La même minute racontée 380 fois, c’est One Minute, mon roman de science-fiction. Voici les cinq premiers chapitres.
1 - Versailles, France, 21:45
Gabriel fait preuve d’une abnégation extraordinaire avec ses deux fils. Sans conviction, il leur lance pour la énième fois :
— Coupez ce truc.
Ils ne l’écoutent pas, penchés sur leur écran, les yeux écarquillés devant le visage diaphane d’une jeune femme trop belle pour être vraie : Sara Cash, l’Intubeuse aux milliards de vues et son show Révélation.
— Les gars, à table. Il est tard.
Il les domine de sa grande taille et ne les impressionne en rien, pas plus que le soleil qui se couche et dont les derniers rayons caressent de rose layette le ventre d’un nuage solitaire. Seul importe leur écran.
— Je vais vous confisquer cet engin.
Gabriel a haussé le ton, ses monstres de douze et quatorze ans, épaule contre épaule, n’ont toujours pas frémi. Peut-être il aurait été plus heureux sans eux. Il n’aurait pas divorcé. Vivement la semaine prochaine qu’ils rejoignent leur mère. Ils auront quartier libre. Connexion illimitée quitte à ce qu’ils se transforment en mollusques. Elle leur accorde tout, elle est aussi addict qu’eux. À en oublier de manger, à parler avec des centaines de personnes en même temps, à vivre avec un casque audio enfiché sur la tête à longueur de journée.
— Papa, on a reçu un message extraterrestre, s’exclame Thomas, l’aîné.
Il ne manquerait plus que ça. Gabriel éclate d’un rire désespéré. Il n’aspire à rien d’autre qu’à la solitude, un hamac sous un cocotier, un bon livre et qu’on lui fiche la paix.
— Le radiotélescope d’Arecibo a capté un signal en provenance du système stellaire Gliese 581, surenchérit Paul, le cadet.
— Vous regardez trop de bêtises.
— Sara Cash ne se trompe jamais.
Sainte jeune femme. Gabriel payerait une fortune pour éloigner ses enfants de cette bimbo botoxée sous Holo Visual Effect. Il est jaloux, il en convient, il n’aura été qu’un géniteur sans grande influence. Si au moins il possédait un super pouvoir. Par la force de la pensée, brouiller le réseau. Tout interrompre.
Voilà que ça marche.
Sur la terrasse, la guirlande s’éteint. L’écran des enfants se strie de lignes pointillées, puis meurt à son tour. Avec lui, les lumières de la ville.
Gabriel sourit :
— Et si on jouait à Cluedo ?
2 - New York, États-Unis, 15:45
Dans son bureau, au dernier étage du Time Warner Center, Cooper a la rage. Il marche de long en large au-dessus de Central Park, tape du poing contre les vitres, et quand il se tourne vers son écran géant, il y voit Sara Cash. Il n’a qu’une envie : l’écrabouiller.
Cette garce grignote les parts de marché des Networks. Lorsqu’un présentateur vedette se vante de millions d’auditeurs, elle en affiche des milliards. Pas difficile de savoir où partent les budgets pub : dans les poches de cette pouffe. Tous les créateurs veulent imiter cette blondinette mal fagotée. Elle a lancé une mode vestimentaire : le n’importe quoi. Refus de tout ce qui est pensé, design, griffé. Fermez les yeux, attrapez des fringues au hasard, vous êtes vous-mêmes.
Cooper songe à organiser en urgence une réunion du Club. Où disparaît le fric engrangé par Sara Cash ? Parce qu’elle ne fait pas cadeau de son audience. Personne n’y prête attention. On la prend pour une ingénue et oublie sa fortune.
Pourquoi autant de succès ? Elle ne ressemble à rien, mais tout le monde lui ressemble. Une fille ordinaire, ni grande, ni petite, ni grosse, ni maigre. Un visage agréable sans plus. Une paire de nibards à la portée de n’importe quelle prolétaire complexée. Ses mamelles doivent être naturelles. Elle serait capable de se les faire liposucer pour paraître plus banale. Son credo : être du peuple pour lui révéler ce que les puissants lui cachent. Cooper la déteste.
