Depuis la mort de Bruno Latour, je ne me suis jamais autant intéressé à sa philosophie. Même si certaines de ses thèses me paraissent critiquables, elles m’aident à mieux définir pourquoi j’attache autant d’importance à explorer mon territoire à vélo.
Selon Latour, nous n’avons jamais été moderne, en ce sens que « moderniser » est un mot d’ordre vide, que personne n’a jamais réussi à définir, qui supposait que l’homme dominait la nature et s’en affranchissait dans une course perpétuelle en avant. Nous sommes désormais obligés d’admettre que ce rêve absolutiste est irréalisable, du moins temporairement. Nous habitons Gaia, entre ciel et terre, une fine couche d’un écosystème fragile, dont nous ne sommes en rien les maîtres, mais que nous avons le don de compromettre et qui nous rend coup pour coup.
Pour autant, le retour à la terre, au local, à l’isolationnisme, au nationalisme, à l’autarcie, au communautarisme n’a pas davantage de sens que la modernisation effrénée, parce que Gaia ne peut être niée, que son influence s’étend à tous, dans les campagnes comme dans les villes. Il est impossible de vivre tranquillement chez soi en ignorant le restant du monde, ne serait-ce que parce que Gaia engendre des migrations de plus en plus vastes. Gaia est locale et globale en même temps.
Si nous voulons survivre en tant que civilisation, voire en tant qu’espèce, il nous faut donc simultanément quitter notre piédestal moderniste et notre espoir de nous réfugier dans un terroir protégé. Mais Où atterrir ? se demande Latour dans le livre éponyme. Il remarque que quand la bourgeoisie a supplanté l’aristocratie, elle accusait celle-ci de ne pas être rationnelle (ce dont les aristocrates n’avaient pas conscience). Trois siècles plus tard, une nouvelle « classe » serait en train d’émerger qui accuserait des mêmes maux la bourgeoisie capitaliste adepte de la modernisation (ce dont les bourgeois n’ont manifestement pas conscience puisqu’ils persévèrent dans une direction qui nous envoie écologiquement dans le mur).
La nouvelle classe émergente troquerait le mot d’ordre « moderniser » pour le mot d’ordre « écologiser », ce qui implique pour ses membres de prendre en compte l’écologie dans toutes leurs décisions, toutes leurs activités, toutes leurs pensées. Il existerait donc de nouvelles façons d’être, de se comporter, de vivre, qui seraient moins réactionnaires que les anciennes et compatibles avec le nouvel état du monde.
Latour évoque une quatrième possibilité, un quatrième attracteur : le trumpisme, qu’en France on pourrait appeler le frontisme, qui nie les problèmes climatiques et les mouvements de population qu’il engendre et entend continuer le rêve moderniste comme si de rien n’était tout en s’enfermant à l’intérieur de ses frontières. Une approche hors sol, déconnectée des réalités, où les fake news valent les news objectives et vérifiées.
Les quatre attracteurs cyclistes
Le monde du vélo, qui ne peut être isolé du reste du monde, n’en est pas moins un laboratoire social, une microsociété où observer des comportements reproduits ailleurs et pourquoi pas expérimenter de nouvelles manières d’être. De fait, il existerait quatre façons de concevoir le vélo : une trumpiste, une attachée à l’ancien paradigme bourgeois et moderniste, une qui prône le retour au local, enfin une tournée vers Gaia, vers une nouvelle manière d’y vivre et de l’habiter, une façon d’être plus terrestre comme dit Latour.
Ainsi il existe beaucoup de cyclistes trumpistes adeptes du « Chacun fait ce qu’il veut », « Chacun sa pratique », qui nient que les comportements des uns influencent ceux des autres, qui pensent que nous pouvons chacun vivre le vélo dans nos bulles qui seraient indépendantes les unes des autres, qui en fait ne voient pas la dimension politique du vélo, en un temps où chaque geste est politique à cause de l’interdépendance massive dont Gaia elle-même nous fait prendre conscience de plus en plus durement.
Des rengaines comme « Pédale et tais-toi » ou « Vis le vélo comme tu l’entends et ne m’emmerde pas » ou « Arrête de réfléchir et roule » sont des mots d’ordre réactionnaires quand écologiser implique de reconnaître que les actes des autres nous influencent, que nous le voulions ou pas. Le vélo, pas plus qu’aucune autre activité humaine, se joue hors sol.
