Samedi 1er, Balaruc
L’année commence par un épais brouillard. Je n’ai aucune visibilité sur les mois qui arrivent, aucune publication prévue sinon celle de One Minute retardée parce que les papiers luxueux choisis pour les couvertures sont en rupture, aucune invitation passionnante, aucune idée obsessionnelle, sinon de continuer à découvrir la France à vélo.
Quand je me retourne sur 2021, je vois à peu près la même chose. J’ai écrit mon autobiographie, d’abord en la publiant sur le blog, puis en la retravaillant après discussion avec Pierre, en doublant son volume initial, mais il ne m’a rien dit du second jet, comme si je ne le lui avais pas envoyé. J’ai retravaillé d’arrache-pied One Minute pour parachever le texte. J’en suis content. C’est mon grand roman. J’ai expérimenté avec les NFT, découvrant un abominable monde de spéculation, où l’art n’est qu’un prétexte odieux. Puis j’ai par miracle à l’automne écrit un petit roman initiatique, Renaissance, où le vélo est le moyen plus que l’objet. J’ai aussi publié Adapter pour adopter, la suite du Geste qui sauve.
Une année littéraire remplie si je lui ajoute les récits à vélo, mais une année étrange, semblable à celles d’avant mes premières publications, une année d’atelier, sans guère d’exposition médiatique, ce qui me frustre, comme si je vivais dans une illusion, comme si je ne travaillais que pour ma propre édification, ce qui est peut-être le cas, puisque j’écris pour voir le monde.
Mal de gorge. Légère crève. Ce n’est pas le covid, je me suis fait tester hier, mais la trachéite que m’a refilée Émile, je suppose.
Dimanche 2, Balaruc
Souvent, je croise des évocations d’Apollonios de Tyane, dont la vie se superpose souvent à celle de son contemporain Jésus de Nazareth, comme s’ils se confondaient, à cela près que les enseignements d’Apollonios me plaisent davantage. Personne n’a écrit de roman historique sur lui, j’ai l’impression. Potentiel sujet d’une uchronie, où le Christianisme reposerait sur Apollonios, et l’histoire du monde en serait changée. La réécrire. Projet ambitieux.
Le cercle généalogique : j’ai deux parents, quatre grands-parents. Pour la génération n, j’ai 2^n ascendants. Si je remonte quatre cents ans en arrière et qu’une génération dure en moyenne 25 ans, j’ai 2^16 ascendants. Ils sont 65 536 impliqués dans mon existence dans les années 1563. Saut que si je remonte de huit siècles, ils sont 2^32 à s’occuper de moi, donc plus de quatre milliards, plus que d’hommes et de femme vivant à cette époque. J’en déduis que je suis le fruit d’une intense consanguinité.
Idée de roman : écrire la vie de tous les ascendants d’un homme qui naîtra en 2222. Il fouille nos archives numériques pour reconstruire les biographies de ses ancêtres et cherche à comprendre qui il est à travers eux. Il découvre qu’ils vivaient tous en 2022, que tous connaissaient une même jeune femme mystérieuse qui les a tous influencés, sans que d’elle il soit possible de trouver une archive explicite. Une chimère numérique ?
Lundi 3, Balaruc
Un copain cycliste qui termine médecine me dit qu’il n’a plus d’ordinateur depuis deux ans et qu’il fait tout sur son mobile. Nous ne sommes pas de la même génération. Je prends un grand coup de vieux, même si je réussis à faire beaucoup de choses sur mon mobile.
Peut-être parce que ma trachéite est devenue monstrueuse et m’empêche de penser clairement, je me suis soudainement décidé à publier mes meilleurs couchers de soleil sous la forme d’une série One sunset a day. Comme toujours, je ne m’intéresse pas à une photo en particulier, mais à l’ensemble.
Mercredi 5, Balaruc
Chateaubriand est le maître des fulgurances : « Les ombres impuissantes du passé ne pouvaient arrêter la marche de l’avenir. »
Ma crève m’obscurcit le cerveau. Je me surprends à perdre mon temps sur les réseaux sociaux. Voici mon anxiolytique.
Jeudi 6, Balaruc
Plus d’odorat, plus de goût ce matin. Suis bon pour retourner me faire tester. Négatif.
Je me demande parfois si mes interlocuteurs Facebook font exprès d’être bêtes ou s’ils le sont vraiment, ou si leur mauvaise foi est à ce point dégoûtante.
