Pas de mauvais jeu de mots ici, il ne s’agit pas du plaisir d’être reconnu pour ses mérites, ses exploits, ses prouesses, mais du plaisir d’explorer les chemins dans le but de découvrir un itinéraire idéal, sur un territoire parfois mal connu, voire encore inconnu, dans le but de construire une trace à partager avec des amis. Ce double objectif d’exploration et de partage fait qu’une reco n’a rien d’une sortie ordinaire.
Quand je m’arrête pour prendre une photo, quand mes yeux brillent ou que mes roues virevoltent dans des singles, je sais que je retiendrai le tronçon, puis quand trop de cailloux commencent à me fracasser les bras, voire me poussent à mettre pied à terre, je sais que je reviendrai pour trouver une autre solution. Sur mes 727, i727, Côte Sud, je ne cesse ainsi de peaufiner, toujours à la recherche de nouvelles possibilités. J’ai l’ambition folle d’exprimer le territoire, de lui rendre hommage, de ne passer à côté d’aucune de ses pépites tout en évitant ses points noirs, aussi bien les routes dangereuses que les décharges sauvages.
Hier, je suis retourné sur le secteur Golfe Antique entre Narbonne et la mer pour expérimenter des variantes. Lumière parfaite, ciel de traîne disloqué par la tramontane et spectacle panoramique sur fond de pinèdes avec étangs en arrière-plan. Un paysage de peintre, tout en contraste, et des chemins magnifiques, de rares routes peu passantes, des vignes encore chargées de raisins, des azeroliers rouges de pommettes et des grenadiers chaudement protégés par des murets de pierres sèches. Puis des villages, Bages coquet port de pêcheurs sur le golfe, à l’opposé Gruissan et de son château en ruines. Et partout des collines qui se reflétaient dans le bleu comme autant d’îles, échos de l’époque romaine quand la mer les baignait et encerclait le massif de la Clape.
En contournant la réserve africaine de Sigean, nous avons vu des girafes, des zèbres, des zébus. Et au loin, les grues et silos de Port-la-Nouvelle ne nous choquaient pas, nous servant de fanal en même temps que nous nous en approchions pour nous y ravitailler. Garder tel chemin, en écarter un autre, en chercher d’autres, et donc déjà la nécessité de revenir, après un peu de travail sur les cartes et les images satellites. Être présent au monde et en même temps se projeter sur la trace en cours de construction. J’adore cette double tension qui démultiplie mon plaisir et augmente ma capacité à mémoriser les tours et détours des chemins.
Tracer, c’est dessiner, c’est écrire, c’est raconter une vision du monde et parfois en dénoncer d’autres. Il y a des choix à faire, parfois déchirants, parfois il n’existe qu’une possibilité, guère satisfaisante, mais donc je me contente, parce qu’au-delà m’attends une récompense. Jamais je ne cherche à maximiser le kilométrage ou le dénivelé, le territoire me dicte ses règles. Je me sens comme un jardinier géographique, à la recherche des lignes de désir qui souvent échappent aux cartographes, ouvertes par les usagers, et qui toujours me rappellent la nécessité de venir sur le terrain pour me confronter à sa réalité. Une trace peut s’imaginer en théorie, mais elle nécessite l’expérimentation pour avoir une chance de devenir mémorable.
C’est affaire de goût. Certains trouveront mes traces trop techniques, d’autres pas assez techniques, trop VTT ou pas assez gravel, trop physiques ou pas assez. Je ne prétends pas créer LA trace, mais UNE trace qui répond à mes aspirations. Je ne me tends pas vers une beauté absolue, mais vers une beauté qui est la mienne et je la partage. Et plus je trace, plus j’affirme mes goûts et ma philosophie cyclistes.
Dans quelques jours, une épreuve gravel longue distance part de Montpellier pour relier Barcelone. Elle esquive nos plus beaux chemins, abuse des pistes cyclables, emprunte des départementales dangereuses, plus tard une nationale coupe gorge, traverse même un secteur gravel impraticable après de fortes pluies (et qui dit qu’il ne pleuvra pas d’ici là ?). Cette trace me démontre que les organisateurs de l’épreuve ne possèdent aucune connaissance intime de notre territoire. Plutôt que de demander conseil aux autochtones, ils débarquent en colons, avec force marketing et tarifs élevés pour persuader de leur sérieux. Leur ambition : séduire un maximum de cyclistes pressés, désireux de s’offrir un voyage organisé, avec la perspective de beaucoup de kilomètres et de dénivelé pour pouvoir frimer sur les réseaux sociaux. Mais de la beauté, ces adeptes des tour-opérateurs n’en trouveront pas, ou de loin, sans réellement savoir à côté de quoi ils passeront. Et dire que certains viendront de pays étrangers pour vivre une expérience amoindrie. J’ai le sentiment amer qu’ils se font arnaquer, et en même temps soutiennent un système délétère qui tend à se généraliser, au vu de la démultiplication des évènements gravel et bikepacking pharaoniques.
