, sans aspérité, jusqu’à ce que nous découvrions le spectaculaire Chaos de Nîmes-le-Vieux.
Nous nous laissons alors glisser vers la vallée, entrant dans les Cévennes pour rejoindre la brasserie peu après 17 heures, les premiers étant arrivés vers 14 h 30. Après deux bonnes limonades pour moi, nous repartons vers Meyrueis. Je n’ai qu’une envie, continuer de pédaler jusqu’à la tombée de la nuit, pour vivre la tension de la fin du jour dans la nature, un must do en bikepacking. Mais le Houblon tour fait étape. Nous nous installons au camping, où comme dans tous les camping il y aura du bruit, trop de lumières. Après la douche, pas nécessaire pour moi après une seule journée de pédalage, nous buvons un verre en ville avant le repas du soir. Les derniers n’arriveront qu’à 23 h 30.
Nous avons parcouru 100 km et escaladé 2 400 m.
Samedi 3 juillet
Georges et moi anticipons le départ, quittant le petit déjeuner à 7 h 40, alors que l’horaire officiel est à 8 h 30. Pas d’échauffement. Nous attaquons tout de suite dans le dur, grimpant sur le causse de Sauveterre. Malgré la grisaille, les paysages ondulent plus agréablement que la veille, mais le chemin reste peu joueur. Je suis un vététiste dans l’âme et les longues pistes cassent ma motivation. J’ai trop souvent l’impression de pédaler pour pédaler, la dimension pilotage du vélo étant absente sans qu’une autre ne vienne la compenser. Pas encore de merveille architecturale ou de terrasse de café pour me réjouir et me stimuler. Mais nous ne sommes qu’au début de la journée.
Un Angevain, déjà surnommé l’avion de chasse, nous double, sans nous adresser deux mots. On se croirait dans une étape du Tour. Vingt minutes plus tard, une autre fusée arrive, mais plus cool, on échange quelques mots. Quand il nous quitte, accélérant avec furie, il nous lance « Je vais me le faire », en nous parlant bien sûr de l’Angevain. Bonjour l’ambiance. Mais qu’est-ce que je fiche là avec des énergumènes pareils. Ils me gâchent la journée. J’ai l’impression d’être en ville, coincée entre des automobilistes surexcités. Pas vraiment dépaysant.
Peu après, les Toulousains nous rejoignent et nous les laissons filer après avoir rigolé un moment avec eux, Félix voulant me soudoyer pour que je ne raconte pas qu’il a oublié les piquets de sa tente à Toulouse. Nous continuons de monter descendre, prenant une photo de temps à autre. Georges aussi pédale sans joie, d’autant que son Cinelli ne lui pardonne aucun caillou. Dans notre Midi, le gravel est toujours à la limite. On passe souvent, pas toujours, mais faute de suspension, les articulations des bras et des épaules ramassent. Voilà pourquoi j’ai décidé ne plus rouler sans suspension avant. Je privilégie le confort. Gravel vendu.
Un autre graveliste nous rejoint. Nous comprenons peu à peu que la plupart de ceux qui ont terminé l’étape de la veille dans un temps raisonnable ont devancé le départ au contraire de la plupart des retardataires. Nous nous retrouvons en septième position, sans que cela ait d’importance, mais nous devinons que derrière beaucoup ne termineront pas l’étape sans couper par la route.
Après Barre des Cévennes, charmant village de pierres grises et d’ardoises, avec un ingénieux caniveau en inox taillée au milieu de la chaussée, nous grimpons encore, avant de descendre vers Florac à travers bois, terminant par une ancienne voie ferrée. Peu avant 13 h, nous nous installons pour déjeuner en terrasse d’une pizzeria. Deux Parisiens nous rejoignent et nous mangeons ensemble. Nous commandons des calzones en précisant que nous les voulons avec œuf. Dans un très mauvais français, le serveur prend note, nous faisant répéter dix fois notre commande. Nous nous demandons bien ce qui nous sera servi, des calzones sans œuf. Nous commandons des œufs au plat. Le serveur nous rapporte des œufs frais.
