La grande traversée du Massif central et du Morvan est la mère des traces VTT françaises, initiée à la fin des années 1990, elle est le pendant de la Great Divide Mountain Bike Route américaine (GDMBR), sur laquelle viennent se greffer d’autres traces, comme la French Divide. Depuis mon retour de Floride avec le virus du bikepacking, j’avais envie de m’y attaquer, certain de découvrir des paysages incroyables.
J’ai proposé le projet à Lionel Dricot, mon compère de la traversée de la France Sud en 2019 et nous avons fixé le départ pour le 16 juillet à Avallon, la ville la plus au nord sur la GTMC. Quand j’ai annoncé le projet, des amis et des inconnus ont voulu se joindre à nous, et finalement seul François a tenu bon. Parmi les variantes de la GTMC, je me suis contenté de coller bout à bout celles qui menaient le plus directement vers le sud. J’ai tracé une variante pour terminer chez moi, à Balaruc, à l’est l’étang de Thau plutôt qu’à Agde, à l’ouest de l’étang.
J’ai un peu tiqué. Dans les secteurs que je connais bien, la trace évite presque avec méthode les plus beaux singles VTT. Par exemple, au lac du Salagou, elle suit la rive sud moins ludique que la nord. Je me suis dit que si tout au long du trajet de tels méfaits se répétaient ce serait dommage, mais je n’ai pas gambergé davantage.
Une fois importé dans Komoot, j’avais une trace de 1 300 km pour 22 900 m de D+, avec un profil dantesque. J’ai noté du premier coup d’œil qu’avec 14 % de singles, la trace serait moins joueuse que la 727, mais plus que la French, davantage asphaltée.
Avec un pourcentage moyen de 1,8 %, la trace s’annonçait plus difficile que la 727 et surtout que la French. J’ai donc annoncé à mes compagnons que nous nous donnerions un objectif de 2 000 m de D+/jour pour ne pas nous assécher (la distance n’est pas le facteur limitant à VTT). Il nous faudrait donc entre onze et douze jours pour effectuer le périple. Sur ce, il ne restait plus qu’à nous élancer.
Vendredi 16
Si Lionel part en Tahlys depuis Bruxelles et François en TER depuis Chantilly, je grimpe dans le TGV à Sète avec mon VTT semi-rigide dûment démonté pour respecter la norme 120x90 de la SNCF. D’habitude, je ne démonte pas la roue arrière, de façon à transformer mon vélo en brouette, mais j’ai été scrupuleux, au vu des récits des bikepackers à qui les contrôleurs zélés ont refusé l’accès aux trains. Je n’aurais pas dû me casser la tête. En gare de Sète, personne n’importune les voyageurs.
Nous nous mettons en route par un grand soleil, mais plus nous progressons vers le nord, plus le temps se gâte, devenant franchement lugubre après Le Creusot. Depuis deux semaines, il pleut presque sans discontinuer sur le nord de la France. Heureusement, la situation doit s’améliorer dans la journée.
Il fait frisquet à Paris, au moins il ne pleut pas. Gare de Lyon, je suis dans mon quartier. J’y retrouve même Isa pour déjeuner avant qu’elle ne rentre chez nous. Porter le vélo jusqu’au restaurant où elle m’a donné rendez-vous me ruine les bras. Je finis par avoir une crampe. J’ai du mal à lever ma fourchette. Quand Lionel me rejoint, son vélo en mode brouette, je décide de l’imiter. Il nous faut encore marcher 2 km jusqu’à la gare de Paris-Bercy, pas question que je m’achève pour respecter une norme dépassée.
Nous retrouvons François et faisons connaissance. Je n’avais fait que parler avec lui au téléphone. Mon aînée de cinq ans, moi-même étant l’aîné de Lionel de dix-huit ans, il est avant tout un ultra-runner, pratiquant de plus en plus le vélo pour ménager ses articulations. Avec Lionel, ils se trouvent tout de suite une affinité : la plongée.
Si Lionel roulera avec son monstercross Salsa Cutthroat, pneus de 2,1 pouces, François roulera avec un VTT tout suspendu en 2,4 pouces, équipé de l’étrange sacoche italienne, placée derrière le guidon de part et d’autre du cadre. Une bonne idée sur le papier, mais qui place trop de poids en hauteur et sur l’avant du vélo, surtout quand comme François on ajoute un sac de guidon. Je lui dis que le vélo sera ainsi difficile à piloter, surtout dans les difficultés quand il faudra cabrer pour franchir des marches ou des racines.
Une fois dans le TER pour Avallon, Lionel et moi remontons nos vélos. Dehors, il fait de plus en plus sombre. Nous avons l’impression de voyager vers l’hiver. Alors que nous sommes arrêtés dans une gare, que nous restons les derniers voyageurs dans le train, un contrôleur vient nous voir.
— Vous allez où ?
— Avallon.
— Vous n’êtes pas dans la bonne rame. Ils ne vous ont rien dit à Paris ?
— Faut croire que non.
Nous voilà à courir sur le quai, à embarquer dans un wagon bondé pour la dernière heure du trajet. La minuscule gare d’Avallon nous accueille dans une humidité à couper au couteau. Le sol est détrempé. Lionel panique. Un des boas de ses chaussures SWorks carbone ne répond plus.
— Trop de technologie tue la technologie.
Lionel n’a pas envie de rigoler. Le voyage pourrait s’arrêter là pour lui.
— Les lacets ont du bon, en définitive.
Non, vraiment, il ne rigole pas. Dans l’Auchan du coin, dernière échoppe ouverte dans les environs, nous faisons un détour par le rayon bricolage. Avec une grosse pince, nous réussissons à débloquer le boa. Il est environ 20 h quand nous nous attaquons à la trace, avec l’envie de quitter au plus vite la civilisation.
Mes deux comparses partent comme des balles sur l’asphalte. J’y vais mollo, tout en douceur dans la première montée. La route est longue. Une fois dans les cailloux, je passe devant, sans changer de rythme. Mon vélo plus léger, mieux équilibré, passe mieux les difficultés. Je continue de penser que les cintres plats négocient à leur avantage les passages techniques, quoi qu’en pensent des adeptes du gravel. Quand il faut tirer pour franchir un obstacle, un vététiste s’en arrange avec un effort moindre. Ainsi Lionel peine plus que François et moi.
