Jeudi 2, Balaruc

Une application GPS pourrait indiquer la nature du terrain géologique sur lequel nous nous trouvons. Elle nous replacerait dans l’histoire de la Terre et nous fournirait des informations sur les roches, aussi bien que sur la végétation propre à ce type de terrain sous la latitude donnée.

Sète
Sète

Samedi 4, Balaruc

De bon matin, par une journée ensoleillée, un gant au milieu de la petite route. Le cycliste l’aperçoit, s’arrête et l’accroche à un poteau, se disant qu’un collègue l’a laissé tomber. Quand il repasse trois heures plus tard, il aperçoit toujours le gant sur son poteau et, à ses pieds, dans le bas-côté, un vélo tordu, avec encore accroché à lui une cycliste, morte, une main non gantée. Elle a été percutée par une chauffarde qui ne s’est même pas arrêtée. Et qui le soir, une fois identifiée, a prétendu avoir été éblouie. Elle ne s’est pas arrêtée. Elle s’est enfuie. J’entends de plus en plus souvent ces histoires. Les chauffards heurtent les cyclistes et ne s’arrêtent pas. C’était jeudi matin, vers 8 h 30, entre les villages de Florensac et Marseillan.

Matin
Matin

Dimanche 5, Balaruc

Coder me torture le cerveau, le corps, m’enferme dans des pensées chaotiques qui m’empêchent de dormir, et en même temps j’éprouve la satisfaction d’atteindre mon but, d’être arrivé où je voulais, sensation étrangère à l’écriture.


J’ai longtemps travaillé à Ne rien faire sans fainéanter et par le hasard de rebonds de textes en textes je découvre que L’expérience intérieure de Bataille traite du même sujet : « un voyage au bout du possible de l’homme » sans bondieuserie, sans vérité, sans révélation, un voyage à vivre dans le ravissement. L’expérience intérieure comme mon hyperconscience ont en commun de n’avoir d’autres fins qu’elles-mêmes.

Le plus étrange, constater à quel point nous attaquons la montagne par des faces opposées, Bataille irrémédiablement littéraire et philosophe, moi scientifique et pragmatique. Tout diffère : nos mots, nos phrases, pourtant pour dire la même chose, sans réussir à dépasser notre culture pour atteindre à la pureté de l’expérience.

Longtemps que je n’ai pas connu l’expérience. À l’opposé du code, du vélo, de l’écriture structurée, elle survient chez moi au cours de mes vagabondages, quand je réussis à m’oublier, à entrer dans une temporalité rêveuse déconnectée de toutes obligations.

Lundi 6, Balaruc

Bataille : « on n’atteint des états d’extase ou de ravissement qu’en dramatisant l’existence ». Rien de semblable pour moi. Des états de tension vers le monde, d’observation, de calme et d’ouverture, mais rien de dramatique en eux, au contraire, une grande sérénité précède le déferlement imprévisible.

À moins que ma vie ait toujours été dramatique, dénuée de légèreté. Je ne connaîtrais ces extases que pour détendre la charge dont je m’accable à longueur de temps. Je serais un élastique tendu à rompre et je me la prendrais en pleine poire, trouvant ça agréable.

Cette tension doit avoir rapport à mes difficultés sociales. Trop sur le fil du rasoir pour avoir du succès. Trop exigeant avec moi-même pour accorder beaucoup de places aux autres. Peut-être que l’expérience est à l’origine de l’incompréhension. Trop singulière, trop radicale, trop excessive pour qui l’a connue.

Mais de quoi je parle ? Il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Les puceaux et les dépucelés du bulbe. Bataille commence par dire qu’elle ne peut être dite et il arrache un livre à cet impossible. J’avais tenté de la décrire, d’en faire un objet d’étude ordinaire. On n’en parle pas suffisamment, comme si on avait peur d’être ridicule. C’est une connaissance de cénacle.

Mardi 7, Balaruc

Bataille est aussi confus que Blanchot. Pourquoi les auteurs de leur époque étaient-ils aussi abscons et autant vénérés par les auteurs de ma génération ? Je me demande si je les imite, s’il faut des clés pour me lire, alors que j’aspire à la transparence. J’en oublie que mes pensées n’ont rien de clair, qu’elles bouillonnent et se contredisent.

Mercredi 8, Balaruc

Je me suis perdu dans le code, parce qu’il m’empêche de penser à autre chose qu’à lui-même. Il est un hors monde. Revenir à la vie civile m’est difficile.


Je m’éveille avec un film dans la tête, un film d’animation. Une route avec un cycliste, un long traveling avec le cycliste qui reste vers le milieu de l’écran, comme sur un jeu vidéo en 2D. La route défile, il fait beau, des voitures croisent ou doublent le cycliste, d’autres cyclistes le rejoignent, puis la route se divise et le cycliste continue seul tout droit sur un chemin, avec des arbres, des animaux, la campagne tout autour. Ça pourrait durer longtemps, sans rien raconter d’autre que la beauté du monde, aussi son âpreté, quand se présente une décharge sauvage, puis le vent se lèverait, il pleuvrait, puis neigerait, toute une vie se déroulerait durant ce travelling.