Pédaler sur route parmi les voitures, où même sur une piste cyclable parallèle, c’est dire quelque chose aux automobilistes. « Tu pourrais aussi pédaler, tu pollues, tu fais du bruit, tu perds du temps, tu t’engraisses, tu participes aux dérèglements climatiques… » Le cycliste a beau ne penser à rien, il parle tout de même aux autres usagers de la route et des chemins.
Sur la départementale qui mène à Sète, je vois souvent des routiers se mêler aux voitures, alors que se déroule en parallèle une magnifique piste cyclable. Eux aussi sont politiques. Ils disent préférer la route parce qu’elle est prioritaire par rapport à la piste, parce qu’ils n’ont pas à passer les barrières à chaque croisement, ils disent leur désir de vitesse, de rendement, de performance, quitte à prendre des risques. Ils marquent leur attachement au mot d’ordre moderniste du toujours plus efficace, toujours plus rapide.
Podiums, records, chronométrages, compétitions, classements traduisent dans le monde du vélo le postulat moderniste de la toute-puissance et de la domination. Les courses se jouent d’un bout à l’autre du pays, ou du monde, on s’y rend souvent en voiture, train ou avion. On n’a pas le temps de s’installer et de savourer les particularités locales qu’on saute vers une autre destination. Et les amateurs miment les comportements médiatisés des champions, eux aussi ils prennent l’avion pour aller pédaler et participent à des évènements, où plutôt que d’être payés pour leur présence, on leur demande de payer. Tout est une affaire de business avec un objectif de rentabilité. Les grands spectacles, qui visent à capter une audience maximale, s’adressent aux foules depuis le piédestal des modernes. Et les amateurs qui participent à des spectacles édulcorés rêvent de briller aux yeux de leurs amis ou de leur propre orgueil, avec force photos publiées en ligne.
D’autres cyclistes, revenus de ces jeux du cirque, conscients de l’absurdité du projet moderniste et de la folie du nihilisme trumpiste, s’enferment dans leur territoire, qu’ils gardent aussi jalousement que des chasseurs. Ils parcourent jour après jour, année après année, les mêmes circuits. Ils labourent leurs champs et n’en démordent pas. Et quand ils y croisent des cyclistes étrangers, ils les regardent d’un mauvais œil, tout comme leurs cadres carbone, leurs freins à disque, leurs dérailleurs électriques. Le vélo n’est plus spectacle, mais utilitaire, et sa dimension plaisir mise de côté. Il n’est qu’un moyen de transport.
Bien sûr, je caricature ces trois positions, conscient que moi-même j’ai parfois un pied dans chacune, toujours fan du Tour de France, par exemple, et toujours sourcilleux quand je vois des traces traverser mon jardin, sans le respecter. Reste qu’il faut inventer une quatrième voie, une pratique du vélo tournée vers Gaia qui serait bienveillante, respectueuse, curieuse, ouverte, collaborative, inventive…
Écologiser en pratique
Latour : « Nous ne savons pas quelle est la situation d’être sur cette Terre nouvelle dans laquelle nous avons été plongés du fait de l’histoire moderne dont nous sortons. » La nouvelle orientation est encore difficile à définir puisqu’elle ne s’est pas encore généralisée, et ne divise pas encore l’hémicycle politique entre ses adeptes et ses détracteurs, les partis écologistes ayant à ce jour échoué à se défaire de l’ancienne opposition gauche-droite.
Mais quand j’explore le territoire à vélo, je sens que suis à la recherche d’une nouvelle façon d’être. Je ne tente pas de délimiter un espace qui m’appartiendrait, et dont je défendrais la frontière en pissant à ses quatre coins, je ne lui attribue d’ailleurs pas de limite géographique, du moment que mon vélo me porte. Je suis dans la peau d’un globule blanc qui parcourt le système immunitaire du monde. Je crée du lien entre des paysages, empruntant de préférence des chemins de terre, tentant de maintenir en vie de multiples interconnexions. Plus leur nombre grandit, plus je me sens libre, parce que de plus en plus de possibilités d’itinérance s’offrent à moi.
Je ne cherche ni la vitesse, ni la performance, mais à relier des paysages, des villages et des villes, des hommes et des femmes. Je le fais au rythme de la pédale, assez rapide pour au cours d’une journée me faire parcourir de longues distances, mais assez lent pour me laisser le temps d’apprécier le moindre détour des chemins. Je ne consomme plus l’espace, je le déguste, d’autant plus quand je roule avec des compagnons. Je ne passe pas où m’ordonnent les routes, mais par des chemins de traverse, qui permettent de découvrir la diversité du monde. Et peu à peu, j’entretiens une intimité de plus en plus grande avec lui, non seulement avec mon environnement immédiat, mais souvent loin de lui quand je voyage en bikepacking.
