Je croyais que l’i727 du début octobre serait la dernière expérience bikepacking 2021, mais le temps sec et beau et la persuasion de Patrick Lamarre m’ont convaincu d’une dernière escapade sur les 100 miles de Lozère, agrémentés d’une petite variante via Pont du Tarn.
Vendredi 22 octobre
Je pêche Artur Rainho à la sortie de Montpellier, nous enfournons son vélo dans mon Kangou, filons jusque chez Patrick à Mauguio. Transfert des bécanes dans sa voiture et nous nous envolons vers Florac où nous arrivons peu avant midi.
Nous passons le voyage à discuter matos, à évoquer nos projets 2022, à nous moquer des bikepackers qui se posent encore la question du tubeless pour le VTT, d’autant que nous nous apprêtons à affronter des terrains pour le moins accidentés, où des chambres à air ne survivraient pas longtemps.
Temps lumineux. Température parfaite au départ : 19°. Automne flamboyant. Mais j’ai mal aux jambes, peut-être parce que je reconnais le début du parcours pour l’avoir effectué en descente lors du Houblon Tour. Nous en prenons plein les yeux, la Lozère jamais aussi belle qu’à ce moment d’octobre où l’été n’est plus là, mais l’hiver pas encore installé.
Je fais l’élastique. J’ai l’habitude de voir Artur gambader au loin, mais j’ai du mal à suivre Patrick et son fat surchargé. Chaque photo me coûte, surtout quand je dois relancer dans les pourcentages meurtriers qui se succèdent, 10 % m’apparaissant comme de tout repos.
Des idées noires tournent. Trop de vélo tue le vélo. Avec une trentaine de jours de bikepacking en 2021, j’ai poussé le bouchon un peu loin. La fatigue s’accumule. Ces escapades, si elles me font me sentir vivre de façon décuplé, n’en fatiguent pas moins l’organisme. Nous nous lançons dans cette boucle lozérienne moins de deux semaines après l’i727. Je n’ai pas cessé de rouler depuis. Autre chose me travaille. Une idée de roman qui a surgi dans la nuit. Une idée tombée à pic, puisque je viens de boucler mes derniers projets.
J’arrive par instants à me sortir de mes ruminations, à me régaler des paysages. À l’approche de l’Aigoual, attaqué par la face est, les hêtres flamboient à m’arracher des larmes. Pas la peine d’aller au Canada. Je suis heureux, malgré cette tension dans les jambes, lourdes, lourdes. Peut-être parce que je porte des chaussures d’hiver, un cuissard mi-long, que la température baisse pour tomber à 5° quand nous arrivons au sommet et que le blizzard nous glace. Mon corps n’aime pas les contrastes thermiques. En prime, je suis frileux.
Nous plongeons vers Meyrueis entre les épicéas, par pistes et singles chaotiques, de quoi me refaire une santé, surtout que nous regagnons quelques degrés. Nous profitons des dernières lueurs pour chercher un lieu où bivouaquer. Nous finissons par choisir le temple de la petite ville, par chance ouvert, une affichette expliquant que tout le monde y est le bienvenu.
Au restaurant, nous avons du mal à nous réchauffer. La patronne nous assure que nous pouvons laisser nos vélos dehors sans surveillance. « Je vous les rembourse si on vous les vole. » Nous rigolons en lui disant que le bénéfice de sa saison y passerait. « Vous dormez où ? » Nous n’osons pas lui avouer que nous avons choisi le temple. « Dehors ? »
Oui, parce que, pour ma part, j’y dors souvent mieux que chez moi. Quand je m’éveille au milieu de la nuit, je n’ai rien d’autre à faire qu’à écouter les frémissements inconnus, alors que d’habitude tout de suite mille pensées me stressent. La patronne ouvre de grands yeux brillants. « Vous me donnez des idées. » Elle nous explique qu’elle n’arrive pas à débrancher, qu’elle est fatiguée, qu’elle a besoin de couper. Je crois que nous réussissons à lui faire sentir ce qui nous motive dans le bikepacking : la camaraderie, le plaisir du pilotage, les paysages loin des routes, la pleine nature, peut-être avant tout l’incertitude : ne pas savoir où nous dormirons, où nous mangerons, laisser les chemins nous porter et nous raconter leurs histoires.
Samedi 23 octobre
Nuit parfaite dans le temple, presque au chaud. Quand nous descendons le parvis peu avant 8 h, il fait -2°. Nous nous ravitaillons à la boulangerie, nous réconfortons dans un café, puis attaquons l’escalade du causse Méjean. La température tombe à -4°. Je n’ai pas froid, sauf aux mains. D’habitude en hiver, j’ai les orteils congelés, mais mes Adidas Trailcross Goretex combinés avec mes chaussettes Lopren Trecking Expedition font des merveilles. En revanche, mes jambes restent aussi dures. Nous nous élevons à la verticale de Meyrueis et des gorges de la Jonte, puis bifurquons vers le nord.
Au soleil, la température s’élève. Les couleurs d’été peignent encore le causse. Nous sommes au Far West français, dans les grandes steppes d’Asie, à l’autre bout du monde. Mes jambes ne me lâchent pas. Des idées d’abandon me traversent, parce que nous allons repasser à Florac. Je roule à mon rythme, évite de m’arrêter trop longtemps. Chaque redémarrage me poignarde les cuisses. Mais j’ai ma récompense. Nous atteignons les gorges du Tarn. Descente vertigineuse à flanc de la falaise rougeoyante, jusqu’à ce que des ronces nous tendent un piège sur le final, le single n’étant plus entretenu. Nous improvisons, bientôt dévalons à travers une prairie, tels des surfeurs dans la poudreuse. J’en oublie mes idées noires. C’est la grande éclate.