Nous longeons un ruisseau transformé en torrent. Dans le sous-bois, nous n’y voyons presque rien. Nous évitons les flaques, les étendues de boues, essayons de ne pas glisser sur les pierres polies et moussues. J’ai bel et bien quitté le Midi estival. Nous grimpons tranquillement, franchissons un arbre écroulé, puis débouchons entre deux champs. Le chemin est inondé sur une cinquantaine de mètres avec de part et d’autre des murs de ronces. Pas question de rouler tout droit dans ce bourbier. Pas envie d’y plonger dès le premier soir. Nous franchissons un double fil barbelé électrifié pour contourner l’obstacle à travers champ, puis répétons la manœuvre à l’autre bout du champ. Est-ce cela la GTMC ?
Deux kilomètres plus loin, quelques maisons se dressent. Le village de Villiers-Nomains. Il pleuviote. Quand j’aperçois un habitant, je lui demande s’il connaît un endroit où on pourrait dormir au sec. Il nous faut un moment pour lui faire comprendre qu’un bout de grange nous convient. Il nous propose sa remise. Pousse sa moto et sa tondeuse et nous n’avons qu’à dérouler nos matelas. Un bivouac royal.
Stats : 14 km parcourus, 242 m escaladés.
Samedi 17
Réveil fixé à 6 h 30. La GTMC commence pour de bon. Il devait faire beau, mais le ciel reste bouché. Nous ne sommes pas partis que nous engageons un single boueux zébré de ronces, envahi d’orties. Mes copains ont du mal avec les ornières. J’ai compris que nous ne pourrions longtemps éviter de nous salir et de nous tremper. Je ne contourne plus les flaques, les traversant à petite vitesse en mode trial. J’attends au sommet des coups de cul.
Nous atteignons un lac brumeux, dit l’étang de Marrault, puis piétinons de nouveau entre ronces et boue. Quand nous rejoignons un chemin plus praticable, nous retrouvons nez à nez avec des vaches, dont l’une armée de puissantes cornes. Lionel n’ose pas avancer, je bouge vers elles, l’une se détourne et s’éloigne, puis toutes la suivent et nous derrière. Après cinq cents mètres, une fermière nous hurle dessus, nous insulte même. Nous devions attendre. Mais attendre quoi ?
Un peu plus loin, nous rejoignons le village de Montigny. Je m’arrête devant une vieille femme qui jardine. Je lui raconte que la fermière nous a mal reçus.
— Si vous saviez, ce n’est plus comme avant.
Elle nous demande où nous allons, nous lui disons à Agde, elle est éberluée. Il ne doit pas y avoir trop de cyclistes qui empruntent ce secteur de la GTMC.
Nous dévalons vers le lac du Crescent, passons du département de l’Yonne à la Nièvre, sans que le terrain ne change. Nous longeons une rivière, La Cure, qui bientôt déborde. Il faut trialiser de rochers en ornières. Les copains n’avancent pas. Je les attends perché sur un beau pont à double arcade. Nous n’atteignons le village de Carré-les-tombes qu’à 11 h 20 et 35 km parcourus en trois heures.
Au cimetière, je nettoie mon vélo au jet. Les copains jugent ce geste inutile. Déjà fatalistes, ils pensent que nous allons nous réembourber aussitôt. Nous nous ravitaillons à l’excellente boulangerie du village, conseillée par nos hôtes de la veille, puis à l’initiative de Lionel décidons de couper vers le sud pour éviter une boucle potentiellement tout aussi bourbeuse que la précédente.
Je dis à Lionel qu’il a utilisé son joker, car je connais son habitude de couper dès que la fatigue ou une contrariété de parcours le dérange. Mais j’avoue que je n’éprouve pas beaucoup de plaisir à patauger avec mon vélo.
À la hauteur de Trinquelin, le chemin menant à l’Abbaye de la Pierre Qui Vire est inondé. Nous coupons une seconde fois. De même, évitons le lac de Saint-Agnan, après avoir fait demi-tour sur le chemin. Rouler dans ces conditions n’a aucun sens. Pourquoi pas pour une sortie d’un jour, mais on ne va pas se détruire et détruire le matos dès la première journée sur la GTMC.
Enfin, nous roulons sur une belle piste gravillonnée, tout de suite pour la quitter et découvrir le premier véritable single du parcours. Je piaffe de plaisir dans un magnifique sous-bois pelousé de mousses électriques. Je saute par-dessus les racines, prends de la vitesse, ralentis à l’approche d’une passerelle, pas assez, ma roue avant se plante dans la boue et je me paye un gentil soleil. Comme je roule en pédales plates, mes jambes non retenues passent par-dessus le guidon et j’atterris sur mes pieds sans dommage. Avertissement. En pédales auto, je me serais fait mal, sans doute.
Un nouveau bout de trace nous désespère. Pour couronner le tout, on dirait que le traceur a voulu nous faire découvrir le Morvan dans ses détails, effectuant tours et détours, oubliant que notre but est la Méditerranée au loin. Il y a comme un manque de perspective, un oublie du projet global. Pour un roman, on dirait que l’auteur ne sait pas où il va. Un bon éditeur mettrait un grand coup de ciseau au texte.
Nous évitons la boucle vers Saulieu et fonçons vers le sud par de petites routes. À Montsauche-les-Settons, nous nous arrêtons déjeuner. Le restaurateur nous dit qu’il n’a jamais vu autant de pluie. Quand nous repartons à 15 h, le soleil pointe le bout du nez et nos pieds sont presque secs. Nous décidons de mettre le Morvan et ses terrains spongieux derrière nous.
Le plus absurde, dans notre envolée vers le soleil. Nous découvrons une magnifique piste dirigée plein sud, balisée FFC, une des plus belles de toutes celles découvertes durant la journée, alors qu’elle aurait sa place dans une GTMC dûment pensée du nord au sud. La côte reste exigeante et je suis le seul à la pédaler jusqu’au sommet. Lionel a déjà compris que ses SWorks à semelle de carbone étaient inadaptées au bikepacking. Parfois, il faut sacrifier un peu de puissance pour davantage de confort, qui à la longue mène plus loin et plus longtemps.
Quand nous atteignons les 2 000 de D+, les copains me disent qu’il faudrait s’arrêter, mais je les pousse en avant. Nous avons fait beaucoup d’asphalte, le D+ y est beaucoup moins difficile. À 19 h, nous nous arrêtons à l’auberge de Glux-en-Glenne, mais une cuistot acariâtre nous prend de haut et refuse de nous servir sous prétexte que toutes ses tables sont réservées, alors qu’elles sont toutes vides pour l’instant.
