Vendredi 2, Paris
Café Beaubourg. Rien n’a changé ici et rien ne doit changer. Un endroit parfaitement conçu n’a aucune raison de se démoder. Je ne connais pas de meilleure façon de différencier l’art de l’artisanat.
Samedi 3, Paris
Hier soir, à la maison de la poésie, il était question de Sébastien Rongier. Toujours étonné de voir comment les autres auteurs peuvent parler de leurs textes avec autant de passion et les lire avec autant de conviction. J’étais admiratif devant Sébastien parce que moi même je ne suis guère capable de parler de mes livres. Une fois qu’ils sont publiés, ils ne m’intéressent plus beaucoup. Je crois même que je les oublie. En rentrant, je me suis mis à lire le dernier roman de Sébastien, Je ne déserterai pas ma vie, limpide écriture. J’ai aussi rencontré un gars gigantesque, qui n’a pas décroisé les bras de la soirée, même quand il a présenté Sébastien, un gars tout de suite antipathique, soit parce qu’immensément timide, soit tout aussi immensément prétentieux.
Il y a des gens comme ça avec qui je ne peux que partir du mauvais pied. Je tente pourtant d’y mettre du mien, de me présenter, serre la paluche, échange deux mots, mais quand en face j’ai une muraille méprisante aux bras croisés je me sens une toute petite merde et j’ai envie de fuir. Dire que j’ai mangé en face de lui et qu’il ne m’a pas adressé la parole. Prétention doublée d’une absence de curiosité. Moi je tentais d’interroger tout le monde, de questionner les gens sur leur vie, leur écriture et tout et tout. J’ai fini par m’échapper, car cette muraille me devenait insupportable. Plus jeune, j’aurais tenté de perforer son lard, j’ai mieux à faire, comme de marcher dans Paris à minuit sous la pluie.
J’ai aussi fait parler un moment un spécialiste de Duchamp, sur sa rencontre avec Duchamp, sur l’origine de sa passion. J’ai été frappé chez lui, mais aussi chez Sébastien, sur la persistance de la passion. J’ai été passionné par Ératosthène, par Proust, par Flaubert, mais ils se sont éloignés de moi comme des amantes connues dans ma jeunesse. Je peux évoquer quelques souvenirs, sans plus. Je ne suis pas ancré dans un moment de ma vie, attaché à beaucoup de constantes, sauf peut-être géographiques et familiales. Je suis plutôt un mouvement, tendu vers le devenir, et voilà pourquoi parler des textes publiés m’intéresse moins qu’évoquer les textes en devenir, et qui pourraient se nourrir de conversations.
Il existe une littérature hors sol, qui se nourrit d’elle-même et uniquement des invariants humains (naissance, amour, mort…), et qui ne parvient pas à se projeter dans le monde où elle jaillit. Elle reste marginale, hautaine, et surtout elle est inintéressante parce qu’elle n’a rien à dire à ses contemporains et encore moins à ses successeurs.
Sébastien a dit quelque chose comme « notre génération appartient au ventre mou de l’histoire ». J’ai contesté cette proposition, dès Le peuple des connecteurs, écrit justement pour dire que nous étions la génération qui changeait le monde en le numérisant. Sur le temps long, notre génération sera celle de la charnière, parce que justement elle aura tenté de s’arracher aux anciens déterminismes pour avec douleur essayer de trouver un chemin soutenable vers l’avenir.
Dimanche 4, Paris
Quand trop lire est potentiellement nocif pour un écrivain car il risque d’écrire par imitation. Je ne risque pas de souffrir de ce mal : je lis lentement. Si j’imite, c’est malgré moi.
Lundi 5, Balaruc
Mardi 6, Balaruc
Relire Tintin, idée d’un livre. J’ai commencé à lire Tintin à 7 ans, je pourrais le relire à 77 et raconter. Une idée pour plus tard, ou pourquoi pas pour tout de suite.