Ma vente d’une nouvelle à petit prix en NFT tourne au fiasco. Le dernier acheteur revend la nouvelle 40 $. J’avais proposé un contrat moral de revente sans plus que doubler le prix, mais ce contrat n’avait aucune contrepartie technique.
Vendredi 7, Balaruc
Un photographe professionnel me dit qu’il n’a jamais appris à faire de bonnes photos. Je lui réponds : « Tu te mens. Tu as passé combien de temps à prendre des photos, à regarder celles des autres ? Apprendre, c’est vivre, et vivre, c’est apprendre. » Il sait faire de bonnes photos pour lui et ceux qui les apprécient. De bonnes photos dans l’absolu, non bien sûr, parce que l’absolu n’a aucun sens. J’ai toujours du mal à me mettre dans la tête que pour beaucoup de personnes l’absolu existe. Quand je parle de « bon », ils entendent bon dans l’absolu, ils pensent à Dieu, alors que pour moi c’est juste une tension esthétique, un pas vers un mieux peut-être.
Ma nouvelle est désormais en vente à 80 $. L’histoire ne peut que s’arrêter là. Personne n’a eu la curiosité de faire ne serait-ce qu’un petit commentaire sur le texte lui-même. Il est plus facile d’obtenir des réactions en étant provocateur sur les réseaux sociaux. Au moins, j’ai discuté avec des passionnés NFT, nous avons appris ensemble.
Samedi 8, Balaruc
Je me sens misérable, alors je jardine. Revenir à la terre me fait du bien.
Désagréable de se faire traiter de vieux, ou de plus très jeune, ce qui est un fait, pas nécessairement simple à accepter. Pourtant impossible de nier l’évidence, et peu importe la part juvénile qui subsiste en moi. J’ai l’impression d’être toujours le même insecte en bas de l’immense montagne, persuadé que je la gravirai un jour ou l’autre. Peut-être que rien d’autre ne compte que cet espoir d’apercevoir la vue depuis le sommet. Mais cette montagne, c’est moi qui la fabrique, qui décide son altitude et le chemin par lequel je grimperai.
Mes amis qui lancent l’année prochaine une maison d’édition aimeraient que je leur écrive 2222.
Dimanche 9, Balaruc
Lundi 10, Balaruc
Statistiquement, nous avons tous des ancêtres illustres ou des contemporains illustres liés génétiquement à nous. La généalogie est un moyen de se faire du bien à l’égo.
Tim positif.
Je regarde mes photos de coucher de soleil. Certains paraissent invraisemblables, baroques, excessifs. La nature ne connaît pas la mesure.
Sur les chemins, l’herbe repousse, le nouveau cycle a déjà commencé dans le Midi. Il me stupéfait, me surprend, me rappelle mes jeux quand j’étais gamin, quand nous prolongions nos parties de cache-cache jusqu’à l’ultime fin du jour et que l’odeur de l’herbe jeune nous enivrait.
Mardi 11, Balaruc
Pierre ne me fait aucun retour sur Renaissance. Le silence est la pire chose dont j’ai besoin. Je crée pour me sentir bien quand je crée, mais aussi pour partager. Et quand mon don est refusé, tout s’écroule. Après tout, personne ne m’attend, un texte ou un autre ou pas du tout ne change rien à l’histoire du monde. Je suis stupide. J’arrive avec un pain au chocolat que je veux offrir à des humains déjà trop gras, déjà gavés, qui en me voyant m’approcher ont envie de gerber. « Vous en prendrez bien un peu plus ? » Réponse : « Non, impossible. On ne vous a rien demandé. Gardez votre camelote. » Je ne mange plus de foie gras parce que j’ai horreur du gavage, et je suis un gaveur, un texte de plus, un autre texte, avalez-moi tout ça.
Je dessine des généalogies pour mon projet 2222. J’entrevois des possibilités, jette des phrases, sans qu’aucune mayonnaise ne prenne. Et puis j’écoute François Bon parler du Perec de ma jeunesse parisienne. Je me demande si je ne me suis pas perdu. Ma place est dans la littérature de terrain, le corps au contact de l’espace.