Nous poursuivons jusqu’au sommet du mont Beuvray, où j’ai participé à un festival en juillet 2018 et d’où la vue est superbe. Il fait enfin beau, même si un grand vent balaie les cimes. François et moi décidons de dormir sur le parvis d’une petite chapelle pendant que Lionel monte sa tente à l’abri d’un bosquet.
Stats : 114 km parcourus, 2 664 m escaladés.
Dimanche 18
Nuit limpide nettoyée par le vent du nord et traversée par la lune. Il fait 15°C quand nous nous élançons, comme la veille au matin, mais nous sommes à 800 m d’altitude, ce qui annonce une journée estivale.
Nous filons en sous-bois dans une magnifique descente. Nous l’avions constaté la veille, mais la trace GPX de la GTMC est souvent imprécise, même parfois en désaccord avec le balisage GTMC sur le terrain, comme si des mises à jour avaient été oubliées. Mais rien de rédhibitoire, on s’y retrouve.
Nous atterrissons dans une zone bucolique avec de sévères raidillons dans lesquels Lionel s’échappe. Je lui conseille de calmer son impétuosité, mais il tire un gros braquet et il ne peut pas mouliner comme avec nos VTT. Le problème : à la longue, ces efforts inutiles se payent. L’endurance exige de pédaler dans la zone de confort. Lionel est souvent au seuil. Dans les côtes, il fonce, s’arcboute, puis mets pied à terre, alors que nous moulinons presque imperturbables, sauf quand les cailloux s’accumulent.
Nous atteignons le beau village de Larochemillay, avec son château qui tout d’abord nous nargue depuis les hauteurs. Nous trouvons un café avec un panneau « Ouvert ». Le tenancier ne semble pas heureux de nous voir, mais accepte de nous servir à boire. En revanche, il refuse de nous faire des œufs au plat, sous prétexte que son piano est éteint.
Quand nous repartons, il fait 26°C. Nous naviguons par petites routes et chemins, parfois si pentus que nous nous retrouvons tous trois à pousser. Je me questionne. Par chez moi, je connais beaucoup de passages de ce genre, mais nous n’y roulons pas, ou alors en descente. Quel intérêt que d’y faire passer une trace comme la GTMC ? Je comprends si ainsi on économise de longs détours ou arrive à des points de vue remarquables ou à des singles joueurs. Là, parfois je ne vois pas la nécessité, surtout quand la carte pointe d’autres options moins méchantes.
On me dit que le 727 est difficile, mais l’effort n’y est jamais gratuit, à mon sens bien sûr. J’ai roulé la trace dans son intégralité plusieurs fois, j’ai gommé des passages difficiles et dans la mesure du possible je minimise le poussage. Je découvre que la GTMC n’a pas été tracée dans cet esprit, où alors pensée pour des jeunes avec une fougue généreuse.
Nous nous ravitaillons à Luzy. Lionel ne se satisfait pas de la boulangerie et insiste pour faire un détour par un supermarché. Nous quittons définitivement la Nièvre pour Saône-et-Loire. La suite de la trace jusqu’à la station thermale Bourbon-Lancy est parfois odieuse pour les jambes et punitive pour le gros braquet de Lionel. Nous n’arrivons qu’à 15 h. Quand je propose de grimper vers la ville haute pour y trouver un ravitaillement, les copains rechignent.
Au premier restaurant, je demande au patron s’il peut nous préparer quelque chose. Il refuse, me demandant si j’ai vu l’heure. Je lui réponds qu’il n’y a qu’en France qu’on refuse de servir des clients. Il me demande si j’ai des salariés, puis me lance que je n’ai pas une tête à en avoir. Genre les bikepackers sont de malheureux touristes qui n’ont pas de quoi se payer des vacances dignes. Le bonhomme ne sait pas encore que le nouveau golf, c’est le vélo. Pour la première fois de ma vie, je suis victime d’un délie au facies, sensation peu agréable. Que j’ai eu dans ma jeunesse plus de salariés que le restaurateur n’en a jamais eu sûrement ne rend pas la situation plus supportable.
Pourquoi ne nous a-t-il pas simplement dit que plus loin dans la rue voisine il y avait d’autres restaurants, dont une crêperie qui accepterait de nous servir avec plaisir ? Le bonhomme s’est enfermé dans son idiosyncrasie. Peut-être avait-il la prétention d’être trop chic pour nous autres cyclistes aux maillots auréolés de tâches de sel.
Nous repartons une heure plus tard, Lionel insistant pour se baigner au lac de la ville, nous lui faisant remarquer que nous venons déjà de farnienter une heure. Le lac s’avère plutôt une pataugeoire à canards et ne semble pas équipé pour la baignade, nous continuons vers la Loire, que nous franchissons, entrant dans le département de l’Allier. Nous remontons vers le nord, vent dans le nez, pour effectuer une invraisemblable boucle sans le moindre intérêt. Terrain plat, cultures à perte de vue, les copains roulent de moins en moins vite et traînent au loin derrière.
Je leur propose de couper par une piste que je repère sur la carte et qui nous amène directement à Moulins. Je suis encore une fois dubitatif quant à la qualité de cette partie de la trace. Si avant Bourbon-Lancy, nous avons enchaîné des difficultés inutiles, jamais suivies de récompense, après nous aurions mieux fait de couper au plus court jusqu’à Moulins, ville magnifique, avec une place centrale dominée par une impressionnante cathédrale à double flèche.
Lionel n’a qu’une obsession : se baigner. Je monte le ton en disant que la priorité est de manger. Il est 19 h 30.
— On se remplit le ventre, puis on cherche un spot pour dormir au bord de l’Allier où tu pourras te baigner.
Mais pas de chance. Le camping repéré avec une plage est réservé au camping-car. Par la suite, l’enfin magnifique single que j’attendais depuis le matin est infesté de moustiques. Impossible de nous arrêter sans nous faire dévorer. Nous quittons le secteur, demandons à un jeune qui joue au basket dans son jardin de nous remplir nos bidons, puis continuons sur la trace, finissant par camper au bord du sentier. François s’inquiète pour sa cheville gauche, légèrement enflée.
Stats : 139 km parcourus, 1 602 m escaladés.