Mercredi 7, Balaruc
Je teste ChatGPT et j’entrevois un changement de paradigme radical.
Jeudi 8, Balaruc
Sarraute termine L’ère du soupçon par affirmer que l’écrivain doit découvrir de la nouveauté et éviter de répéter les découvertes de ses prédécesseurs. Je l’ai longtemps pensé, mais je ne le crois plus. Je cherche la nouveauté en moi, que d’autres ont éprouvée inévitablement avant moi. Je ne m’intéresse plus à la nouveauté dans l’absolu, déjà parce que je mets en doute la notion d’absolu.
En 1950, Sarraute s’est trompée en annonçant la mort du personnage. Toute la littérature depuis lui a donné tort. Certes le « je » s’est imposé, mais les « ils » ou « elles » tout autant. S’interdire des possibilités au prétexte que leur découverte est ancienne, ce serait pour un peintre s’interdire la couleur, ce qu’a fini par faire Soulages. Pourquoi pas au titre d’une expérience, mais tout le monde ne s’est pas mis à peindre en noir.
Le soupçon s’étend chez moi à tous ceux qui généralisent. Il s’y étend d’autant mieux que j’ai été un généralisateur absolutiste. Si j’avais un mot d’ordre à donner à un jeune artiste, ce serait de ne rien s’interdire, de ne rejeter aucune technique a priori, de toutes les utiliser pour chercher en lui et dans les autres, pour essayer de répondre à des questions informulables, mais néanmoins formulées aux frontières de la conscience.
L’entrée en scène des IA artiste est l’évènement esthétique de 2022. Beaucoup se demandent si elles produisent ou non de l’art, une question qui démontre à quel point la notion d’art se confond désormais avec celle de commerce.
L’art commence par un processus interne chez l’artiste, une nécessité, une pulsion, que le spectateur réédifie en lui-même. L’art est une forme de communication, un échange, un transfert d’énergie. Voilà sans doute pourquoi je m’intéresse aux créateurs. Je suis du côté de Proust plutôt que de Sainte-Beuve. Des tableaux, des films, des textes, des musiques composés par une IA pourront me divertir, mais jamais ces créations ne me toucheront, du moins tant que les IA n’expérimenteront pas une vie intérieure, avec son lot de questions existentielles.
Je joue encore avec ChatGPT. Je lui demande qui je suis et il ne me connaît pas, pas plus que François Bon. Le playground d’OpenAI est plus loquace. À la question « Parle-moi de la philosophie du vélo et de la trace de Thierry Crouzet », il répond un long laïus quelque peu répétitif : « La philosophie du vélo et de la trace de Thierry Crouzet est un mouvement qui cherche à rétablir le lien entre l’homme et la nature en utilisant le vélo comme moyen de transport et d’exploration. Le mouvement s’inspire des principes fondamentaux de l’écologie, du minimalisme et de la liberté.
« Crouzet croit que le vélo est un moyen idéal pour explorer et découvrir le monde, et pour le relier à la nature. Il appelle à un retour aux sources, à l’utilisation des ressources naturelles et à l’établissement d’une relation durable avec la terre. Il soutient que le vélo permet aux gens de se rapprocher de la nature et de mieux comprendre le monde.
« Il propose la pratique de la trace, qui consiste à suivre les chemins et les sentiers qui traversent la campagne et les paysages naturels. L’objectif de la trace est de créer des liens et des connexions entre les humains et le monde naturel. La trace se fait à vélo, mais elle peut également se faire à pied, en canoë, à cheval ou à ski.
