Destruction
Destruction

Notre microcosme cycliste n’est qu’un modèle réduit de la société en général, avec les mêmes enjeux face à la catastrophe systémique dans laquelle nous sommes plongés (encore faut-il la reconnaître et l’accepter). Si rien ne change dans ce microcosme, il serait fou d’attendre des changements à plus large échelle. Voilà ce qui m’attriste quand je vois ici exactement les mêmes schémas insoutenables se perpétuer.

Que les choses soient claires, je sais qu’organiser un évènement demande du temps, du travail, de l’investissement. Depuis 2019, je ne cesse de peaufiner le 727 et je sais ce que cela implique. Je le fais à titre bénévole et non pour gagner de l’argent, ni même entrer dans mes frais. C’est un don à la communauté (et, bien sûr, j’en éprouve beaucoup de plaisir, je ne suis pas un pur altruiste). D’autres peuvent vouloir rentabiliser leur temps, c’est leur droit. Mais il est important de se demander ce qui est facturé aux bikepackers, et si c’est légitime.

Le bikepacking ne se joue pas hors sol et dans un espace privé. Il se joue dans l’espace social, et les contraintes sociales s’imposent. Par exemple, en tant qu’organisateur, je dois m’assurer contre les assurances des participants au cas où l’une d’elles se retournerait contre moi suite à un accident. On marche sur la tête : il faut s’assurer contre les assureurs. C’est une escroquerie, mais je dois m’y soumettre. Donc, j’ai toujours demandé aux participants de payer avec moi une assurance, à laquelle il est pratiquement impossible de se soustraire, même quand on organise une sortie dominicale entre amis. Voilà pourquoi, en autres raisons, il existe des clubs de vélo et des fédérations : pour nous protéger en cas de pépin.

Si j’avais réservé le 727 à mes amis, je ne me serais pas davantage protégé des assureurs, car je serais resté l’organisateur à leurs yeux. J’ai donc accepté de laisser le 727 grandir en douceur, ce qui implique des coûts supplémentaires, mais qui restent modérés, parce que je tiens à un autre principe : la sobriété.

Le bikepacking se joue le plus souvent dans la nature, il se nourrit d’un besoin de grands espaces et d’évasion, et je ne peux concevoir des organisations qui iraient à l’encontre d’une prise de conscience écologique. Selon moi, toute dépense inutile est à bannir : marketing, goodies, équipes multimédias, balisage, chronométrage… L’organisation d’évènements bikepacking ne peut être un business ordinaire qui vise la croissance. Il me paraît d’ailleurs hallucinant que des gens conduisent encore des « business ordinaires » sans en éprouver un malaise existentiel.

Mais un business ordinaire, c’est quoi ? C’est un business qui ne se préoccupe pas des externalités négatives, qui ne se préoccupe pas des gens, qui les exploite, qui ne se préoccupe pas des biens communs et les détourne pour son profit, qui est prêt à tous les compromis pour croître. Il existe beaucoup de business nocifs, et beaucoup d’autres qui ne le sont pas. Cela dépasse de loin l’écologie. Ces business exercent une nuisance générale. Quand j’étais jeune ingénieur, beaucoup de mes collègues de promos sont partis travailler dans l’industrie de l’armement. J’ai cessé de leur parler. Ce n’était pas acceptable pour moi. Si déjà tous les cadres cessaient de se compromettre, on y verrait plus clair.

Nous faisons face à un défi historique d’une ampleur titanesque et on pourrait continuer de vivre sans rien changer ? J’ai toujours un frisson quand mes amis me parlent de leurs prochaines vacances à l’autre bout du monde. Est-ce bien nécessaire ? Est-ce bien raisonnable ? Ces questions, je me les pose avec le bikepacking. Oui j’aurais envie d’aller rouler l’Arizona Trail ou la Tour Divide ou la Silk Road, mais je m’en garde, avec d’autant plus de facilité que nous avons en Europe, à portée de train, des terrains de jeux extraordinaires.

Autant je suis contre les dépenses superfétatoires, autant j’applaudis les initiatives bienveillantes qui visent à créer du lien et à fraterniser. Qu’un organisateur propose des repas, des pots, des ravitaillements, je n’ai rien à y redire, et qu’ils soient payants, cela va de soi. Je ne suis pas pour la gratuité, mais pour ce qu’Orwell appelait la « common decency ». Je suis vigilant quant au tarif des randonnées auxquelles je participe, non pas dans le but de faire des économies, je n’en fais pas puisque j’organise le 727 à fonds perdu, mais parce que selon moi le bikepacking en général doit faire preuve de décence commune. Il doit se présenter comme un loisir alternatif à ceux mis en avant tout au long du XXe siècle et qui n’avaient pour effet que de nous faire accélérer vers un horizon apocalyptique.