Gaia me devient familière. Elle n’est plus un concept théorique formulé par James Lovelock, mais un objet sur lequel je me sens agir et qui agit en réaction sur moi. C’est difficile à expliquer. Quand je parcours un sentier, je suis conscient de le marquer, de le maintenir en vie et, en même temps, je perçois le désir de la végétation de se refermer. Il ne s’agit pas d’un combat, plutôt d’une coopération, car la nuit des animaux emprunteront la même trace. Parfois, mes pneus mordent sur des pierres et les projettent sur le bas-côté, et ainsi, subrepticement, je rends le chemin plus praticable. Quand je pédale, je jardine le monde.
Écologiser ne veut pas dire rendre la planète à la nature, mais la garder habitable durablement par des milliards d’humains selon des modalités douces et respectueuses. Écologiser ne veut pas dire s’approprier, clôturer, interdire, mais au contraire partager. Je trace un itinéraire de lieu en lieu et l’itinéraire appartient à tous ceux qui le parcourent. Si un territoire appartient à un nombre restreint de propriétaires, souvent adeptes de la fortification grillagée, l’itinéraire appartient à tous et une infinité d’itinéraires peuvent irriguer un territoire. L’itinéraire est une ressource inépuisable.
On passe du paradigme du limité à celui de l’illimité. On n’a pas d’autres choix d’ailleurs : puisque le limité s’épuise si on le consomme. Écologiser implique de célébrer et d’apprécier ces choses en abondance, dont la démultiplication n’a aucune limite et quasiment aucun coût. Le local s’accroche à son bout de terrain, le moderne en saccage d’autres dans sa course en avant, le terrestre parcourt le monde sans grever ses ressources. Et alors payer plus d’une poignée d’euros le droit de parcourir un itinéraire pour y faire la course revient à ramener l’itinéraire dans la sphère moderniste. C’est banalement réactionnaire. Et se laisser tenter par ce vice est peu responsable écologiquement (même si nous avons tous droit à nos petites faiblesses).
Mais nous vivons encore trop souvent dans le paradigme moderniste, où tout s’achète, tout se négocie, où certains font main basse sur les ressources abondantes pour les raréfier artificiellement et les monétiser (c’est le moteur du capitalisme). Ainsi rendre payant un itinéraire est une tentation logique quand on oublie d’écologiser, c’est un moyen d’établir un contrat de confiance financier, toujours doublé d’un règlement contraignant qui fixe a priori les règles du jeu.
Au contraire, écologiser implique d’établir un contrat de confiance éthique. Je te suis parce que nous partageons les mêmes valeurs. Je n’ai pas besoin de te faire payer ce qui est déjà à toi pour que tu me fasses confiance. Nous sommes également responsables vis-à-vis de Gaia. Nous partons créer du lien à travers les paysages, chacun avec son regard entrevoyant des connexions nouvelles, et donnant à un itinéraire une interprétation nouvelle. Nul besoin d’une médaille à la fin pour dire que tu as roulé l’itinéraire, parce qu’en fin de compte celui que tu as roulé ne l’a été par personne d’autre. Tu lui as apporté ton regard unique et l’a enrichi de ton expérience.
Cette œuvre de jardinage, en solo ou entre amis ou compagnons de circonstance, pourrait servir de fondation à une écologisation plus générale. Pour ma part, elle me fait entrer dans l’intimité de Gaia. Quand je reviens d’un itinéraire, je me sens plus proche du cœur du monde. Et ce n’est qu’à cette condition que je réussis à passer d’une posture écologiste, à une constance écologique. Je me sens plus terrestre grâce au vélo. Voilà aussi pourquoi je trace des itinéraires et les partage en open source : pour faire vivre une expérience et une philosophie du vélo.
Les marcheurs, les voileux, les alpinistes, les cultivateurs, les jardiniers, les botanistes… peuvent sans doute adopter une semblable attitude terrestre. Chacun à notre façon, nous recherchons une intimité avec la biosphère, une intimité sans laquelle il est impossible de se penser après la modernité.
Pour ma part, je sens que je dois continuer d’expérimenter pour mieux comprendre mon penchant de plus en plus marqué vers le terrestre. Ce penchant explique pourquoi je m’oppose de plus en plus fermement aux modernes et à leurs pratiques irrationnelles.