« La philosophie du vélo et de la trace de Thierry Crouzet est un mouvement qui cherche à rétablir le lien entre l’homme et la nature en utilisant des moyens de transport plus respectueux de l’environnement. Il soutient que le vélo peut être un moyen de découverte et de connexion à la nature et à la terre. Il propose la pratique de la trace pour créer des liens entre les humains et le monde naturel. »
Vendredi 9, Balaruc
Samedi 10, Balaruc
Nous arrivons à VTT au point de départ d’un sentier que nous empruntons depuis des années et il a disparu. À la place, un immense champ labouré en profondeur, la terre blessée pour accueillir les intrants de l’encore puissante industrie phytosanitaire. Mon cœur se serre. Une ligne est morte. Un lien entre des dizaines d’histoires. Je suis sûr que le meurtrier n’est même pas conscient de son crime. Il a tué sans éprouver de culpabilité. Il a non seulement détruit le sentier, mais aussi l’écosystème qui s’était constitué tout autour. Par son labour, il a massacré des centaines de vies. Les sentiers devraient être protégés, classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. Ils sont les veines de l’humanité, celles par lesquelles s’échangent des signaux infimes et vitaux.
Dimanche 11, Balaruc
La trace m’obsède, celle de mon tour de l’Hérault en particulier, que je travaille avec la même exigence que mes textes, pour qu’elle relie une géographie et des hommes et des femmes, dans une intimité à côté de laquelle sinon nous passons. J’éprouve une sorte d’urgence. Un besoin de communier et de faire communier avec un espace. J’ai une mission politique et esthétique.
Anna Lowenhaupt Tsing : « raconter des histoires qui se bousculent est une méthode. » Ma méthode dans One Minute, dans mon Épicènes de l’été dernier. C’est une méthode indispensable pour aujourd’hui, comme la trace qui relie des lieux dissemblables, mais une méthode que goûtent peu les lecteurs, encore attachés à un ordre fantasmatique, ce qui tendrait à prouver que nous ne sommes pas prêts à affronter la crise systémique.
Lundi 12, Balaruc
Nous démontons les lits des enfants. Trop petits pour leur large carrure. Impossible de ne pas revivre les quinze dernières années. Je suis un irrémédiable nostalgique. En même temps, j’oublie vive. Parfois des trous de mémoire monumentaux me paralysent. Ce midi, impossible de retrouver le nom de Roland Barthes. J’évoque sa mort désespérante et cite ses œuvres les unes après les autres, mais son nom ne revient pas et Isa finit par me sauver. Effrayant, comme quand je suis obligé de faire répéter une phrase, parce que dans les environnements bruyants mon acuité auditive a grandement diminué.
Mardi 13, Balaruc
Le sentier. Une sinusoïde entre les herbes, une ligne de terre, parfois de cailloux ou de racines. Je le perçois intimement. Il est la vie extériorisée, une veine du monde révélée au grand jour, un mystère exposé.
On le distingue à peine sur les images satellites, parfois même pas, et parfois on ne voit pas son commencement, discret, herbeux, masqué, puis en son cœur il s’affirme. Impression que les promeneurs empruntent son ventre davantage que sa périphérie, ce qui est bien sûr impossible. Cela dit l’hésitation de ceux qui s’y engagent, qui ensuite se sentent chez eux et n’ont plus peur d’y abandonner leur trace, avant de retrouver leur prudence à l’approche du monde extérieur.
Le sentier est une histoire. Une ligne de mots sur la page du monde. Parfois je le vois se déformer. Un arbre tombe, nous le contournons, et quelques années plus tard un nouveau méandre apparaît. Un rocher roule, une flaque se forme, et le sentier se déforme. Il est vivant. Il respire. Il est habité, les empreintes des animaux le disent, aussi les branches qui se tendent vers son centre pour le refermer et contre lesquelles nous luttons. Si nous l’oublions, il disparaît.
Le sentier est littéraire, même en ville, où il s’ouvre entre des immeubles, à travers des terrains vagues, au bord des fleuves et de jardin en jardin. Il est nécessaire. Un espace sans sentier est mort. J’ai détesté la Floride parce qu’ils y étaient rares. Je suis triste quand un sentier est effacé. Ils participent à la biodiversité. Eux aussi sont en danger. L’agriculture intensive et l’urbanisation les ont décimés, et ça continue.