Lundi 19
Réveil à 6 h. Je poireaute un peu le temps que les copains rangent le camp. J’ai plus d’expérience, je vais plus vite, même si Patrick Lamarre me trouve trop lent à son goût. Quand il me faut 40 minutes pour être opérationnel, il ne lui en faut que 15.
La cheville de François est toujours douloureuse. Je lui passe de la pommade anti-inflammatoire que je transporte toujours avec moi en bikepacking, au cas où. Elle peut même servir contre les piqûres d’insectes.
La nature explose de vitalité. Le sentier frétille dans les bois. Les chemins ondulent que pour le plaisir. Les tournesols nous regardent passer. Je respire plus librement.
Nous atteignons un premier village avant l’ouverture des boutiques, puis nous posons à Châtel-de-Neuve, en terrasse d’une sympathique bistrotière. Nous discutons avec nos voisins, un couple de véliplanchistes qui descendent vers Narbonne en musardant. Le voyage étant déjà pour eux les vacances.
Nous continuons par un single au bord de l’Allier, puis remontons à travers champ, souvent par des chemins herbus coupes jambes, nous amenant à des villages toujours plus beaux. Au loin, nous apercevons la ligne du Massif central, vers laquelle nous roulons inexorablement, ce qui donne enfin une dimension aventureuse à la GTMC. Arrivée époustouflante à Deneuille-lès-Chantelles, avec son abbaye et ses maisons qui entourent une gorge verdoyante. Nous nous arrêtons à Charroux, une autre magnifique surprise.
C’est lundi, les restaurants sont fermés. En pleine saison, j’ai un peu du mal à comprendre. Nous finissons dans le seul ouvert, un attrape touristes, du genre où un local ne s’y fait pas prendre deux fois.
Quand nous repartons, il fait 34°C. Une serveuse a le malheur de dire qu’il y a des spots de baignade au bord de La Sioule vers Ébreuil. Lionel ne pense plus qu’à ça. Moi et François à faire une sieste pour éviter le pic de chaleur. Mais le chemin ne l’entend pas de la sorte. Il pique les jambes. Une belle pelouse ombragée se présente. Lionel n’en veut pas. Nous continuons. En haut d’un dévers caillouteux, je m’engage le premier. Mais Lionel ne me suit pas. J’attends en bas. Personne. Je continue à la recherche d’un sport de baignade, que je ne trouve pas avant Ébreuil.
Les copains me rejoignent après avoir coupé la trace, mais m’avoir entendu pour rien. Un local nous indique un sport de baignade un peu plus loin. Pendant que Lionel fait trempette, je fais 30 minutes de sieste, François se repose sans réussir à dormir.
Nous repartons, quittant l’Allier pour le Puy-de-Dôme, mais Lionel n’avance pas et François souffre de sa cheville. Si j’ai mangé un pain aux raisins que j’avais en stock, Lionel tout émoustillé par son bain a oublié de s’alimenter. Il le paye cash. Au pied d’une grosse difficulté, je pars devant à la recherche d’un café. Quand j’arrive au sommet, je vois au loin la chaîne des puys se dessiner.
Le café de Saint-Hilaire-la-Croix se trouve hors trace au bord d’une route bruyante. Le charme absolu. C’est lundi, c’est fermé. Mais coup de chance, des locaux arrivent et la patronne accepte de les servir et de nous servir. Nous nous énergisons et nous réhydratons, puis repartons.
La descente vers Clermont est un calvaire pour les copains. Nous tournons en vain dans Combronde à la recherche d’un restaurant. Finissons sur le parking d’un supermarché qui ferme ses portes sous notre nez alors qu’il n’est que 19 h 30. Nous nous partageons une malheureuse pizza végétarienne que nous prépare une cahute qui travaille à la commande et qui initialement nous annonçait 45 minutes d’attente.
Lionel et François sont au bout du rouleau. Ils parlent d’abandonner. La cheville de François a encore enflé. Lionnel n’a plus de jus et le bout des pieds qui fourmillent à force de marcher avec des chaussures inadaptées.
Je les motive. Il faut bouger. Nous allons trouver un camping. Il y en a un à Châtel-Guyon. J’avais prévu d’y passer pour éviter la boucle qui descend vers Riom, traverse la zone urbaine, avant de remonter vers Volvic. Cette liaison ne fait guère de sens pour nous qui filons vers le sud et j’avais anticipé une échappatoire.
Nous arrivons au camping après la fermeture de la réception, entrons comme des pirates, décidés à payer avant notre départ le lendemain. Cette journée a été la plus belle depuis le départ, mais les copains l’ont payée cher.
Stats : 116 km parcourus, 2 017 m escaladés.
Mardi 20
Réveil 6 h, départ 7 h, réception du camping toujours fermée. Nous filons à l’anglaise, non pas pour économiser, mais parce que nous n’allons pas attendre que le soleil cogne pour rouler. Les campings, c’est souvent un peu comme les restaurants : avant l’heure, ce n’est pas l’heure, après, ce n’est plus l’heure. Ils devraient mettre en place un système pour les voyageurs de notre espèce. Une simple boîte avec une enveloppe où glisser le paiement suffirait. Ou mieux un rib pour un virement.
Nous grimpons par une petite route pour rejoindre la trace à Charbonnière-les-Varennes. Il y a un café délabré, tenu par un octogénaire, qui, de derrière sa fenêtre, mâchouille ses mots à la limite de l’intelligible. Nous lui demandons si nous pouvons boire un verre, il nous répond que oui, mais nous sentons que non, qu’il est là pour la forme. Nous avons surtout faim. Il nous indique une boulangerie vers le nord, hors trace, puis se souvient qu’elle ferme le mardi. Lionel en découvre une plus au sud à Paugnat. Ouverte d’après Google. Le bistrotier confirme.
Boulangerie trouvée, sans charme. Que des sucreries industrielles. Plus loin, un café, à côté, une charcuterie où je fais préparer des sandwiches. François ne peut pas repartir. Il ne veut pas se blesser, d’autant qu’un ultra l’attend début août. Il abandonne.
Nous le quittons le cœur lourd, conscient que le même sort peut nous attendre à tout moment. Comme un pied de nez, la trace devient sublime alors que nous approchons du Puy-de-Dôme. Terre noire, chemins roulants, végétation suractivée par les minéraux crachés par le magma il y a 11 000 ans. C’est un enchantement, sauf qu’en voyant le panneau Vulcania, il me prend l’idée d’entrer dans le centre d’attraction pour y dénicher un café. Nous ne trouvons qu’un gigantesque parking.
