Depuis des semaines, le golfe du Lion vit dans la grisaille, une chape nuageuse moutonnante qui refuse de nous humidifier. La Méditerranée n’a jamais été aussi chaude pour une fin octobre, encore pas loin des vingt degrés sur nos rivages. Alors elle s’évapore et forme une brume d’altitude, qui perdurera jusqu’à ce que le mistral nous apporte le froid et le bleu.
J’ai marché jusqu’au port du village, jusqu’au ponton où quelques pêcheurs espèrent des dorades complaisantes, mais elles ne daignent pas bouger vu les conditions exceptionnellement douces. Je me suis assis sur une des nouvelles passerelles destinées aux bateaux-bus, face à l’étang et à Sète, aussi à l’avenue du port, où j’ai passé mon enfance, où j’ai encore une maison, où ma mère habite. Et je trouve tout hideux, sans charme, sans unité, les enrobés défoncés, les trottoirs de béton mâchés, les crépis lépreux, et les voitures omniprésentes, rien de pensé pour le calme d’un siècle qui sera écologique ou ne sera pas.
J’ai marché pour changer de perspective, pour ne pas rester chez moi, pour ne pas travailler à quelques vagues projets, j’ai marché pour me décaler de quelques degrés, produire une parallaxe infime, mais qui déjà me fait voir le chapelet des grues du port de Sète, me rapproche des immeubles blancs sur la face nord du mont Saint Clair et me plonge le nez dans les bouges à frites le long de la plage de mon village.
Dans mes romans comme dans mes vagabondages, je n’ose en dire le nom parce que ce serait lui faire un honneur qu’il ne mérite pas, tant il symbolise le projet débile de la modernisation : transformer à tout prix, en s’asseyant sur la mémoire, sur les lieux sacrés des anciens, sur les points symboliques pour les remplacer par du factice provisoire.
Je suis attaché à l’étang, à la vue, à la perspective, à la topographie générale des lieux, mais pas au village qui est un des plus hideux de la région, et que de chez moi je vois de loin, ses détails gommés, dans un flou propice à l’imagination.
Ma génération est responsable de cette déréliction, j’en suis responsable par mon inaction politique. J’ai un temps rêvé qu’écrire pourrait produire un sursaut de conscience, je n’avais pas anticipé que mes concitoyens ne me liraient pas et obéiraient à des injonctions de nature idéologique et non esthétique.
Je suis désolé de n’avoir jamais été diplomate. Mon travail aura été de ressentir des liaisons entre des lumières et des choses, entre des êtres et des pensées. J’ai été habité par le désir de jouir du monde, avec l’espoir de partager ce goût de la jouissance, qui s’il s’était généralisé aurait évité bien des horreurs.
J’écris au passé parce que j’ignore tout de l’avenir. Je me suis décalé jusqu’au port pour ouvrir les yeux, pour accueillir le soleil qui tente une percée chaleureuse, et qui tombe lourd sur des palmiers ridicules plantés par un maire qui a confondu le Midi avec une Floride de pacotille.
J’imite les pêcheurs, je suis assis comme eux sur le ponton, je joue avec mon clavier comme je jouerais avec un moulinet. De temps à autre, je le rembobine, me relis, puis lance loin l’hameçon, écris sans réfléchir, puis regarde le bouchon durant de longues minutes d’immobilité avant de rembobiner, tout surpris de ne remonter aucun poisson.
Je serais malheureux si l’un d’eux frétillait au bout de ma ligne. Il me faudrait le détacher, le rejeter dans l’étang, lui redonner sa liberté. Je fait de même avec les phrases trop adroites ou trop équilibrées ou qui alignent trop de rimes. De même, je n’aime pas les pensées trop visibles, qui s’imposent, qui éclipse autour d’elle, un piège dans lequel tombent les philosophes, qui finissent par croire à leurs théories et deviennent incapables de s’en abstraire, même les relativistes, attachés au relativisme.
Je préfère prendre ce qui passe, le regarder dans le soleil, le faire miroiter un instant, puis le rejeter. J’aime cet état méditatif de la contemplation, que j’atteins en écrivant, comme d’autres en respirant ou avec des exercices de Yoga.
Je publie les textes écrits dans ces moments parce qu’ils illustrent une attitude, une attention, un plaisir d’une simplicité infinitésimale. J’ai entendu à la radio un cuisinier célèbre vanter l’art du goût, l’art du manger, du boire. Il m’a fait rire parce que pour lui son art lui paraissait incontournable. J’aurais aimé le détromper, parce que pour moi le seul art incontournable est vivre, sans rien faire de particulier. Pas de musique, pas de spectacle, pas de peinture, pas de lecture, pas de nourriture, pas de boisson, être et se laisser traverser.
Je ne me suis pas décalé pour regarder l’avenir, pour essayer de l’entrevoir, et y chercher ma place, mais simplement pour produire une rotation de ma perception, pour la tourner de l’intérieur vers l’extérieur, l’étang, le village, peu décrits par mes mots, mais présents par les clapotis des vagues sous les piles du ponton. Je me suis décalée pour me laisser envahir par ces familiers à jamais étrangers.