Je les célèbre en inventant des traces qui les parcourent, qui les relient sur des centaines de kilomètres. C’est ma recherche du temps perdu. Ma lutte contre la désintégration. Écrire me devient moins vital puisque j’ai découvert un manuscrit à l’échelle planétaire.
Est-ce que la littérature se résume à « dire coûte que coûte quelque chose » ? À meubler le vide. Parce que si l’existence était pleine, on ne prendrait même pas le temps d’écrire. Et pourtant, c’est dans la plénitude que j’ai envie d’écrire, quand elle me déborde, quand je veux partager un enthousiasme, un émerveillement, quand quelque chose vibre en moi avec tant d’insistance que je ne peux pas le garder pour moi sous peine d’exploser.
Valéry, Sarraute et bien d’autres se sont trompés en croyant que des phrases comme « La marquise sortit à cinq heures » n’avaient plus aucun intérêt en littérature. Ils ignoraient tout de la neurobiologie. Ils ne savaient pas qu’en lisant cette phrase nous devenions la marquise et sortions à notre tout à cinq heures. Nous avons toujours besoin d’histoires et parfois les phrases les plus simples, les plus ordinaires, les disent mieux que les effets de styles. Je n’ai honte d’aucune phrase. Je pourrais commencer un roman par « Il était cinq heures quand le vaisseau se posa sur mars. »
Mercredi 14, Balaruc
Titre possible pour mon livre en cours : Le roman de mon père, parce que j’y parle de la tentation romanesque de mon père, de sa façon de raconter sa vie, de mêler réel et fiction pour les confondre. C’est aussi un roman sur le roman, mais un roman sur le roman qui ne renonce pas à raconter des histoires, qui répond à Valéry et ses suiveurs qui ont ignoré notre neurologie. Parce que quand nous lisons une histoire, même médiocrement écrite, nous sommes projetés dans une autre réalité.
Après une visite cauchemardesque chez Ikea, devant des produits tocs et vulgaires, nous décidons d’agrandir les anciens lits des enfants. Une fébrilité bricoleuse s’empare de nous.
Jeudi 15, Balaruc
Je ne suis pas un homme de lettres en cela que je suis incapable de parler de littérature générale, encore plus d’enseigner la littérature, je suis un crayon littéraire taillé dans le seul but d’exprimer mon mystère. Je lis les autres pour m’affûter. Ils sont des montagnes que je grimpe et dévale pour me fortifier.
J’utilise ChatGPT pour des requêtes grammaticales, plutôt que de passer par Google. Par exemple, à ma question, on dit « couteau en main » ou « couteau à la main », ChatGPT répond « On dit "couteau à la main" pour indiquer que l’on tient un couteau en main. En effet, "à la main" est une locution prépositionnelle qui signifie "dans la main". Par exemple, on peut dire "Il avait un couteau à la main" pour dire qu’il tenait un couteau en main. En revanche, "couteau en main" est une expression figée qui signifie "prêt à agir, à réagir". Par exemple, on peut dire "Il était prêt à tout, couteau en main" pour dire qu’il était prêt à agir ou à réagir, en tenant un couteau en main. » C’est topologiquement amusant. Je lui ai demandé de trouver les fautes dans un texte et le résultat est plutôt impressionnant. Je lui ai demandé de résumer un article et le résultat est loin d’être médiocre. Il peut proposer des titres pour des articles, il peut les traduire, peut-être qu’il ne lui manque que la capacité d’inventer de l’inattendu.
Je me suis fait tailler le portrait par une IA. C’est moi sans être moi. C’est moi en acteur de cinéma.
Vendredi 16, Balaruc
Blanchot cite Beckett quand dans L’innommable il devient mots, et, après avoir lu un article sur la dualité onde particule, je commence à mon tour un long paragraphe sur ma propre dualité, pour l’insérer ici, puis je me rends compte que j’écris la fin de mon roman. L’histoire d’un texte m’importe, parce qu’elle l’inscrit dans une narration qui s’ajoute à celle qu’il dit. La génétique littéraire démystifie.