J’ai la folie de croire que la pratique du bikepacking peut nous enseigner à vivre autrement, à penser autrement, à nous rendre plus terrestres, plus écologiques au sens de Bruno Latour. Cette utopie bien sûr ne peut cohabiter avec des pratiques purement capitalistes, un évènement ayant pour ambition d’accroître son chiffre d’affaires d’une année sur l’autre. Et chaque fois que je sens cette logique se glisser dans le bikepacking, même sous le couvert de bonnes intentions, je la dénonce, parce que pour moi il ne devrait pas y avoir de place pour ces pratiques dans notre microcosme, et dans le monde en général.

Bien sûr, c’est tentant de me dire « je vais faire payer 150 €, ça paraîtra plus sérieux, j’aurais davantage d’inscriptions, je pourrais me payer des reconnaissances plus luxueuses, envisager de créer d’autres évènements, voire me payer un nouveau vélo, et même je vais introduire de la compétition, ils vont se prendre au jeu ». Ne croyez pas que je n’y pense pas. Faire du business à l’ancienne est simple, trop simple. Mais je m’en garde comme d’une sucrerie qui ne ferait que me provoquer par la suite des aigreurs d’estomac. Il me semble que j’ai le devoir d’inventer autre chose (d’autant que j’en ai le loisir), sinon j’aurais des aigreurs d’estomac sans même manger de sucreries.

Reste un autre problème, et de taille. Le bikepacking n’existe pas sans une trace sur laquelle rouler. Mais qu’est-ce qu’une trace sinon une collection d’autres traces mises bout à bout ? Ce n’est ni plus ni moins qu’un texte composé de paragraphes copiés à d’autres textes. Un mashup. Faire payer la trace impliquerait donc de rémunérer tous ceux innombrables qui ont créé ses parties. Impossible. À ce titre, j’ai du mal quand j’entends dire que l’inscription à un évènement couvre aussi le prix de la trace. Celle-ci est alors initialement gardée secrète et réservée aux participants (si le prix ne comprenait pas la trace, elle serait offerte pour les Individual Time Trial).

Le problème ne se résume pas à une question de droits d’auteur. Quand une trace payante passe chez un propriétaire, il est en droit de demander à être rémunéré, alors que jusque-là il accordait un passage gracieux. Si la trace payante se généralise, le roulage payant se généralisera. Même le dimanche, on ne pourra plus rouler hors du domaine public, et ce sera triste. La trace n’est envisageable que par le don. Si le don n’est pas réciproque, ça ne peut pas perdurer.

Nous sommes face au problème classique de la tragédie des communs. Des gens à qui on offre une ressource l’épuisent jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. Ceux qui rendent payantes les traces commercialisent des ressources qui ne leur appartiennent pas et ils en déprivent le reste de la société. Il s’agit d’un pillage comme un autre, perpétré le plus souvent sans conscience, comme bien d’autres pillages au préalable.

Donc, oui, on peut faire payer l’organisation d’un évènement, de façon respectueuse (à chacun de fixer son niveau de respect et d’éthique), mais non, on ne peut pas faire payer la trace sur laquelle se déroule cet évènement. Elle doit rester publique, elle doit être reversée immédiatement au compte des biens communs, et même en amont de l’évènement, pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté entre l’organisation qui rassemble les bikepackers et les lieux où ils roulent, et qu’ils doivent respecter.

C’est ironique, mais nous devrions prendre exemple sur le Tour de France. La trace est publiée à l’automne pour annoncer le terrain de jeu de la bataille de juillet. Lors des évènements bikepacking, la trace pourrait être publiée en amont, en open source. L’organisateur la présenterait et parlerait des services qu’il commercialise lors de l’épreuve. On y verrait plus clair. En tout cas, j’y verrais plus clair. À mes yeux, une énorme ambiguïté serait levée.

Et ne vous méprenez pas sur mon alignement politique, je ne suis pas un néocommuniste, j’attache simplement une importance vitale aux biens communs. Nous sommes tous responsables à leur égard et nul ne devrait s’arroger le droit de provoquer une tragédie des communs, même à l’infime échelle du bikepacking.