Nous nous enfuyons, rejoignons un beau single, parcouru par beaucoup de randonneurs, pas toujours heureux de croiser des cyclistes. Nous contournons le volcan par l’ouest, débouchant à la hauteur d’un parking bondé. Nous plongeons dans un magnifique single en sous-bois qui soudain se retrouve hors trace. Lionel me rattrape et me montre que le balisage indique tout droit.
Moi, je vois une vague sente dans les feuilles qui suit ma trace et je m’y jette. Je rejoins un single technique, avec une profonde ornière. Me voilà engagé dans une descente folle. Pas question que Lionel me suive par là. Je file à fond. Freiner serait même dangereux. J’arrive en bas essoufflé. J’imagine que Lionel a suivi l’autre trace, la nouvelle, non actualisée sur les GPX.
Je fonce tout droit jusqu’à trouver un restaurant où j’attends Lionel, partageant avec lui ma géolocalisation. Il est furieux quand il arrive. M’accuse d’en faire qu’à ma tête, de ne pas suivre les panneaux. Je sens qu’il s’est inquiété. Je ne cafte pas, parfois l’appel du single est trop fort et je me laisse griser.
Le restaurant n’étant pas à notre goût, nous poussons jusqu’au centre de Laschamps. Nous nous installons en terrasse d’un routier où déjeunent des gens du coin. J’ai droit à une magnifique truffade, qui fait envie à Lionnel, mais qui a peur de ne pas la digérer. C’est le ventre lourd que nous repartons, pour faire assez vite une sieste au bord d’un ruisseau, qui s’avère être le cours supérieur de La Sioule, où la veille Lionnel s’est baigné.
Je m’endors comme un plomb durant trente minutes pendant que ma tente sèche au soleil. La cloche d’une vache brouteuse me berce. Les feuillages frétillent au-dessus de ma tête. Je me réveille en possession du lieu. J’aime dormir en milieu de journée en extérieur. Un lien intangible s’établit entre moi et les alentours.
Nous repartons, passons en surplomb de la sublime basilique Notre-Dame d’Orcival, un chef-d’œuvre roman, qui me cloue sur place. En bikepacking, je ne m’arrête pas pour visiter, il me faudrait une journée au minimum pour m’imprégner d’un tel monument, j’aurais envie d’écrire, de dessiner, mais je le note sur mes tablettes pour revenir y musarder.
Nous enchaînons dans une côte à 30 % que Lionel attaque comme un bourrin. Tout en mettant pied à terre, je me dis qu’il va y laisser sa vie. Il y a encore en lui un côté juvénile que je regarde non sans nostalgie.
Je finis par le rejoindre, par le dépasser, puis par l’attendre au sommet. De là nous plongeons vers le lac de Servières, nous arrêtant dans un restaurant salon de thé fort agréable où je mange une crêpe au caramel salé pendant que Lionel engloutit un croque-monsieur. Un bikepacker arrive au moment où nous nous levons. Je tente de lui parler, il ne me lâche qu’un bonjour et file dans le restaurant, manifestement saisi d’une urgence. Il nous double cinq minutes plus tard dans la pente qui mène au lac. Il doit rouler avec quatre dents de moins que moi. Je me dis qu’il s’agit d’un compétiteur. Peut-être le leader de la Sea-to-Peak, si elle passe par là.
Le lac est superbe, le chemin aussi, nous plongeons dans la forêt, grimpons encore. Arrivons au pied d’une difficulté, un tracteur arrêté sur un petit pont bloque le passage. Nous nous faufilons entre les roues et le parapet. Le paysan tape sur quelque chose au sol. Quand je le regarde, ses yeux s’éclairent. De tout ce qu’il me dit je ne comprends que « couleuvre ». Il me demande de m’approcher. Sa roue avant gauche a écrasé la queue d’une couleuvre et avec son marteau il lui écrase la tête.
Il nous souhaite du courage.
— Le tracteur ne peut pas monter jusqu’en haut.
La trace se divise. Il y a celle balisée, celle du GPX. Cette fois, je parlemente avec Lionel, nous optons pour celle où le tracteur ne peut pas monter, celle du GPX. Nous finissons par pousser dans les pierres. Alors que se révèle vers l’ouest le Puy de Sancy, le point culminant du Massif central à 1 885 m, nous tournons le dos à la chaîne des puys avant de plonger vers le lac de Chambon.
Le camping repéré sur la carte n’est autre qu’un entassement de bungalows dit cinq étoiles. Quand nous voulons nous échapper par une porte avec digicode, un gars d’un air hautain me dit :
— J’espère que vous allez bien dormir.
Étrange réflexion, non ? Peut-être que lui aussi, comme le restaurateur de Bourbon-Lancy, a pensé que nous n’étions pas dignes de son havre de paix. Bizarre. Bizarre.
Nous débouchons sur une plage. Lionel n’y résiste pas. Il veut se baigner. Je n’ai aucune envie de le regarder s’ébattre entre les pédalos. Je lui propose de chercher un vrai camping et de partager ma localisation. Quand j’arrive, réception fermée, je me pose sur un grand carré de pelouse, monte ma tente, puis lis un peu de Chateaubriand comme tous les soirs.
Ne voilà pas qu’un camping-car déboule. Je dois démonter, tirer mon barda, me coincer entre une caravane et le camping-car. Je déteste les campings. Je n’y concède que de temps à autre pour me laver. Un truc m’horripile, il n’y fait jamais noir. Ils éclairent comme si nous étions sur le tarmac d’un aéroport. J’ai une vision de Rencontre du troisième type.
Stats : 88 km parcourus, 2 073 m escaladés.
Mercredi 21
Quand je m’éveille, il y a une canette de jus d’orange devant ma tente avec un postit « Bon anniversaire ».
— Merci, Lio.
J’ai 58 ans et heureux de les fêter sur la GTMC. La journée d’hier a été magnifique. Et, dès le départ, le lac du Chambon nous régale d’un miroir éblouissant. À sa surface, un pêcheur sur sa barque en lévitation. Deux montgolfières planant vers les cimes.
Nous attaquons l’escalade vers Besse. Quand le final durcit, devient caillouteux, Lionnel esquive la dernière difficulté. Quand je le retrouve, il me dit :
— Ça ne servait à rien.
Pour une fois, je désapprouve. La vue était somptueuse. Chaque boucle devrait ainsi se justifier par une plus-value autre que sportive, parce que du sport nous en faisons à longueur de journée. Ajouter de l’effort à l’effort n’a aucun sens.