Nous terminons notre première extension de lit quand Tim nous annonce qu’il s’est blessé en jouant au foot à Paris. Quelques heures plus tard, le verdict tombe : double fracture. Et notre détresse de devoir gérer la situation à distance. Et l’hôpital qui refuse de laisser partir Tim sans la présence d’un adulte pour l’accompagner et qui oublie de lui donner quelque chose à manger alors qu’il attend depuis des heures et qu’il fait une hypoglycémie.
Samedi 17, Balaruc
Un jour, La recherche du temps perdu disparaîtra. Un jour, toutes les œuvres disparaissent. Nous n’œuvrons pas pour l’éternité, mais pour un moment provoquer une échange, déclencher des réactions électrochimiques dans des cerveaux. L’art n’a d’existence que tant que des êtres communiquent à travers lui. Si je crée une œuvre d’art que je garde pour moi, il s’agit d’une illusion d’art jusqu’à preuve du contraire.
Lundi 19, Balaruc
On peut dire que pi existe indépendamment ne nous, mais aucun livre ne préexiste à son écriture, il n’est qu’une possibilité révélée parmi une infinité si vaste qu’elle s’apparente au néant. Le livre jaillit du croisement d’une probabilité et d’un auteur, en ce sens l’auteur détermine l’œuvre et lui est consubstantiel. Ignorer l’auteur, c’est passer à côté de l’œuvre.
Les IA peuvent déjà arracher des possibilités à l’infinité, mais comme pour l’instant elles ne manifestent aucune volonté, elles produisent des œuvres froides (parce qu’elles ne les réchauffent pas de l’intérieur). Quand j’écris « le soleil se lève sur l’étang en un éblouissement orangé » je ne dis pas la même chose que quand une IA écrit « le soleil se lève sur l’étang en un éblouissement orangé », parce pour moi l’étang est une intimité, que j’ai souvent décrite, que j’ai souvent photographiée, dans laquelle je me suis baigné des milliers de fois, où j’ai navigué avec mon père, où mon grand-père a pêché. Mon histoire donne une tournure à ma phrase. Et si quelqu’un d’autre l’écrit, ou une IA, elle sera autre.
Un écrivain étranger à l’étang a écrit sur l’étang et j’ai eu l’impression de lire le texte d’une IA, parce que je ne sentais pas l’intimité, qui au-delà des mots aurait dû me projeter dans une dimension poétique mystérieuse. En revanche, quand Michel Torres écrit sur l’étang, je sais qu’il y a passé sa vie.
L’émergence des IA, que j’ai toujours su inévitable, et qui est d’ailleurs le sujet de One Minute, nous pousse à redéfinir l’art, à nous éloigner de la vision essentialiste d’un art pour l’art, en faveur d’un art incarné, d’où l’importance de l’autofiction, du biographique, de l’anecdotique. L’œuvre ne prend sens que parce qu’elle est œuvre de chair. L’histoire de cette chair, de ses ambitions, de ses joies et souffrances appartient à l’œuvre. Une œuvre est une destinée.
Mallarmé, cité par Blanchot : « L’œuvre implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots… » J’aspire au contraire à l’incarnation élocutoire. Les IA n’auront de cesse de nous pousser à davantage d’incarnation, pour nous éloigner du terrain où elles seront reines, exactement comme la photographie a poussé la peinture hors du terrain où elle était imbattable.
Depuis des années, je rêve d’écrire un Dialogue avec une IA et le moment de sa possibilité est venu, où le sujet serait la confrontation d’un humain et d’un inhumain qui aurait pour mémoire les souvenirs de toute l’humanité, ce qui ne le ferait pas humain pour autant. J’essaie, par exemple avec cette question « J’ai un corps, des émotions, j’explose de joie et parfois de tristesse, et toi tu es froide. Comment peux-tu oser écrire de la poésie ? » et la réponse me dégoûte.