Le moindre quidam allongé sur les greens de Central Park pourrait la remplacer. Qu’a-t-elle de particulier ? Elle a osé. La première fois, six mois plus tôt, elle s’est présentée devant la caméra au lever du lit, avec un t-shirt informe, un jogging bouffant comme si elle avait chié dedans. Elle a crié, outrée, scandalisée : le Président passait ses nuits au bordel quand il n’agressait pas ses collaboratrices un peu sexy. Dire qu’elle a eu sa peau. Encore une #MeToo.
Cooper savait pour le Président. Il connaissait son vice. Il n’avait qu’à parler avant Sara Cash. Trahir les siens. Elle les aura tous si on ne l’arrête pas. Jour après jour, elle sape les fondements du système. Que cherche-t-elle cette fois ? Elle va trop loin avec cette histoire de message extraterrestre.
— Shit !
L’écran s’éteint. Cooper en est presque frustré : cette fille le tient.
3 - Atacama, Chili, 16:45
La nuit tombe sur le haut plateau glacial. Jimmy a l’impression d’être sur Mars, dans un avant-poste humain posé sur le sable rouge. Il zippe sa doudoune, rabat sa capuche et se glisse entre les paraboles de l’observatoire. Savoir qu’elles écoutent des galaxies lointaines l’exalte.
Cette histoire de contact extraterrestre le travaille. La nouvelle lui est arrivée deux jours plus tôt. Un appel de Michele Lamb d’Arecibo lui demandant son avis en toute confidentialité. Il lui a répondu : « Un signal de l’autre bout de l’univers m’aurait moins surpris que cette séquence mystérieuse en provenance de Gliese 581. Vingt années-lumière, c’est la banlieue du soleil. »
Telle a été la première réaction de Jimmy. Le soupçonneux comme on le surnomme dans la communauté astronomique. Depuis, il tourne et retourne les chiffres. Environ 40 milliards d’êta-Terres, des planètes habitables, rien que dans la Voie lactée. Selon les partisans du principe de médiocrité, notre planète est ordinaire et il serait étonnant qu’elle soit la seule peuplée d’êtres conscients.
Sauf que la vie ne se développe que suite à une succession d’évènements improbables. Si le système stellaire est trop proche du cœur galactique, les radiations sont trop violentes. S’il est trop distant, trop peu d’interactions surviennent. Un bolide a une faible chance de percuter la planète naissante pour lui arracher suffisamment de matière et former une lune imposante, et néanmoins indispensable pour stabiliser l’axe de rotation, donc le climat, et stimuler la tectonique des plaques, elle-même nécessaire pour ensevelir les déchets toxiques des premiers micro-organismes tout en extrayant des profondeurs des minéraux essentiels à la vie. De plus, une géante du type de Jupiter doit jouer le rôle de chien de garde en orbite lointaine et balayer les astéroïdes trop dangereux.
— Ça fait beaucoup de si.
Jimmy ne voit pas comment deux coups de bol aussi monumentaux auraient pu se produire à vingt années-lumière l’un de l’autre et à la même époque dans l’histoire de l’univers.
— Ce serait trop beau. Il y a un bug.
Cette évidence le frappe au moment où les balises sous les paraboles cessent de clignoter.
4 - Versailles, France, 21:45
Leur père leur parle, les deux frères ne l’entendent pas. Rivés à leur tablette, connectés à elle par le même écouteur dont ils se partagent les oreillettes, ils n’ont d’yeux que pour Sara Cash et sa Révélation, indifférents au rougeoiement du château de Louis XIV de l’autre côté de l’esplanade.
Thomas a emboîté sa main dans celle de Paul, dans la position très particulière adoptée par les moines zen lorsqu’ils méditent. Les pouces se croisent. Celui de Thomas presse le point acupuncture sous le poignet de Paul, celui de Paul exerce une force inverse sur le point au-dessus du poignet de Thomas. Par brèves impulsions, ils communiquent dans une variante du code Morse.
— Tu crois que c’est le signal ?