Mercredi 12, Balaruc
Dans mon autobiographie, j’ai écrit qu’avec les livres, et notamment les romans, nous avions inventé le voyage à travers le temps et l’espace. Les récits de sciencefiction ne seraient qu’une métaphore de la lecture. Pourquoi ne pas écrire un récit de science-fiction sur la lecture ? Où le lecteur voyagerait dans d’autres mondes en lisant. Les livres seraient des portails. Jasper Fforde a joué avec une idée parallèle dans sa série Thursday Next. Seuls les livres papiers, et reliés avec soin et art, auraient le pouvoir d’ouvrir des portes.
Après-midi lumineuse sur nos vélos, à pousser vers les villages lointains où nous n’allons jamais à VTT, découverte de collines joyeuses, décors improbables, un plateau d’un vert irlandais où s’étale un aérodrome, puis une ancienne carrière dans laquelle nous avons dévalé en poussant des cris de joie. Dans les ruelles d’une bourgade, nous nous arrêtons même pour savoir où nous nous trouvons, perdus sur notre trace et nos coups de pédales.
Jeudi 13, Balaruc
Il y a les années où tu travailles dans la plus grande incertitude, mais avec enthousiasme à la vie qui reste devant. Puis il y a les années ou tu crées sans plus réfléchir, parce que tu ne peux plus reculer. Puis il y a les années où tu commences à te regarder dans le miroir et où tu éprouves un malaise parce que tu ne peux plus accuser les autres de ce qui t’est arrivé et t’arrive encore.
Par mes fenêtres. Décrire ce que je vois depuis chez moi. En revenir à la littérature du réel ? Vers le sud, un éblouissement de bleu, à l’est et au nord, le village aux arbres figés dans l’hiver chatoyant.
Un ami ne peut éviter de dire les choses désagréables. Quand je sens qu’il se tait, qu’il m’évite, je me dis que j’ai perdu un ami ou que je me suis illusionné de le croire mon ami, ce qui dans les deux cas me fait souffrir.
Avec les mots, j’ai un pouvoir magique. Je peux tout inventer jusqu’à me réinventer moi-même. J’ai marché jusqu’au port, non loin de la maison. Des appontements en désordre au bord de la route de Sète, impropres, ce qui me les rend agréables. De l’autre côté de la passe, quatre hommes s’affairent autour d’une grue. J’imagine qu’ils veulent mettre un bateau au carénage. Ils parlent fort.
Je suis dans le bruit de la vie, de son activité industrieuse, dans le silence du soleil doux sur mes mains et mon visage. Je me sens vivre à chaque bouffée d’air frais, à chaque sensation agréable et pensée désagréable. Avec les mots, je peux me contempler, contempler le monde, peut-être imaginer des mondes. Je ne cesse de tourner cette question.
Essayer d’écrire une histoire de plus, mais une histoire pour divertir, pour fuir, et je n’ai pas envie de fuir, j’aimerais une fois être tout entier dans la réalité sans me raconter des histoires. Alors, peut-être me divertir moi-même. Parce que j’aime lire des histoires, j’en ai assez de la littérature, elle me parle de moins en moins, comme si son objet était vain, comme si elle poursuivait quelque chose qui existe malgré elle et indépendamment d’elle, sans qu’elle réussisse à le sublimer.
En revenir aux légendes, à l’usage accessoires des mots, quand le soir venu ils cessaient d’être utiles et disaient les mythes. Parce que j’imagine qu’ils sont nés pour dire « attention un lion » ou « j’ai froid, j’ai faim, j’ai peur ». Alors arrivait le moment où ces émotions contenues laissaient du temps pour d’autres usages des mots.
Suspendu à la grue, le bateau émerge de l’eau, centimètre après centimètre, un petit voilier. J’ai toujours vu cette grue et je la croyais rouillée, définitivement hors service. Je vis à côté de ce port et je ne le connais pas. Quand j’y passe à vélo, on me regarde comme si j’étais un étranger.
Mon journal a de plus en plus une coloration négative parce que quand je m’immerge dans un projet, que je suis heureux, j’écris peu dans mon journal. Entre les projets, il est le lieu de la rumination, du creux de la vague.
Pierre n’aime pas mon petit roman sur le vélo. Je me sens mieux maintenant que je connais son avis. Il m’a donné l’idée de l’intituler Le misanthrope à vélo.
Vendredi 14, Balaruc
Pourquoi ne pas écrire la suite de Mon père, ce tueur, creuser ce mode narratif ?
Lundi 17, Balaruc
Je ne n’ai pas pensé à écrire à nouveau sur mon père que quelques pages sont venues d’elles-mêmes, comme si j’avais encore beaucoup de matière contenue et qui n’attendait qu’à s’échapper.