À ce moment, il se met à pleuvoir. Monter descendre avec ce temps, non merci. D’autant que les prévisions ne sont pas réjouissantes, surtout pour la nuit et le lendemain. Plutôt que de terminer la seconde étape jusqu’à Chanac, Georges et moi décidons de regagner notre point de départ à La Canourgue, pendant que les Parisiens continuent par la route. Si nous étions à l’autre bout de la France, nous aurions poursuivi sur la trace, mais la proximité de nos voitures et maisons a eu raison de notre volonté d’en chier.
Il pleut, il pleut, pas d’autre choix que de remonter sur le causse. Peu à peu le ciel se dégage. Nous posons nos impers. Georges demande à Komoot de tous tracer un parcours gravel. Après deux bornes, nous sommes sur une piste balisée VTT, une draille pierreuse qui use les jambes, qui bientôt se termine en cul-de-sac. Nous avançons à l’aide de la carte IGN, franchissons des barrières, traversons des champs, avant de rejoindre une route, que nous engageons dans la mauvaise direction. Je m’amuse pour la première fois en deux jours.
Je finis par demander à Komoot de nous ramener à destination par la route. Il nous envoie presque immédiatement sur une piste, puis de piste en piste. Nous sommes morts de rire. Et le soleil revient. C’est à nouveau l’été. Nous sommes à ce moment à égale distance La Canourgue et de Chanac. Nous hésitons à rejoindre le groupe, puis non, nous n’avons pas assez d’aquintance avec les avions de chasse. Nous plongeons vers la vallée, moi, dans ma tête, déjà en train de me remettre au boulot.
Nous avons parcouru 108 km et escaladé 2 200 m.
Quand je rentre par l’autoroute, je suis comme chaque fois ébloui par les causses à la hauteur de Séverac-le-Château. J’ai envie de rouler là, sur ces lignes de crêtes avec des vues sublimes. Pour moi, l’expérience esthétique doit être maximisée, sinon pédaler ne présente aucun sens, parce que je n’ai rien à me prouver ni à qui que ce soit d’autre.
Quand je trace des parcours, je pense au côté joueur du vélo, au pilotage, tout autant qu’au plaisir des yeux. Je sais qu’après le crapahutage, il faut une récompense, que même le crapahutage n’a de raison d’être que parce qu’il mène à un endroit sublime ou à une belle terrasse de café en panoramique. Telle est ma philosophie. Je suis toujours dans la narration. Des heures où il ne se passe rien dans une sortie à vélo m’ennuient autant que les pages tournées à vide dans un roman. J’ai déjà parcouru près de 7 000 km hors asphalte en 2021, je ne suis pas à la recherche de kilomètres en plus, mais de nouveaux moments de grâce.
Quand je regarde mes photos, je me dis que c’était chouette tout de même. Bien sûr, je ne regrette pas ces deux jours, mais je les ai traversés avec trop de souffrances, plus psychologiques que physiques. Il m’a manqué le moment d’épiphanie qui me fait tout oublier quand je fais du vélo parce que je ne pédale que tendu vers lui.
Avec le recul, je comprends que ce n’est pas le parcours qui m’a gêné, mais plutôt la dissonance créée par les autres participants, à laquelle je dois être particulièrement sensible, et qui a coloré en noir mes sensations de la Lozère elle-même. Je suis certain que si je retourne effectuer la boucle de Romain en mode bikepacking, avec des copains, je la percevrais différemment. Il est pour moi impossible de faire abstraction des autres. Ils font partie du paysage, comme cet automobiliste qui nous a croisé peu avant Barre des Cévennes, et qui a fait volontairement un écart vers nous pour nous effrayer.
Imaginez-vous courir un marathon en solitaire pendant que d’autres le courent en relais deux fois plus vite que vous. Chaque fois que l’un d’eux vous double, vous prenez un coup au moral. Vous avez beau savoir qu’ils ne font pas la même course, vous en souffrez tout de même. Du moins, je suis du genre à en souffrir, alors même que je ne fais pas la course. La raison est assez simple : je me rends à un évènement organisé autant pour interagir avec les paysages qu’avec les autres participants, qui par leurs attentes philosophiquement opposées empêchent pour moi la création de belles communions.