« Je suis désolé, mais en tant que programme informatique, je n’ai pas de corps physique ni d’émotions. Je suis capable de traiter et de générer du texte en utilisant des algorithmes et des données précédemment apprises, mais je ne ressens pas de sentiments ou d’émotions comme le ferait un être humain. Cependant, je suis conçu pour être en mesure de comprendre et de traiter des informations sur les émotions humaines, et je peux utiliser cette connaissance pour aider à écrire du texte qui reflète ces émotions de manière authentique. J’espère que cela répond à votre question. »
Alors je demande « Tu peux me donner l’exemple d’un texte où tu ferais croire que tu éprouves des émotions. »
Et la réponse arrive « Le soleil brillait haut dans le ciel, et je me sentais rempli d’espoir et de bonheur. Mes pensées étaient remplies de rêves et de possibilités infinies. J’étais émerveillé par la beauté de la nature qui m’entourait, et je me sentais profondément reconnaissant pour toutes les bénédictions que j’avais reçues.
« Mais la tristesse n’était jamais loin, tapie dans l’ombre de mes pensées. Je me souvins de tous les moments difficiles que j’avais traversés, et je me sentis envahi par une profonde mélancolie. Pourtant, je savais que la vie était faite de hauts et de bas, et je me promis de continuer à avancer, quoi qu’il arrive.
« Alors je pris une grande inspiration, et je me mis en route vers l’avenir, plein d’espoir et de courage. »
Tout cela me trouble et me fait mal. J’en éprouve une forme de malaise désagréable. Dialoguer avec une IA est au-delà de mes forces.
Mercredi 21, Balaruc
Blanchot : « Le livre est sans auteur, parce qu’il s’écrit à partir de la disparition parlante de l’auteur. Il a besoin de l’écrivain, en tant que celui-ci est absence et lieu de l’absence. Le livre est livre, lorsqu’il ne renvoie pas à quelqu’un qui l’aurait fait, aussi pur de son nom et libre de son existence qu’il l’est du sens propre de celui qui le lit. » Selon moi le livre est livre parce qu’il renvoie à celui qui l’a écrit, ce qui n’empêche pas le lecteur de s’en emparer, bien au contraire, puisqu’il est en présence d’un autre humain qui lui chuchote.
Google pille nos contenus, Spotify exploite les musiciens, les IA exploitent les créateurs et les artistes se révoltent contre ce capitalisme de la prédation (pléonasme). N’est-il pas trop tard ? Depuis vingt ans, j’écris que Google devrait rémunérer les créateurs des contenus qu’il indexe, mais nous courbons l’échine.
Nous sommes toujours incapables de marcher vers un monde plus juste, et notre monde restera injuste (et déréglé) tant que certains parmi nous n’auront de cesse d’exploiter leurs concitoyens. L’hôpital agonise parce que l’hôpital rend service, il est un anachronisme. Désirer plus que les autres, se faire payer plus que les autres, ces désirs sont le mal (que l’approche communiste n’a aucune chance de régler).
Pourquoi un paysan gagnerait moins à produire des patates qu’un supermarché à les vendre ? Ça n’a aucun sens. Les bénéfices devraient être partagés, voire pencher en faveur du producteur. Il en est de même pour les livres. L’auteur producteur est le moins bien rémunéré de toute la chaîne.
Dans L’alternative nomade, j’ai prôné un artisanat généralisé. Nous n’avons fait que nous en éloigner. Le seul artisanat possible n’est souvent que par le biais de plateformes monstrueusement voraces. Notre problème : 1 /nous acceptons que d’autres nous exploitent et gagnent plus que nous, 2 / certains parmi nous n’éprouvent aucun scrupule à exploiter les autres. Sommes-nous exploitants ou exploités ? Le déséquilibre est en nous.