Mardi 18, Balaruc
Je découvre que Julien Gracq a été le professeur d’histoire-géographie de Perec au lycée Claude-Bernard de Paris. Des synchronicités frappantes.
Pyrénées blanches dans la brume lointaine de l’étang, avec devant l’éclatant phare jaune de Roquerols et au premier plan la bouée jaune où souvent se perche un goéland.
Dès que je lis des romans, je m’endors, même quand je les trouve plutôt bons, même quand je ne me sens pas fatigué, même le matin. Je n’ai jamais ce problème quand je lis sur écran des articles. Ce ne serait donc pas la lecture qui me fatiguerait, mais certains textes qui ne réussiraient pas à me stimuler et au contraire me détendraient. Je ne sais pas si je dois en déduire que je souffre d’un problème médical ou si les romans ont quelque chose d’anachronique.
Je lis quelques pages du dernier Houellebecq. Il sait raconter, créer son climat, mais cette fois sans cynisme, comme un auteur de thriller, avec un peu plus de tenue tout de même, sauf qu’il n’est plus dans la modernité, utilise pour un récit qui se situe dans le futur proche, une dizaine d’années, des mots déjà datés pour les techos d’aujourd’hui. Je m’étais déjà fait la même réflexion au sujet de La carte et le territoire alors qu’il aurait dû parler de topologie réseau à la place. Houellebecq est célébré comme l’auteur de l’ultracontemporain, celui qui saisit le mieux l’époque, mais de mon point de vue il saisit l’époque à la mode, celle dans le viseur des médias grand public. La modernité encore enfouie lui échappe souvent. À parler de techno dans un roman aujourd’hui, il faut être dans les cryptos, les architectures décentralisées, incontrôlables et incontrôlées, les algorithmes quantiques et les moteurs neuraux. Demain, ce sera autre chose. Très casse-gueule ces sujets qui se périment à la vitesse des yaourts.
Mercredi 19, Balaruc
Aucun lien entre le plaisir d’écrire et les sentiments qu’éprouveront les lecteurs. Je relis quelques pages de mon roman sur le vélo et je m’y sens chez moi, confortable. Une amie me dit que, dans ce texte, ma colère la submerge parfois et l’empêche de développer ses propres sentiments.
Je regarde une simulation de la destruction de Pompéi avec effroi. Pourquoi tout le monde n’a pas fui aux premiers signes avant-coureurs ? On peut se poser la même question à notre sujet. Pourquoi n’avons-nous pas réagi aux premiers signes des dérèglements climatiques ? Pourquoi ne faisons-nous toujours rien ?
Jeudi 20, Balaruc
Comme je ne m’endors pas en lisant des articles sur Internet, pourquoi ne pas écrire des articles de presse, de styles et de points de vue différents, qui ensemble raconteraient une histoire par fragments. La première île submergée par le réchauffement climatique. Vraiment publier les articles sur Internet.
Vendredi 21, Balaruc
J’imagine que mon roman climatique serait une thèse, alors je feuillette des thèses. J’en découvre une en cours Les agents du cérémonial : étude du service des Cérémonies sous le règne de Louis XIV. J’en tombe le cul par terre. Il n’y a rien de plus important, aujourd’hui ? Qu’on demande à un jeune de perdre trois de ses plus belles années de créativité à étudier des rituels sans intérêt alors que nous sommes face à une crise majeure, à laquelle nous ne comprenons rien. Nous devons tous nous y mettre, chacun à notre façon, chacun avec nos armes. Je ne dis pas que l’histoire n’a aucun intérêt, au contraire. Nous devons en l’étudiant essayer de comprendre notre impuissance. Le système a tant d’inertie que même les intellectuels sont incapables de regarder autre part que le bout de leur nez.
Je passe l’après-midi à jardiner. Je commence par nettoyer la haie qui sépare le coin repas de la terrasse avec l’étang. Une fois les mauvaises herbes coupées, les bois morts évacués, je découvre les magnifiques troncs ligneux des lentisques et ceux horribles et poussiéreux des blanquettes. Je décide de les abattre, de virer leur broussaille impénétrable, et peu à peu le reflet or de l’étang m’illumine. Immédiatement les lentisques retombent vers l’eau comme pour la boire. J’ai rarement éprouvé autant de satisfaction.