Le Midi en hiver
Le Midi en hiver

Samedi 11, Balaruc

Philippe cite Bold Dylan : « La créativité est un drôle de truc. Quand on invente quelque chose, c’est là qu’on est le plus vulnérable. Pour être créatif, il faut être insociable et coincé. Pas nécessairement violent et laid, juste inamical et distrait. Autosuffisant et concentré. » C’est un peu moi. Je n’ai pas à me forcer.

Pyramide, Mèze
Pyramide, Mèze

Dimanche 12, Balaruc

Suis-je un transclasse ? Mon père était pêcheur, ma mère sans profession, mes ancêtres directs étaient pêcheurs, vignerons ou ouvrier, et de ce point de vue je suis bel et bien un transclasse, puisqu’après des études d’ingénieur, un premier boulot d’ingénieur, je suis devenu journaliste puis écrivain. Je suis donc passé de la classe ouvrière à la classe intellectuelle. Mais cette description est parcellaire.

Dans mes amitiés, je compte autant d’intellectuels, de médecins, d’ouvriers que mon père ou mon grand-père paternel en comptaient. Mon père chassait avec des sommités, dont des ministres, un des meilleurs amis de mon grand-père, est devenu Président de la République. Pas de changement de classe de ce côté, pas davantage que du côté financier.

Je ne sais pas trop ce qu’est une classe sociale, une personne qui serait enfermée dans sa classe depuis des générations, qui ne fréquenteraient personne en dehors… Pour sûr, je ne suis pas de la classe des superriches, ou des superpopulaires, ou des champions, mais à coup sûr de la classe des emmerdeurs et des ronchons.


Un post d’Olivier Martinelli m’apprend la mort de Tom Verlaine, un de mes héros de jeunesse, à la guitare sinueuse, la plus intelligente et stimulante que j’ai écoutée, que je mets très haut, plus haut que les envolées excessives de Jimmy Page.

Mireval
Mireval

Mardi 14, Balaruc

Pic Vissou
Pic Vissou
Cabrières
Cabrières

Mercredi 15, Balaruc

Je suis dégoûté. Toutes les applications ferment leur API. Instagram fermé. Twitter fermé. Wahsapp fermé. Impossible de récupérer des informations des unes pour les utiliser dans les autres, du moins impossible sans de grandes complications. Ce qui hier était simple est devenu à dessin compliqué. Un monde qui se referme, qui se protège, qui a peur de la concurrence. Tant de possibilités nous échappent. Nous réduisons notre imaginaire. Il se passe la même chose sur internet que sur les chemins.

Soir
Soir

Jeudi 16, Balaruc

Effet collatéral de la minimalisation de mon blog : je ne reçois plus que du trafic réel, fini les moteurs de recherche par dizaines qui scannent photos, commentaires, une multitude de contenus sans importance, comme les statuts sociaux. J’ai réduit l’exposition, donc en même temps l’énergie déployée par les autres pour me scruter. Je ne sais pas si je dépense moins de 2T de CO2 par an, mais je suis sur le chemin. Toute personne qui ne s’est pas mise en route sera jugée coupable. Notre ribambelle de stars, coupables. Nos sportifs, coupables. Nos écrivains, souvent coupables. Nos musiciens qui enchaînent les tournées, coupables. Les hommes politiques et leur meeting, coupables.

Vendredi 17, Balaruc

Notre époque confond compétition et performance. La compétition se joue les uns contre les autres, les uns aux dépens des autres. La performance est par nature coopérative, puisqu’il faut pour chacun s’inspirer des innovations des autres, et donc les partager. La compétition est individualiste, la performance est coopérative. Dire que la compétition automobile a fait progresser l’automobile est un mensonge. L’automobile aurait progressé plus vite si elle s’était développée avec pour seule ambition la performance. Pour répondre aux contraintes écologiques, on poursuit la performance, énergétique par exemple. On ne fait pas de compétition, sinon il n’y aurait que des perdants.


Plus je vieillis, plus je répugne à faire des choses qui ne me paraissent pas vitales. Cet après-midi, je réparais l’installation électrique du jardin, tout en me disant que mes gestes avaient du sens, peut-être davantage que quand j’écris.

Bouzigues
Bouzigues
Bouzigues
Bouzigues
Sète
Sète

Samedi 18, Balaruc

La compétition prend sens à titre individuel, la performance à titre collectif. Je supporte encore la compétition à titre de spectacle, de narration, mais je ne supporte pas la compétition amateur, la compétition de ceux qui ne se surpassent que pour la satisfaction de leur ego. Reste que les compétiteurs, quels qu’ils soient, devraient s’imposer de rester dans les clous d’un avenir durable.


Ne suis-je pas dans la compétition quand j’écris ? Est-ce que je cherche à me surpasser ? Je ne crois pas. Par l’écriture, je veux devenir un meilleur humain pour mieux coopérer, mieux transmettre, mieux partager. Et j’ai peur de me recroqueviller sur moi-même, de m’émerveiller de rien, d’être indifférent, pire de devenir conservateur, de rejeter la nouveauté par insensibilité. Ne suis-je pas déjà insensible ?