Ainsi le village de Besse comble nos yeux dès que ses toits d’ardoises apparaissent. Lionnel s’arrête devant la boutique d’un loueur de VTT pour lui demander s’il a en stock des plaquettes de frein, non, mais le gars nous suggère de petit déjeuner Au terrier, un restaurant boulangerie bio au centre du village.
Je suis abasourdi par les rues, par leurs couleurs, leur indolence non dépourvue d’une certaine opulence. J’ai trouvé une pépite où je sais que j’aimerais revenir. Je me sens immédiatement bien, je pourrais m’arrêter là plusieurs jours. Grimper jusqu’au sommet du puy de Sancy avec la télécabine pour en dévaler les pentes ou randonner à pied. Il y a de nombreuses boucles VTT dans le coin. À faire à tout prix.
Nous nous installons en terrasse du Terrier. Tout est bon. À notre goût. Comme ce devrait être partout et malheureusement nous avons découvert le contraire, beaucoup de boulangeries, même dans les trous les plus perdus, ne proposent que du décongelé. Il y a là, au cœur de Besse, un réservoir de savoir-vivre dont nous nous régalons, et dont par contraste nous avons ressenti le manque presque partout ailleurs.
Nous nous remettons en route à regret. Presque aussitôt, dans une pente ardue, mais roulante. Alors que Lionel me devance comme à son habitude dans ce genre de profil, un gars me double avec un VTT tout suspendu. Nous échangeons deux mots. Il me demande si je suis sur la GTMC et me dit que lui aussi.
— Sans bagages ?
Ils sont six et une âme charitable transporte leurs affaires d’hôtel en hôtel. Ils sont partis de Charroux et visent Pont de Montvert dans les Cévennes, avec des étapes quotidiennes d’une soixantaine de kilomètres. Le gars me distance. Je pourrais lui accrocher la roue, mais je m’en garde. Ses copains ont du mal à le suivre. Nous finissons par nous retrouver au sommet d’une longue côte. Nous jouons ainsi ensemble quelque temps jusqu’à finir par les distancer.
Paysages éblouissants. Singles parmi les plus beaux depuis le départ. Nous plongeons vers un lac de montagne foudroyant. Le réservoir d’eau potable de Montcineyre nous explique son gardien, un grand barbu à chapeau pointu de Gandalf, l’haleine avinée. Il vit à longueur d’année dans une maison pimpante posée sur le rivage.
— Une parfaire résidence pour écrivain, dit Lionel.
Une seule chose m’inquiète : des nuages d’orage s’assemblent vers le sud. Nous passons la barre des 1 400 m avant de bientôt quitter le Puy-de-Dôme pour le Cantal. La limite n’est pas qu’administrative. Les paysages se transforment presque immédiatement. Terres plus agricoles, moins sauvages, moins sublimes.
Il est 14 h. Nous dévalons vers la vallée à fond de train. Quand nous attaquons une nouvelle côte, Lionel me lance de derrière.
— Il est loin ton restaurant ?
— Pas loin.
Et je fonce. Désireux d’y arriver avant la fin du service. Je l’aperçois plus bas avec beaucoup de voitures autour. Je suis rassuré, mais j’appuie plus fort sur les pédales. Quand je m’y pointe, une serveuse m’apprend que l’établissement a été privatisé pour un mariage.
Au fait, où est Lionel ? Je branche mon téléphone. Lui texte :
— Je t’attends au pied du restaurant.
Il me répond.
— J’ai fait un malaise. Je ne suis pas bien.
— Merde !
Il me propose de me retrouver plus bas à Allanche. Je poursuis la descente, finis par trouver un café où je m’installe en terrasse. Lionel m’y rejoint un peu plus tard. Il est livide. Il me raconte qu’il a eu des tremblements, un soudain manque de force, qu’il n’y voyait plus très clair. Un copain médecin consulté par téléphone confirmera plus tard le diagnostic d’une hypoglycémie sévère.
Nous mangeons les sandwiches achetés à Besse pendant que le ciel se couvre. Un couple de motards nous rejoint en terrasse. Nous suivons ensemble l’évolution des nuages. L’orage devait nous éviter d’après les applis météo, mais il s’écrase sur nous. Nous nous réfugions dans la salle de restaurant. L’attente n’aide guère Lionel à récupérer. Quand nous repartons une heure plus tard, sous un soleil ressuscité, il n’avance pas. Je lui suggère de rejoindre Saint-Flour par la route pendant que je reste sur la trace.
— Trouve un hôtel où tu pourras te reposer.
Au passage, il décide de s’arrêter dans une boutique de cycles pour changer ses plaquettes de frein.
Je continue donc seul. Quelque chose change tout de suite dans ma façon de pédaler. Je suis sur mon rythme naturel. Je ne m’arrête pratiquement pas. J’entre dans une espèce de trance. Je plonge en moi-même, d’autant que les paysages ne me surprennent pas après l’apothéose de la matinée. La trace jusqu’à Saint-Flour se déroule sans surprise, sinon des fleurs partout. Je navigue à travers un plateau peuplé de vaches et poivré de fermes.
À l’approche de Saint-Flour, Lionel m’annonce qu’il a trouvé un hôtel à 2 km de la trace, mais après la ville. Je pousse jusque là, sans enthousiasme. J’attrape au vol un malheureux sandwich qui me fait regretter amèrement celui acheté à Besse le matin même. En une journée, je suis passé du paradis à un monde sans âme.
L’hôtel avec piscine et spa est trop confortable. Il me sort du bikepacking. Je sais par avance que le réveil sera difficile. Je n’aime pas m’arracher du côté roots parce qu’y retourner me demande un effort désagréable.
Stats : 123 km parcourus, 2 288 m escaladés.
Jeudi 22
Nous avons bien dormi. On se fait préparer des œufs, le reste du petit déjeuner étant de piètre qualité, que des glucides ou des protéines animales. Encore un hôtel qui n’a pas intégré la diététique de notre siècle. Salade de fruits en boîte. Viennoiseries décongelées. Pains surchargés en gluten pour paraître plus moelleux. Pas de céréales. Pas de lait végétal. Pas de fruits frais. Comme si les clients de ces lieux eux-mêmes n’avaient pas changé de mode de vie.