Nous grignotons à Florac au soleil : 25°. Nous ne repartons qu’après 15 h, direction le mont Lozère. La route à la déclivité déjà épouvantable nous jette sur une piste à plus de 15 %. Nous n’osons imaginer cette escalade après la pluie. Quasi impossible sans pousser les vélos. J’ai mal aux cuisses, mais la chaleur me pousse et je pédale dans ma zone de confort. De l’autre côté de la vallée, le soleil illumine la prairie que nous avons surfée, nos traces impeccables dans les herbes hautes.
Après les Combettes où nous nous ravitaillons en eau, nous entrons dans une forêt d’épicéas. Les bûcherons ont empilé des murailles de bois. Dans un single rocailleux, où il faut souvent pousser, je retrouve le sourire. La tombée de la nuit me procure toujours cet effet. Je ne sens plus la fatigue, je suis presque surpris quand les copains décident de camper, sous les arbres, sur un tapis de mousses fluorescentes. Il fait 5°, à 1 400 m d’altitude. À 20 h, nous sommes sous nos tentes, dans nos duvets, persuadés que le froid nous cueillera au matin.
Dimanche 24 octobre
Un cerf brame, peut-être, des pas autour des tentes, une laisse de renard devant la tente d’Artur, nous attendons le point du jour pour nous lever. Surprise : il fait 4°, plus chaud que la veille au matin. Au profil d’un vent du sud, la température n’a pas baissé durant la nuit.
Nous revoilà en route. Miracle, je n’ai plus mal aux jambes, peut-être parce que je suis resté 12 heures allongé, à dormir, à rêver. J’ai imaginé qu’un immeuble se dressait dehors et que les habitants regardaient un film sur écran géant. Artur part comme un boulet pour se réchauffer. La gelée blanche crisse sous nos pneus. Des icebergs flottent à la surface des flaques qui ponctuent le chemin.
Patrick nous fait une petite hypo. Nous quittons la trace officielle des 100 miles pour rejoindre la GTMC et contourner le mont Lozère. Vers le nord, vue imprenable sur un chapelet de villages. Nous sommes à 1 570 m et commençons à descendre. Un peu de route, puis des pistes idéales pour le gravel, tantôt en sous-bois flamboyant, tantôt à travers une steppe plantée de rochers ovoïdes, dit chaos granitique. Nous plongeons vers Pont du Tarn, édifice improbable, au milieu de nulle part, dans un paysage idyllique.
La rivière joue entre les rochers, saute de marmite en marmite, puis s’étale entre les prairies. Des promeneurs piqueniquent. Un groupe de vététistes débarque et s’époumone à grands cris, surtout quand Patrick déploie son drone pour filmer notre franchissement du pont.
« Tu l’arrêtes ton truc. Tu nous emmerdes. » Le drone ne siffle, pas plus que les vélos électriques, moins que les gugus qui rient comme des ivrognes. Voilà qu’un gars d’allure gorille se pointe devant Patrick et l’attrape par le col en le menaçant. Patrick stoïque lui demande son nom. Pour porter plainte, parce qu’il se sent agressé. Son calme me stupéfait. L’inconscience de l’agresseur aussi. Son égocentrisme l’empêche de se demander si le pilote de drone, aussi grand que lui, mais à coup sûr moins lourd, ne pourrait pas lui mettre une raclée devant son harem.
Patrick impassible ne cesse de lui demander son nom. Le gars refuse de le lui donner. Patrick insiste, le gars manifestement moins à son aise se retire, malgré un autre lourdaud venu à la rescousse. Pas agréable de vivre cette scène au milieu d’une nature sublime. Nous sommes toujours surpris quand après des heures de solitude nous retrouvons la civilisation. Un bout de route, où une voiture nous serre de trop près. Une ouvrage d’art où des touristes n’ont pas laissé derrière eux leurs angoisses.
Nous repartons sur un single tracé entre les mousses, avec le désir de nous arrêter tous les dix mètres et prendre des photos. La trace que j’ai récupérée devient bientôt impraticable, nous improvisons une descente jusqu’à Pont-de-Montvert, haut lieu de la randonnée en Cévennes, parce que Stevenson a écrit : « Il me serait difficile d’exprimer par quelles particularités Pont-de-Montvert se distingue du Monastier ou de Langogne, voire de Bleymard. Mais la différence existait et parlait éloquemment aux yeux. La localité, avec ses maisons, ses sentiers, son lit de rivière éblouissant porte un cachet méridional indéfinissable. »
Stevenson ajoute : « Tout était agitation dominicale dans les rues et dans les cafés comme tout avait été paix dominicale dans la montagne. » Voilà sans doute ce que nous recherchons lors de nos excursions, ce contraste, et le gueulard du pont du Tarn, nous a fait retrouver l’agitation plus tôt qu’escompté.
Notre périple à VTT s’arrête ici, il est déjà 14 h, nous nous laissons glisser par la route jusqu’à Florac, nous payant le luxe d’un dernier rampaillou sous les feuillages d’automne avant d’entrer dans la ville, par une belle douceur lumineuse. J’ai oublié mon mal aux jambes. Je dis aux copains pourquoi pas un trip le long de la côte cet hiver, quand les stations sont désertes. On prend le train jusqu’à Cerbère et on revient à vélo.
Statistiques
Les pourcentages des deux premières journées expliquent d’une autre façon mon mal aux jambes. J’ai vécu mon expérience bikepacking la plus exigeante.