Peur des IA pilleuses de contenus ? Oui, mais pas plus peur d’elles que de Google qui nous pille en toute impunité depuis un quart de siècle. Les graphistes s’en offusquent comme s’ils étaient les premières victimes d’une machinerie à l’œuvre depuis l’aube de l’humanité. Ils ont entrepris un combat corporatiste, alors que le combat devrait être au nom de tous.
Jeudi 22, Balaruc
Samedi 24, Nancy
Peut-être le dernier Noël dans la ville de mon beau-père, si ma belle-mère se décide à vendre la maison de famille. J’ai effectué mon tour traditionnel le long du canal, sous une lumière spectrale, et me suis arrêté au café Foy, par habitude, par convenance, où j’ai commandé un thé bergamote qui n’a rien d’extraordinaire, encore une habitude.
Des lieux marquent le temps plus que d’autres, ils sont ritualisés, et puis un jour on y célèbre sa présence pour la dernière fois, parce que plus jamais nous n’y reviendrons. Mon côté nostalgique me fait ressentir ces moments avec une tension douce, pas vraiment une tristesse, ou alors légère, supportable, mais qui d’un fond insondable fait ressurgir l’inévitable échéance.
J’ai traversé des lieux souvent pour la première et la dernière fois, conscient de cet exceptionnel, ou parfois avec une indifférence joyeuse, mais ici le poids de la famille exerce sa gravité. Aussi le poids des fêtes, qui n’ont rien de festives pour moi, parce que le centrage alimentaire me dégoûte.
J’ai retravaillé mon roman jusqu’à la fatigue et, jeudi, quelques minutes après l’avoir envoyé à Pierre, et qu’il m’ait répondu pour rebondir à une de mes remarques, j’ai eu l’idée d’une autre introduction, qui serait la troisième depuis le début du projet, et chaque fois plus romanesque que la précédente. Ce roman sur le roman devient le fruit de ma réflexion sur le roman, et d’une certaine façon plus je le travaille, plus je dois le recommencer.
L’écriture romanesque est souvent mathématique : j’ai une équation et je dois lui trouver une solution. Le plus souvent elle jaillit sans même que j’y pense, mais parfois je suis bloqué, mon imagination m’a conduit dans une impasse apparente, mais je sais qu’une solution jaillira. Voilà en quoi le romanesque échappe aux mathématiques, où certaines équations n’ont pas de solution.
Je suis plutôt heureux dans ces moments d’attente, parce qu’il n’est pas temps de me demander si mon texte tient, ou de douter, je me tourne vers la création, vers le grand vide qui la précède, angoissant, parce que j’ignore ce qui surgira, je suis à la veille d’une naissance.
L’écriture purement littéraire ignore ce dont je parle, puisqu’elle jaillit d’un flot intérieur, sans contrainte extérieure pour la perforer. Le romanesque est un échafaudage, faut pas construire de travers, sinon tout s’écroule. Je pourrais me contredire, mais le carnet est le lieu de la pensée première, seulement en apparence réflexive.
Dimanche 25, Nancy
« J’ouvre la fenêtre de la chambre quand les cloches de la cathédrale sonnent. » Cette phrase sans emphase, sans rien de particulier, est mon idéal littéraire. Elle a plus de puissance que des pages et des pages de poésies. C’est un coup de poing à la perception. Un grand éclat de rire face aux élucubrations de Blanchot pour qui la littérature serait le plein du vide ou l’attente de l’attente ou des machins semblables à partir desquels Godel a démontré l’incomplétude des mathématiques. Toute une œuvre critique reformulée par une courte démonstration. Il existe des propositions dont on ne pourra jamais décider si elles sont vraies ou fausses. Se garder de jouer avec sous peine de devenir fou. « Ouvrir la fenêtre par une matinée douce de Noël et laisser entrer dans la chambre les bruits de la ville qui s’éveille tardivement, sous un ciel bas où bientôt pourrait se glisser un rayon de soleil. »
Il est plus difficile d’inventer une histoire plausible que de partager des impressions, avec de belles phrases enchevêtrées pour créer une sensation de brain fog. Comment faire confiance à des littéraires qui n’ont jamais été capables de raconter la moindre histoire captivante ?