— Nous l’attendons depuis si longtemps.
— Papa nous parle.
— Il ne peut pas comprendre.
— On devrait lui expliquer.
— Maman a bien essayé. Il l’a prise pour une folle.
Tour à tour, Thomas et Paul tentent leur chance. Ils évoquent le contact, les extraterrestres, Gliese 581. Leur père les interrompt. Ils n’ont pas l’occasion de témoigner de ce qui les trouble : un sentiment diffus, des impressions, des sensations implantées dans les mimiques de Sara Cash. Ils ne savent pas s’ils rêvent. Peut-être ils s’inventent une histoire. Ils doivent garder leurs doutes pour eux. Impossible de se confier à un adulte insensible comme leur père sans finir chez un psy. Ils s’imaginent avoir atteint le bord d’un océan inconnu. Il faudrait qu’ils plongent dans cette mer insondable pour en apprendre davantage, mais ils ont peur de se perdre.
Leurs pouces vibrent à l’unisson, sur ce rythme qu’adoptent les vagues. Plus vives, plus fortes, plus traumatisantes pour la plage sur laquelle elles se brisent. Thomas et Paul s’attendent à tout, au pire comme au merveilleux. Ils accueilleront les étrangers. Ils ne se sentent déjà plus seuls. Jusqu’à cet instant, ils avaient vécu déconnectés de l’univers.
La lumière jaillit en eux. C’est d’autant plus surprenant qu’elle cesse en même temps de briller sur la terrasse et sur la façade du château comme si Thomas et Paul l’avaient avalée.
— Et si on jouait à Cluedo ?
Il n’ont même pas entendu la suggestion de leur père.
5 - Mumbai, Inde, 1:15
Pawan devrait dormir, mais il se donne encore cinq minutes pour tchatcher avec ses amis. Tard dans la nuit, c’est le seul moment potable. Le jour, les ergoteurs saturent InLine de leurs commentaires spirituels au sujet des news diffusées par les Networks. OK, on les qualifie de « médias dominants » par nostalgie, alors qu’ils n’ajoutent que du bruit au bruit pour noyer les conversations intimes et profondes. Le réseau croule sous une montagne de conneries. Pawan a de plus en plus souvent envie de rejoindre les hypos : se déconnecter, même si c’est strictement interdit depuis l’adoption de la loi 001 par les Nations Unies.
Il devrait se doucher plutôt que de se plaindre. Ses doigts peignent en arrière ses cheveux gras, puis se posent sur le clavier aux touches auréolées de crasse. Ses yeux ne quittent pas les fils de discussion où tout le monde s’excite. Quand Sara Cash streame son podcast du lundi, l’effervescence s’empare des foules : un virus auquel personne ne résiste. Pawan a pris l’habitude de retirer de ses listes d’amis tous ceux qui relaient les messages de l’Intubeuse.
Il faut avouer qu’elle a du talent. Où va-t-elle chercher ses révélations ? Il a sa petite idée. Elle n’est que la façade sexy d’un réseau de hackers. Une interface pour déballer les poubelles conjugales des puissants ou mettre à jour les scandales inhérents au modèle démocratique. Peut-être un mal nécessaire en attendant l’effondrement de la civilisation techno-industrielle.
Pawan referme son portable. Il ne veut pas savoir de quoi il s’agit. La stupeur collective pourrait le figer dans une adoration malsaine. Il ne retombera pas dans le piège comme avec l’ancien Président américain. Cette fois, contrairement aux milliards toxicos, il résiste à la tentation d’être informé de faits sans influence sur son existence.
Il se tourne vers la jalousie aux stores entrouverts. Les deux colonnes des Imperial Towers se dessinent en ombres chinoises sur la nuit chargée de vapeurs nauséabondes. Pollutions sonores, olfactives, visuelles, sociales. Mais une vague de silence et de ténèbres les balaye, ne subsistent que les miasmes qui masquent les étoiles. Pawan baisse les yeux vers son portable. Même le voyant de mise en veille ne clignote plus. Il a rejoint les hypos malgré lui.