Mon approche de la trace, qui nécessite beaucoup de reconnaissances, de temps, de lenteur même, s’oppose à cette forme de colonialisme mercantile qui consiste à mettre bout à bout des pistes cyclables et des traces officielles, puis de les relier par des routes plus ou moins dangereuses, avant de faire de la pub pour engranger un maximum de bénéfices. Je trace par amour de la lumière, par amour de la terre, de sa couleur, de sa texture, par amour des paysages, des ciels, des étangs et des rivières, des plages et des forêts, des villes et des villages, des églises perdues et des ponts secrets. Le vélo fait partie de l’équation, mais il n’est pas toute l’équation. Le kilométrage et le dénivelé n’ont aucune importance par rapport aux possibilités esthétiques.
Quand je m’en vais en reconnaissance, j’éprouve des sentiments puissants. Des frissons me traversent. Un muret au bord d’un chemin peut m’arracher des larmes. Je revois mes ancêtres le dresser pierre à pierre. Je me glisse dans leurs pas, transpire avec eux, et contemple le monde depuis leur perspective, toujours réjouissante, choisie avec soin, car leurs chemins n’étaient jamais strictement utilitaires. Ils adoptaient la ligne juste au flanc des montagnes, celle qui souvent était la plus enchanteresse pour le regard et qui leur épargnait des efforts inutiles. Je trace pour rendre hommage à leurs chefs-d’œuvre.
Je me fais plaisir en ramenant le passé au présent, en le réactivant à coups de pédale, et je me fais plaisir à l’idée du plaisir qu’éprouveront ceux qui suivront la trace. Je me dis que j’ai de la chance d’avoir la liberté de pouvoir donner mon temps. Il me paraîtrait incongru de demander une rémunération pour ce travail, ou même un défraiement, parce qu’alors il me faudrait moi-même défrayer ceux qui ont déjà tracé dans les secteurs que j’explore et qui me servent de source d’inspiration. Une trace est toujours remix et variations sur des thèmes composés par d’autres, souvent longtemps avant notre naissance. Faire payer une trace, c’est voler ses chevilles ouvrières, tous ceux qui, à longueur d’année, roulent les chemins qu’elle emprunte autant que ceux qui les entretiennent. Les traceurs colonialistes téléportés dans une région qu’ils ne connaissent pas dépouillent les autochtones de leurs créations. Ils les exploitent sans scrupule (et souvent sans conscience, parce que les mêmes parlent d’écologie, de déontologie, et qu’importe s’ils font tout le contraire).
Je revendique ma naïveté. J’ai toujours l’espoir que le vélo serve d’exemple au reste de la société. En tous cas, là comme ailleurs, je cherche à tenir une attitude éthique, en phase avec les urgences de notre temps. Cette attitude aussi me fait plaisir, parce qu’elle m’encre, donne sens à ma vie, et fait que je ne pédale pas seulement pour faire du sport, mais aussi pour participer à la société, pour partager des beautés qualitatives, davantage porteuses d’avenir que les approches quantitatives, qui poussent à la comparaison et à la rivalité compétitive. Si pour les uns le vélo est un business, pour moi c’est un art de vivre.
PS : Aujourd’hui, les Gafam mais aussi Strava, Komoot et autres exploitent les traces que nous laissons sur le net, et les traceurs colonialistes font de même à leur petite échelle. Nous sommes entrés dans la société de la trace, après celle du pétrole. On pourrait ne rien y trouver à dire, mais je me bats politiquement depuis bien longtemps contre ceux qui nous dépossèdent de nos créations qu’elles soient conscientes, par exemple nos textes publiés, même les plus anodins, ou inconscientes, notre géolocalisation, nos goûts, nos préférences, nos amis. Je milite pour un partage des revenus. Ma philosophie : « Si tu gagnes de l’argent grâce à mon travail, quel qu’il soit, tu dois partager avec moi. » Les médias se battent depuis des années contre Google sur ce terrain, mais nous devrions tous ainsi défendre nos droits. Comme tous les capitalistes, les traceurs colonialistes exploitent une ressource inexploitée par les autochtones. Le colonialisme et le capitalisme ont toujours été inséparables.