Samedi 22, Balaruc
Virginia Woolf remarque qu’elle n’écrit son journal que dans une humeur particulière et que donc il ne donne d’elle que cette version d’elle. Il en va de même pour tous les diaristes épisodiques. Nous nous tournons vers le journal quand nous en éprouvons le besoin. Pour ma part, quand une idée surgit ou que la colère m’emporte. Mon journal est ainsi souvent un lieu de débordement de ma frustration. J’aurais voulu qu’il dise toute ma vie, mais dans ce cas j’aurais dû m’y tenir tous les jours à la même heure, quel que soit mon état d’esprit. Je n’ai jamais eu envie qu’il me devienne une contrainte, une exigence.
J’en suis dans la phase où j’ai une idée qui demande à sortir, je la devine, en ressens la texture, je gratte la terre, écrit des phrases désordonnées, peut-être qu’elle deviendra quelque chose ou pas. Je crois davantage à ce processus créatif qu’à celui qui s’impose tout entier et qui ne demande qu’à être exécuté pour finir par s’épuiser trop vite.
Lundi 24, Balaruc
Grande boucle à vélo, départ sous un ciel gris qui vers treize heures quand nous déjeunons se libère, puis le soleil nous chauffe les fesses alors que nous découvrons des chemins par dizaines. Pendant ce temps, le James Webb Telescope atteint le point de Lagrange 2. Petite évocation à la radio pendant que je vais chercher Émile à Sète, avant de le conduire chez l’orthodontiste. J’ai oublié de prendre un masque, alors je l’attends dehors, dans un jardin planté d’agaves et de yuccas. En même temps que le soleil baisse à l’horizon, je grimpe les marches d’un escalier pour continuer à cligner des yeux. Cette attente rêveuse me rappelle celles de mon enfance, quand j’attendais dans la voiture avec mon père pendant que ma mère rendait visite à mon grand-père à l’hôpital. Mon père n’avait pas l’imagination de m’amener en promenade. Nous restions à poireauter dans la voiture. Étrange, tout de même. J’avais oublié cette affaire.
Mardi 25, Balaruc
Virginia Woolf au sujet de son journal : « D’ailleurs je crois que cette habitude d’écrire ainsi pour moi seule est un bon exercice. Cela détend les muscles. Peu importent les manques et les faux pas. Du train où je vais je suis obligée d’aller au but de la façon la plus directe et la plus précise, et par conséquent je dois saisir les mots, les viser et les tirer en moins de temps qu’il ne faut pour tremper ma plume dans l’encrier. »
Elle apprécie comme une détente l’écriture dans son journal tout en précisant : « Mais la facilité devient rapidement de la négligence. Il faut un petit effort pour saisir un personnage ou un incident qui demandent à être retenus. On ne peut pas non plus laisser la plume courir à son gré, de peur de devenir aussi négligente et désordonnée que Vernon Lee. Ses ligaments sont trop lâches pour mon goût. »
Elle relisait souvent son journal. Si elle avait disposé d’un traitement de texte, elle aurait peut-être pu en resserrer le style, corriger les facilités qui la dérangeaient. Elle évoque aussi la liberté et le plaisir de n’écrire que pour elle. J’ai longtemps lâché mon journal avant qu’il devienne autre chose depuis que je le publie. Un entre deux. Entre l’intime et le roman. Une voie littéraire en soi, peu exploitée dans l’histoire faute de technologie.
Chaque journée où je ne travaille pas à un livre est peut-être une bonne journée.
Est-ce un avant-goût de sénilité ? Je vais retirer de l’argent dans un distributeur, j’introduis ma carte, saisis mon code, demande 100 euros, la machinerie grogne, prend un temps fou avant de cracher un ticket me disant que la procédure a échoué et je ne vois pas ressortir ma carte. Sur mon téléphone, je constate que les 100 euros ont été débités, puis immédiatement remboursés. Je vais à la Poste pour réclamer ma carte avalée, mais est est exceptionnellement fermée. Alors je bloque ma carte. Sauf qu’une heure plus tard, je la retrouve dans une de mes poches. Le distributeur me l’avait rendue tout de suite sans que j’en prenne conscience.
Mercredi 26, Balaruc
Je joue avec une IA et elle me donne une idée d’une dystopie où les lecteurs ne lisent plus que des best-sellers. Problème : il y a toujours de premiers lecteurs, avant que le livre ne soit best-seller (sauf que ce n’est souvent pas le cas dans la réalité du marketing, certains textes deviennent best-seller avant même d’être publiés.) Serait-ce vraiment une dystopie ?