On attaque tout de suite dans le dur, puis déboule vers Ruyne-en-Margeride où nous nous ravitaillons dans une de ces fameuses boulangeries faussement artisanales. Nous ne sommes pas sortis de la ville que la pente durcit nos jambes. Tantôt le dénivelé, tantôt les cailloux forcent à mettre pied à terre. Dans ces passages, je suis plus rapide que Lionel et prends les devants jusqu’au sommet, un plateau dirigé vers le sud, qui laisse voir au loin à l’est un autre plateau plus élevé, le Vercors sans doute. La vue valait la grimpette. Nous traversons une forêt de conifères où pullulent des digitales d’un fuchsia survitaminé.
Nous plongeons aussitôt dans la vallée, passant devant le musée de la Résistance du mont Mouchet, entrant en Haute-Loire, puis passant en Lozère. Lionel esquive une boucle qui grimpe vers une table d’orientation avec un vaste panorama. Je le rejoins plus bas à Paulhac-en-Margeride où il m’attend à l’Auberge du Bon accueil.
Copieux repas du terroir. Du fait maison. Conversation agréable avec nos voisins, habitant un village des alentours qui nous parlent du monstre du Gévaudan et autres légendes. Un moment nous sommes revenus dans l’authentique.
La trace nous rappelle vite à l’ordre. Nous repartons dans le dur, sur des chemins sans surprises, non désagréables, mais qui se répètent du pareil au même et finissent par se confondre. Nous franchissons une montagne, replongeons vers le village de Chanaleilles qui nous accueille par son beau clocher-mur exposant à tous les vents ses breloques clinquantes. Dans un café, nous rencontrons des pèlerins sur Saint-Jaques qui jettent l’éponge, attendant le bus, sorte de voiture-balai, qui les ramènera à la civilisation.
Et nous repartons à l’assaut d’une douvelle pente punitive. Lionel me distance à travers les bois, puis je le rattrape dans le premier single de la journée. Je le double alors qu’il marche et qu’enfin je m’amuse. Nous nous sommes donné pour objectif de bivouaquer au lac de Charpal, mais Lionel accuse le coup. Je continue seul sur la trace pendant qu’il prend un raccourci.
Peu à peu je découvre des configurations rocheuses avant coureuses des Cévennes. Je plonge sur Le Giraldès, passe sans m’arrêter devant un café, puis grimpe vers le signal de Fortunio, où je suis passé un an plus tôt par une journée caniculaire. Je laisse le sommet sur ma droite et plonge vers le lac. Quand j’arrive, Lionel vient de se baigner. Il me dit que la piste était fort agréable et directe alors que j’ai bataillé dans le dur, encore une fois sans réelle nécessité.
Tout le paradoxe de la GTMC se révèle à nous. Nous sentons qu’elle n’a pas été pensée par un seul auteur, mais s’apparente à une compilation de nouvelles sans unité, les auteurs ayant eu envie de faire découvrir les difficultés de leur coin. Il me semble qu’elle devrait être retracée dans l’idée d’une continuité, d’une œuvre autonome d’un bout à l’autre.
Lionel et moi sommes écrivains, nous avons peut-être des attentes différentes des autres cyclistes, il nous est impossible de mettre la dimension esthétique de côté. La GTMC est baroque, de bric et de broc, sans cohérence d’ensemble. Elle se traverse, mais sans tension, sans progression vers un climax. On dirait qu’elle veut tout donner à tout instant, du coup elle sature les sens et les jambes sans être capable de provoquer de réelle surprise, ou en les anesthésiant par des difficultés inutiles qui empêchent le plaisir d’enfler.
Elle est brouillonne, une œuvre de jeunesse qui demande à être canalisée, domptée, coupée, réécrite par endroits. Nous nous endormons avec cette certitude.
Stats : 101 km parcourus, 2 523 m escaladés.
Vendredi 23
L’aurore miroite sur le lac quand je m’éveille. Petit spectacle magique devant lequel je grignote un pain aux raisins et un vestige de fruits secs. Je suis incapable d’avaler les deux croissants aux jambons industriels que je traîne depuis la veille au matin.
Comme Lionel tarde à se préparer, comme je le sens fatigué, je lui propose de partir avant lui et de l’attendre au premier point de ravitaillement, quitte à ce qu’il trouve un raccourci.
Je roule le cœur léger sur d’agréables chemins, conscient de me rapprocher de ma région. Les jambes tournent sans me faire souffrir, même si je dois prendre patience dans les forts pourcentages. Devant moi se dresse le massif du mont Lozère vers lequel je me dirige inexorablement.
J’ai beau m’arrêter de temps à autre, je ne vois pas Lionel fondre sur moi, bien qu’en général il soit plus rapide sur les chemins roulants majoritaires dans le secteur. Je poursuis avec grand plaisir jusqu’au frisson à l’entrée dans les Cévennes. La tension est palpable, dans le dessin même des montagnes, les teintes de la végétation, la disposition en escalier des champs. Dès le premier hameau, tout devient plus dramatique, plus puissant, d’une intensité propre au cévenol.
Alors se dresse le château de Le Tournel perché sur son pic. Je passe au-dessus suivant un vénérable chemin taillé dans la pierre. Une maison se blottit là, parfaitement rénovée, avec ses volets rouges. Une femme bouquine au soleil. Je lui demande si elle peut me remplir un bidon. Je suis quasiment à sec. J’échange quelques mots avec elle et repars à l’assaut de l’autre face de la montagne.
À Bagnol-les-Bains, je n’ai pas le réflexe de quitter la trace pour chercher une boulangerie. Je suis dans un état second proche de la médiation, une communication entre les tours de pédale et le paysage, que je n’ai pas envie d’interrompre, pas même pour connecter mon téléphone et prendre des nouvelles ne Lionel. Je ne suis plus rationnel, je suis dans une sorte d’extase trouble, d’autant que la pente se durcit et ne me lâche plus jusqu’au sommet du mont Lozère. J’atteins le col de Finiels à 1 541 m peu avant 13 h. Je puise dans mes réserves Hollyfat pour tenir le coup. Je commence à avoir la dalle.
Dans la descente, sur un terrain blanc aveuglant, la chaleur redouble. Je trouve une source où faire le plein et plonge vers les gorges du Tarn que j’atteins à travers les ruelles de Pont de Montvert. Une terrasse me tend les bras, je m’y jette.
— Je peux manger ?
— Pas de problème, monsieur.
Je commande un faux-filet frites, faute de mieux. Après une gorgée de Coca, je me lève pour aller brancher mon GPS. Le serveur refuse.
