Les artistes sont des éponges émotionnelles. Ils se gorgent des particularités de leur temps pour les mêler aux invariants de la condition humaine. Dans les années 1950, années de croissance tous azimuts et âge d’or de l’automobile, Jack Kerouac prend la route à la recherche de lui-même et d’une façon d’exister qui ne peut plus être la même que celle des générations antérieures.
La route, longue, droite, noire, avec une ligne jaune pointillée au milieu et deux lignes continues de part et d’autre symbolise l’horizon imaginaire, tourné vers l’ouest, vers les territoires encore à industrialiser, tout comme elle symbolise la ligne de coke et l’évasion stupéfiante. Sur la route, on voyage à bord de voitures bruyantes, rutilantes, puissantes. Elles remplacent les chevaux, les charrettes, les bateaux qui jusque-là ont participé à la conquête du monde. Alors de nouvelles histoires émergent, qualifiées de « road », et on obtient des « road books », puis des « road movies ».
Longtemps la liberté des héros comme Dean Moriarty alias Neal Cassady nous ont inspirés, puis mis en mouvement, souvent avec frustration, car les solutions trouvées par eux ne pouvaient plus convenir à notre temps. J’ai eu la sensation d’avancer à contre sens sur la route, d’y aller à reculon, d’en éprouver de la frustration et des bouffées d’impuissance. J’admirais Kerouac, mais ses évasions ne me convenaient pas, je devais en inventer d’autres sans savoir lesquelles.
L’écriture est un voyage. Elle exige des lignes de progression, des axes de développements, qui peut-être d’une façon ou d’une autre reflètent ceux du monde. Quand l’automobile est reine, l’écriture file à tombeau ouvert. Elle est rock & roll et dangereuse. Elle prend des risques suicidaires. À la fin du XXe siècle, de nouvelles lignes de progression ont émergées, des lignes numériques, informationnelles, interactives. Et les artistes sont entrés en résonance avec elles. En 1984, Gibson publie le Neuromancer, et avec lui apparaît le cyberpunk et donc le « cyber book », ou les routes numériques remplacent les routes asphaltées.
Nous avons arpenté ces avenues, au propre et au figuré, et souvent écrit sur elles ou avec elles ou à travers elles. Nous avons aimé, rêvé, pleuré et rigolé dans leurs foisonnements hyperactifs, à en perdre le sommeil, à croire que nous changions le monde, jusqu’au jour où nous avons émergé dans un univers en perdition, sans que les nouvelles lignes réussissent à lui assurer un avenir soutenable. Nous en sommes là. Nous ne pouvons plus nier la catastrophe systémique dans laquelle nous baignons depuis des décennies. La prise de conscience nous laisse encore abasourdis. Protester n’a plus aucun effet. À nouveau, nous recherchons de nouvelles lignes de progression, avec la certitude que celles surfées par les générations antérieures ne peuvent plus nous convenir.
Le road book mêlait voitures, routes, villes, avec entre ces environnements bétonnés des déserts où les héros finissaient souvent par se perdre. Le cyber book jouait avec les photons lancés à folle allure sur les fibres optiques, puis convertis en électrons dans les circuits électroniques jusqu’à ce que les cerveaux des protagonistes entrent en phase quasi télépathique. Rêves d’une fusion gestaltique. Fantasmes d’une vie immatérielle.
En 2011, je me suis réveillé de cette utopie (que nous resservent les protagonistes du métavers). J’ai écrit J’ai débranché, je ne comprends qu’aujourd’hui le sens de ce texte. Je me suis arraché à l’univers cyber où je n’avais fait que chercher un substitut à l’univers road. Et peu à peu, en même temps que je retrouvais la maîtrise de mon corps, que mes pas me portaient dans la nature, et que mes vélos avec roues cramponnées m’entraînaient loin des fantaisies cyber comme road, je me suis rapproché de la terre, de lignes anciennes, mais à redécouvrir selon de nouvelles narrations.