Jeudi 27, Balaruc
Je commence à gratter à la porte d’un texte qui pourrait prendre des proportions énormes, pas une petite fable douce et limpide et sans conséquence, écrite vite, mais au contraire un machin épais, lourd, indigeste, à faire peur.
Vendredi 28, Balaruc
Je suis comme Virginia Woolf : « Sans approbation, j’ai de la peine à me mettre au travail le matin, mais cet abattement ne dure qu’une demi-heure, et une fois que j’ai commencé je n’y pense plus. […] L’essentiel demeure le plaisir que j’ai à écrire. »
Je fais lire coup sur coup mon roman sur le vélo à deux amis et tous deux me disent que c’est mon meilleur texte. Je suis un peu désemparé après le refus de Pierre, qui d’ailleurs ne s’est pas justifié. Mon bouquin est un road book, sauf qu’à la place des routes il est question de chemins, à la place d’une voiture ou d’une moto d’un vélo. C’est un path book, un livre sentier, le roman des sentiers.
Samedi 29, Balaruc
Je découvre Jacques Abeille juste après sa mort, pas un entrefilet de François Bon. Je lis sa bouleversante dernière interview. Il paraît apaisé à la veille de disparaître, mais la rage bouillonne, la violence contre un monde littéraire qui l’a découvert sur le tard, et pour l’essentiel ignoré. Je commence Les jardins statuaires, à la prose enveloppante, à l’atmosphère lourde d’une menace intangible. Peut-être qu’il ne me touchera pas, j’ai peu d’affinité avec le surréalisme, mais je sens déjà une voix unique.
Dimanche 30, Balaruc
Jules Renard : « Ma littérature est comme une lettre à moi-même que je vous permettrais de lire. » J’ai parfois oublié de m’écrire à moi-même et je me suis perdu, ces textes ne me parlent pas. J’aime écrire ce qui me travaille et non pas écrire pour communiquer, ou divertir, ou attirer l’attention. En me travaillant, je voudrais travailler les lecteurs, que nous nous retrouvions autour d’une quête.
Ce texte que je commence sur une île qui coule me met dans le même état que quand j’écrivais Le geste qui sauve, la documentation m’envahit, me déborde, et je ne suis pas dans mon monde. Je ne suis pas sûr d’aimer cette sensation. Si je m’attaque à ce récit, qu’est-ce que je veux apprendre sur moi et sur le monde ? Il ne sert à rien d’écrire, sans ces réponses.
Trois gamelles en 120 km. Je rentre à la maison fourbu, mais heureux.
Lundi 31, Balaruc
Quand l’Histoire avançait lentement, se résumait à des guerres et des jeux amoureux, des trahisons et des allégeances, il suffisait de parler de son temps pour être intemporel. Aujourd’hui, les mots et les technologies changent si vite que le désuet nous menace à chaque ligne. Pour que notre littérature ait une chance d’être autre chose qu’anthropologique pour nos successeurs, nous en sommes réduits à ne pas parler de nous et d’inventer des univers imaginaires sans lien avec nos existences.
Par exemple, mes fils ne jurent que par leur console de jeux, alors que déjà nous entrons dans l’ère du cloud gaming qui s’apprête à les rendre obsolètes. Un roman avec le mot Minitel n’a aucun sens pour eux. Il y avait moins de risques à parler de carrosses, de voitures et d’attelages. Je me sens de plus en plus incapable de parler d’aujourd’hui, peut-être parce que je n’arrive pas à rire de notre ridicule impuissance.
J’ai découvert que Google est le meilleur correcteur orthographique du marché. Parfois j’écris un texte, le corrige avec Antidote, puis le colle dans Gmail pour l’envoyer. Je vois souvent de nouvelles fautes apparaître, des fautes qui échappent totalement à Antidote, pourtant très bon, mais qui n’a pas derrière une IA assez sophistiquée pour rivaliser avec celle de Google. Vision effrayante d’un futur où seuls les géants du Net seront capables de nous offrir des services performants.
Je pourrais intitulé mon roman sur le vélo Vers, et la couverture serait verte, ou Vélocité douce, pour que le mot vélo soit présent sans y être.
Mon projet One sunset a day commence à prendre forme en même temps que les images s’accumulent. Le montage final pourrait être générée dynamiquement à chaque visualisation.