— Comment ?
— Le patron ne veut pas.
— Si c’est comme ça je m’en vais.
Dans ma tête, je suis prêt à accepter toutes les humiliations tant j’ai faim. Je fais un mini scandale, mais retourne m’asseoir. Bienvenue dans les Cévennes surtouristiques.
Le serveur m’apporte bientôt ma médiocre pitance, quasi immangeable. Il m’explique qu’il y a tellement de randonneurs que son patron refuse les branchements, mais pas celui de la brasserie voisine, où j’aurais dû aller si j’étais plus lucide. Si vous passez dans le coin, évitez le restaurant-tabac à tenture rouge. On y est mal reçu et on y mange mal.
Quand je me connecte, je découvre que Lionel a coupé droit vers Florac. Il me dit qu’il jette l’éponge et rentre au Vigan chez son cousin. Je continue donc seul. Mais pas question de suivre la trace le long du Tarn. J’en connais un bout, elle est quasi impraticable à vélo, et un ami dix jours plus tôt, pourtant du genre costaud, s’y est épuisé, me disant que le sentier frisait le masochisme.
Je me laisse donc glisser jusqu’à Florac par la route, qui offre un magnifique panorama sur les gorges. Après avoir fait le plain de fruits secs dans un supermarché, je continue par la maudite nationale 106 jusqu’à bifurquer vers Ispagnac où je m’arrête me booster avec un second Coca (un commentateur m’apprends que cette partie est très roulante sur la GTMC, dommage).
Un randonneur assis à la table voisine se fait rabrouer par la serveuse qui refuse de lui remplir sa gourde. L’accueil du Cévenol s’apprête à devenir légendaire. Je ne me hasarde pas à demander de l’eau. J’atterris avec douleur dans le Midi piège à touristes, ce Midi où je suis né, mais que je déteste en été, en général le fuyant ou restant terré chez moi.
Fatigué par la route, je décide de reprendre la trace. Un magnifique single au-dessus du Tarn commence par me réjouir, avant d’enchaîner des secteurs pierreux avec portage obligatoire. Je mets presque deux heures pour atteindre la cité médiévale de Sainte-Enimie. Quelque peu dégoûté par la trace, de toute évidence sans intérêt à vélo. Je m’installe sur la minuscule terrasse d’une sandwicherie où je raconte à la patronne mes malheurs dans les autres établissements du coin. Elle n’en est pas surprise et déplore la situation.
— Au moins, chez moi vous êtes bien accueilli.
Elle m’offre même un pain au chocolat pour mon petit déjeuner. On discute de tout et de rien, puis elle m’annonce que le lendemain il risque de pleuvoir avec des orages sur le mont Aiguoal où je dois passer. Je la quitte par la route du col de Coperlac qui m’amène sur le causse Méjan où je campe. Une fois de plus, j’ai esquivé la trace, car je sais que la montée par le sentier est tout simplement abominable.
Seul, je ne vais pas continuer la GTMC vers les gorges de la Vis, le Larzac, le Salagou. Des secteurs que je connais et où je sais que la trace n’effectue pas toujours les choix les plus judicieux. Si Lionel était avec moi, j’aurais peut-être persisté. Mais un autre mal me ronge depuis quelques jours. J’ai les fesses en feu. C’était pénible hier, douloureux aujourd’hui, ai même pris du paracétamol pour tenir dans l’après-midi. Avec les conditions météo guère favorables, je décide de rentrer chez moi par la route.
Stats : 133 km parcourus, 2 183 m escaladés.
Samedi 24
Je me réveille à 5 h 30. Il bruine quand je démarre. Je traverse le causse de Méjan plongé dans le brouillard. Parfois je n’y vois pas à plus de vingt mètres, d’autres fois je devine le massif de l’Aigoual de l’autre côté de la vallée de la Jonte. Un instant j’aperçois tout en bas Meyrueis.
Je croise deux ou trois cyclistes, presque aucune voiture, je me traîne vers le sommet, profitant de la moindre descente pour soulager mes fesses. Je ne pense qu’à mon cul. Faut que je règle ce problème avant mon prochain voyage à vélo. Depuis des mois, j’essaie des selles sans en trouver une qui me convienne.
Quand j’arrive à l’Aigoual, je ne vois pas les antennes avant d’y être dessous. Je me réfugie dans le restaurant où il n’y a rien d’autre que des pâtisseries industrielles. Tout est bas de gamme. Je n’en peux plus de cette médiocrité. Service minimum. Une trace doit passer par des endroits remarquables, même pour le ventre.
La descente est glaciale et humide. Je dévale la célèbre Luzette, une ascension où passe même le Tour de France, et qui me fait basculer de la Lozère au Gars puis à l’Hérault. Je rejoins Ganges, puis file vers la maison par les routes de l’arrière-pays, sans chercher à prendre les plus pittoresques ou les moins fréquentées. Je veux en finir. Cette journée ne compte pas. Elle n’est que douleurs postérieures.
Aurais-je tenu si nous étions restés sur la trace ? Peut-être parce qu’en VTT on change sans cesse de position, et la douleur n’est insupportable que depuis la veille quand la proportion de routes a augmenté.
Plus je me rapproche de chez moi, plus il fait chaud et lourd. Les cigales m’accueillent. J’ai le malheur d’entrer dans un camping où je vois un restaurant. Je commande une salade du pêcheur. Je n’y touche pas tant elle est dégueulasse. Quand je paye et m’en vais, la matrone grossière ne s’en étonne même pas. Je suis un con pris dans le piège à cons.
Je regagne la maison non sans amertume. Je me mets à la place des étrangers qui doivent déchanter, à moins qu’ils ne choisissent mieux leurs points de chute. Mais quand on ne peut plus s’arrêter à l’improviste sans se faire arnaquer, il y a un gros problème. Je repense au restaurateur de Bourbon-Lancy, à ce touriste croisé au lac de Chambon, au patron du restaurant-tabac de Pont-de-Montvert, à cette serveuse qui refuse de remplir les gourdes… Est-ce les symptômes d’une crise plus profonde ? Comme si nous ne nous supportions plus les uns les autres, comme si nous étions au bord de l’explosion ? Leur mal-être, leur aigreur, leur irrespect auraient pu polluer toute la traversée si des paysages inoubliables et quelques belles rencontres ne nous avaient pas énergisés pour les mois à venir.