L’univers road consacre la voiture comme condition de possibilité du mouvement, comme machine à écrire imaginaire, sans laquelle l’horlogerie créative ne peut se mettre en branle. Dans le cyber, l’ordinateur remplace la voiture. Il y aurait un engin, un véhicule propre aux univers artistiques dont je parle. Peut-être pas technologique, mais plutôt moyen. Dans les westerns, il y avait le cheval, puis le train. Dans les histoires de piraterie, le bateau. Il s’agit toujours de pirater le réel, de le faire dérailler, de lui échapper pour en inventer un autre.
Depuis quelques années, j’écris avec mon vélo. Il a remplacé la voiture de Kerouac ou l’ordinateur de Gibson. Depuis l’invention du vélo à la fin du XIXe, on raconte des voyages à vélo, mais quelque chose est en train de changer, parce que le voyage a besoin d’un moyen de locomotion, mais avant tout d’un substrat sur lequel se déplacer. On parle de road book ou de cyber book et non de car book ou de computer book, encore moins de bike book, parce que la ligne de progression importe plus que le moyen de s’y mouvoir. Rouler en voiture ou à vélo sur une route, ou même y marcher, ne nous arrache pas au road book. Il faut non seulement adopter de nouveaux moyens de locomotions, mais changer d’univers de progression.
Les lignes asphaltées de Kerouac ou les lignes cyber de Gibson se superposent à des lignes plus anciennes qu’elles ont renouvelées en leur ajoutant des possibilités, souvent davantage de vitesse. La ligne n’a pas à être neuve, c’est son usage qui la réinvente et la caractérise. À vélo sur les chemins souvent ancestraux, mais parfois nouvellement ouverts, nous ne tournons pas le dos à la technologie. Bien au contraire, nous nous plaçons après le road et le cyber. Si nous avons renoncé à sans cesse accélérer, nous restons fascinés par l’optimisation des capacités locomotrices humaines et choisissons le vélo parce qu’il est l’optimum énergétiquement, bien plus efficace que la marche par exemple, un optimum bienvenu en temps de nécessaire frugalité énergétique. Et pour affronter les chemins, les cailloux tranchants comme les épines, nous avons besoin de vélos qui n’existaient pas vingt ans plus tôt, d’autant que les GPS nous guident sur les traces qui sillonnent le territoire. Nous avons à notre disposition un nouveau moyen qui nous ouvre de nouvelles lignes de progression, et ce nouvel espace ne peut qu’engendrer de nouvelles narrations.
Reste à les qualifier par leur substrat. Quand les voitures quittent l’asphalte, elles empruntent des doubletracks, du nom des deux bandes de terre tannée par les quatre roues, avec entre elles une bande de verdure échevelée. En français, on parle de piste ou de chemin. Ils restent ouverts aux voitures, et donc ne sont pas encore assez surprenants pour ouvrir des perspectives déroutantes. Il faut attendre qu’ils se rétrécissent, puis ne deviennent qu’une ligne sinueuse pour que les vélos modernes puissent continuer seuls dans le silence et le respect de l’environnement (ce qui devrait dissuader les motos de les suivre — parce qu’elles sont loin de l’optimum énergétique que nécessite l’époque et parce qu’elles défoncent les sols et la végétation).
On roule alors sur des singletracks, des monotraces, des sentiers. En jargon cycliste, on parle de single, mot anglo-saxon qui évoque le « cingle » périgourdin, nom d’une couleuvre vert et jaune aussi utilisé pour désigner les méandres et sinuosités de la Dordogne. Les singles sont nos nouvelles lignes de progression. Elles nous ramènent vers la terre sans pour autant nous faire tourner le dos à la technologie et à la globalité du monde. Un nouveau genre est peut-être en train d’émerger, le single book (livre sentier), mais aussi le single movie, tant les créateurs ont le désir de raconter des expériences neuves avec des mots et des images.
Je viens d’autopublier un single book, des dizaines de vidéastes publient des single movies, tous nous racontons notre façon de pirater la réalité, pour lui faire chanter des hymnes de notre temps. Pour moi, les road books et cyber books appartiennent à l’histoire, tout comme les récits d’aventures pédestres. C’est le moment d’inventer autre chose, autrement.