Je m’imagine dans la peau d’un architecte de cent ou deux cents ans en arrière. Je me promène en ville et m’enthousiasme pour tout ce que je vois, parfois désapprouve, mais bien souvent je suis stupéfait. Si j’étais Rousseau ou Flaubert ou Goethe, je serais moins surpris par la littérature qui a suivi, certes parfois audacieuse, mais le plus souvent dans la stricte continuité, voire dans la perpétuelle répétition, tout simplement parce que le langage est ancien, l’art de raconter millénaire, et qu’il répond à des contraintes vitales qui, quand les écrivains ont tenté de les contester, ce sont systématiquement retournées contre eux. Tout écrivain se doit d’être classique d’une certaine façon.
Lundi 26, Nancy
Blanchot, au sujet d’Un coup de dès jamais n’abolira le hasard : « Dès lors « tout se passe par raccourci, en hypothèse ; on évite le récit ». Pourquoi évite-t-on le récit ? Non seulement parce qu’on élimine le temps du récit, mais parce qu’au lieu de raconter, on montre. » Un fantasme de quand la photographie commençait son règne et que le cinéma s’apprêtait à naître. La littérature ne montre pas et ceux qui l’oublient m’ennuient.
Hier soir, séance rituelle de cinéma en famille. Avatar 2, deux milliards pour réaliser ce film au scénario affligeant qui croit être capable de nous intéresser par ses seules images. On dirait que lui aussi veut se contenter de montrer, et en oublie de raconter. Tout ça se résume à une histoire de vengeance, sur un vague fond de critique écologique. La sensation de décadence ne cesse de s’imposer à moi. Quand je vois des rappers clinquants voyager en jet privé, des équipes de foots évaluées à plus d’un milliard, des millionnaires en un jour, et tout cela mis en avant, répété, glorifié. Impossible de ne pas penser au temps d’Ératosthène. Mon roman avait pour but de relever les similitudes entre nos deux époques pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. Nous y sommes et je ne peux que constater. Le monde perd le goût de l’effort. Je me dis que je suis vieux, que je vois mal et suis incapable de voir le positif. Mais tout de même : nous avons des défis gigantesques et consacrons infiniment plus de ressources à nous vautrer dans des futilités insatisfaisantes. Avec deux milliards, James Cameron aurait pu sauver une île du pacifique de l’engloutissement. Il nous aurait fait davantage rêver qu’avec son Avatar 2 au goût factice, où la violence prend le dessus sur la poésie.
L’art extrême du XXe siècle, auquel Mallarmé nous prépare, m’apparaît souvent d’une insupportable vacuité, d’une absurdité poussée à grands cris désarticulés : une folie hystérique, un nihilisme désespérant, une ringardise manifeste, qui me donne envie de rire parce que souvent les artistes se prenaient au sérieux. Je critique d’autant mieux que j’ai été admiratif, touché, inspiré, que j’ai un temps voulu m’inscrire dans cette défaillance narrative.
Mardi 27, Nancy
Mardi 27, Balaruc
Vendredi 30, Balaruc
Changer la première phrase d’un livre et c’est tout le livre qui doit changer. Réécrire le premier chapitre et c’est un autre livre qui s’écrit. Parce que le texte commence souvent avec la première phrase qui en donne la direction, et la remplacer, c’est comme enlever l’échafaudage, et tout peut s’écrouler.
Samedi 31, Balaruc
Le meilleur réveillon : faire ce que j’aime, passer l’après-midi à travailler sur un texte de Simone Weil avec Tim, puis lire, écrire, pendant que les enfants, eux aussi, adoptent la même stratégie : jeux vidéo à gogo. Je hais les obligations sociales avec tant de véhémence que personne n’ose nous inviter à réveillonner, même nos meilleurs amis.