Je n’ai jamais été fan d’Aurélien Barrau, ce scientifique au look de Jésus, qui joue de sa personne et de son éloquence et de son statut de physicien pour porter sa voix dans le monde de l’écologie radicale. Il critique la société du spectacle et il est un spectacle à lui seul. Ambiguïté qu’il perçoit, puisqu’il dit se retirer des réseaux sociaux, mais reste sur YouTube, comme si ce n’était pas un réseau social. C’est un catastrophiste assez déprimant, parce que ses constats sont irréfutables, mais ses projections extrêmes restent les siennes et d’autres avenirs sont envisageables.
Et voilà que je lis son petit livre Il faut une révolution politique, poétique et philosophique où il nous exhorte à ne plus commenter ou comprendre le réel, mais à « produire du réel ». Et je ne peux qu’applaudir. Alors je continue de lire et je ne vois pas beaucoup d’exemples explicites, et pratiques, de comment produire du réel, excepté l’invocation de quelques poètes. Reste que Barrau est éloquent quand il défend son intuition :
« La migration ontologique – puisqu’il s’agit de redéfinir les étants fondamentaux – nécessaire ne peut pas être disciplinaire. Elle relève d’un effet de bord. Une fois de plus : les poètes sont bien plus essentiels et efficaces que les économistes, les physiciens et les politologues pour aborder la question. Travailler la beauté est plus urgent et plus radical qu’équilibrer son bilan carbone. » Une fois encore, j’applaudis. Comme Bruno Latour le disait, nous devons rechercher de nouvelles manières d’être terrestre. Malheureusement Barrau arrête sa réflexion au point où tout commence.
Pour ma part, j’ai longtemps essayé de fabriquer du réel avec des textes, des histoires, parfois des images. J’ai analysé la catastrophe systémique comme une crise de la complexité, qui exige de repenser nos organisations politiques. Je n’ai réussi, au mieux, qu’à adapter ma vie à mes idées. Mais aujourd’hui, je sais que j’ai trouvé un des lieux de l’invention du réel : tracer à la surface du territoire des randonnées, des lignes virtuelles ancrées dans le sol et qui passent entre les arbres et au-dessus des rivières, qui se croisent et s’entrecroisent comme des spaghetti dans une bolognaise, sans le risque d’épuiser des ressources, car leur superposition ne lèse aucun propriétaire, pas même les innombrables êtres vivants qui cohabitent à proximité. La trace est un de ces nouveaux objets révolutionnaires qui comme un poème pourrait nous détourner du matérialisme consumériste et nous enseigner de nouveaux rapports à l’existant.
La trace rapproche du terrestre et en même temps des autres vies, à commencer par celles de nos compagnons de cheminement. Elle nécessite la bienveillance, l’entraide, la coopération, le respect, les encouragements quand elle devient difficile, avant qu’elle nous écarquille les yeux de bonheur. Elle raconte une histoire, mais une histoire qu’il faut vivre physiquement en l’éprouvant par chacune des pores de la peau, jusqu’à parfois connaître des épiphanie.
Barrau nous adjure d’en revenir aux messages des autres civilisations. J’invoque les chants des pistes des aborigènes. Leurs mélodies ont transformé le continent australien en espace poétique, traversé de routes imaginaires. La trace est une longue litanie de virages, de lignes droites, de montées et de descentes qui nous mènent d’un point à un autre, ou nous ramènent à notre point de départ, après nous avoir fait voyager autant dans l’espace qu’en rêve. À pied, à vélo, à ski, elle nous reconnecte au sol et à nous-mêmes et aux autres.
Dans son Petit traité de la marche en plaine, Gustave Roud écrit : « C’est, presque à l’horizon, le village qu’allume un soleil bas ; chaque vitre à son tour vous fait signe d’un doigt qui miroite ; là seulement vous trouverez le sommeil. » Un instant rare, miraculeux, qui pourtant se répète sur la trace, surtout quand on la suit de jour en jour, et que toujours elle réserve un éclat de lumière qui touche au cœur et le comble au-delà de tous les contentements matériels. Dans ces moments, le randonneur approche de la beauté profonde, du yügen des bouddhistes, une beauté qui se réinvente sans cesse et sans laquelle vivre manquerait de saveur.
Tracer, c’est inviter des randonneurs à une expérience physique et poétique, c’est créer du lien entre des lieux, parfois antinomiques, et des hommes et des femmes, tout aussi antinomiques, mais qui s’entendent et fraternisent dans le yügen, et qui à partir de ce point de convergence, de cette expérience intime, peuvent dépasser le matérialisme et envisager la révolution radicale que notre époque exige. La trace est une initiation à la transition, un pas vers un autre monde.
Et parce que j’ai une approche poétique et philosophique de la trace, je supporte mal ceux qui en ont un usage compétitif et mercantile. Ils s’y affrontent, ils s’y montrent, ils y miment les conflits qui animent la débauche capitaliste hors de laquelle ils ne voient aucune perspective. Je n’ai aucun respect pour eux, pour leur manque d’imagination, de fantaisie, de poésie. Ils sont nocifs parce qu’ils pervertissent un bien commun. Plutôt qu’en faire un usage révolutionnaire, ils s’y abîment avec un conservatisme délétère.
Alan Watts affirme que le désir de survivre et de comprendre gouverne nos perceptions. En mode de survie ou en compétition pour nous dépasser ou/et dépasser les autres, nous ne serions attentifs qu’à nos besoins élémentaires, et donc incapables de voir dans une fenêtre un signe de la main, dans une rougeur du ciel un instant de grâce. La poésie nous échapperait, et voilà pourquoi j’estime les compétitions sportives régressives, alors même que nous avons une compétition bien plus urgente pour notre survie collective.
Des prétendus sages, des respectueux, des personnes très ouvertes me diront que je ferais mieux de m’occuper de mes affaires et de laisser les autres s’occuper des leurs. Chacun aurait de la trace l’usage qu’il voudrait. Alors donc, suivant ce raisonnement, les pollueurs ont raison de déverser leurs détritus dans les rivières, dont ils ont l’usage, les pétroliers d’extraire l’or noir au détriment des populations locales, dont ils ont l’usage, les maris violents de battre leur femme, dont ils ont l’usage. Ben non, je ne suis pas d’accord. Tout ne se vaut pas. Je ne suis pas un intellectuel pacifiste. Le relativisme est une maladie dangereuse et contagieuse. Cette attitude sape les fondations d’une réalité sur laquelle s’accorder, discuter, faire société, agir collectivement. C’est le libéralisme poussé à l’extrême quand on arrive au bout de l’individualisme. Une fausse bien-pensance.
Je vois les pires réactionnaires d’extrêmes droites m’adjurer de laisser faire de la trace ce que les gens veulent. En arrière-plan, ils me demandent de les laisser penser des abominations. J’en suis incapable. Je ne peux pas me taire. La trace est une œuvre d’art collective et commencer à la vendre revient à vendre l’air des montagnes, la neige des glaciers, l’eau des rivières et des plages. Je les entends dire « Tout le monde fait ça », certes, mais vous ne croyez pas qu’il est temps de faire autrement ?