Dimanche 19, Balaruc

Pays de Thau
Pays de Thau
Éoliennes
Éoliennes
Transumance
Transumance

Mardi 21, Balaruc

Je vois passer beaucoup d’articles sur comment se mettre au travail, comment mener à bien ses projets d’écriture, mais nous avons besoin de silence, j’ai besoin de silence, et ne pas écrire est une bénédiction. Pourquoi faudrait-il produire quand aucune nécessité ne s’impose ? Il en va de l’écriture et des arts comme une fin en soi, alors qu’ils ont pour fonction d’intensifier la vie. Quand je manque d’énergie, je me tais. Je monte sur mon vélo et me perds dans la lumière. Peut-être que je ne suis jamais autant artiste que dans ces moments.

Mercredi 22, Balaruc

Je me déteste quand je n’écris pas. Je me déteste d’autant plus quand la suite d’un texte dépend d’un tiers, Pierre en l’occurrence. L’expérience n’y change rien. Je déteste l’attente, elle m’empêche de me livrer pleinement à de nouvelles explorations. Je rumine, me méprise, m’invente des histoires terribles qui me révèlent une tentation psychotique, sans doute paranoïaque.


Je ne suis pas un user vérifié sur Facebook, Twitter et bientôt beaucoup d’autres services, ce n’est donc pas moi qui m’y exprime officiellement. Mais si je paye, c’est moi. Au moins sur mon blog, je reste chez moi et j’emmerde les prédateurs numériques.

Vendredi 24, Balaruc

Ils ont peur des romans écrits par ChatGPT et moi j’ai peur d’eux, parce qu’ils se sentent concurrencés, parce qu’ils voient qu’entre leur soupe et celle de ChatGPT, il y a peu d’écart, que la teneur est la même, la fabrique de la sempiternelle identique marmelade. Ils ont peur, car les lecteurs alanguis par leur médiocrité ne feront pas la différence. Ils ont peur parce qu’ils écrivent d’abord pour gagner leur vie, et non d’abord pour leur propre édification, et peut-être la gloire de l’art. Ils ont peur parce que leur artisanat s’apprête à disparaître comme bien d’autres avant eux à cause des innovations technologiques. Ils ont peur comme les luddites ont eu peur au début du XIXe siècle. Et moi je suis heureux, parce que ceux qui parlent du fond du cœur nous seront toujours nécessaires. Et moi je suis heureux, car je finirais par demander à ChatGPT de m’écrire les romans que je n’ai jamais su écrire. J’y pense de plus en plus.


Régis Debray dit de Valéry (1871 — 1945) qu’il était « à cheval sur deux versants du monde, celui d’hier et d’aujourd’hui ». Ceux de ma génération, enfants du baby-boom partagent la même prérogative un siècle plus tard. Nous ne sommes ni du XXe, ni du XXIe, mais écartelés entre les deux. Nous avons grandi à travers les crises et dans l’idée de la fin de l’histoire pour qu’elle nous rattrape.

Samedi 25, Balaruc

Ne faire que ce qui importe. Ce serait simple à définir si je me connaissais, mais je suis une superposition de moi, même si peu à peu je me déleste de certaines versions de moi-même. Par exemple, partager des itinéraires m’importe parce que cette écriture me rattache au sol et me relie à mes ancêtres et à mes compagnons de route. Cette écriture n’est pas durable. Ce matin, j’ai découvert un chemin fermé par un propriétaire, sans raison, sinon son bon droit. Je ne cesse de me heurter à de nouveaux interdits à la surface du monde, qui disent une société qui se replie sur l’individualisme alors que sa sauvegarde ne sera que collective. Effrayant notre façon de marcher à reculon. Personne n’a compris ce qui se jouait. Les amis n’ont pas compris. Ils continuent comme si de rien n’était.

Peut-être que ce qui importe est nécessairement lié au collectif. Tous ces gars qui ne pensent qu’à se surpasser ne font que regarder leur nombril. Écrire, est-ce important pour les autres ? Est-ce que si je cessais d’écrire, ils seraient tristes ? Est-ce qu’ils éprouveraient un manque ? Parce que si je n’écris que pour ma propre édification, je ne fais pas mieux que celui qui se lance des défis sportifs absurdes au regard des défis de l’humanité.

La fuite dans l’absurde est une échappatoire qui ne me tente pas. Alors l’écriture n’a de sens que si son importance pour moi finit par avoir de l’importance pour les autres. Et non pour les divertir, parce que n’importe quelle autre source de divertissement pourrait les satisfaire. Il s’agit de se toucher pour toucher les autres, de se bouger pour les bouger, de se questionner pour les questionner, de se réinventer pour qu’ils se réinventent, de s’aimer pour qu’ils s’aiment.

Qu’est-ce que j’écrirai après ? Je n’en sais rien. Je suis dans l’espace du doute, des béances. Je pourrais me contenter du journal, puisque l’après s’y révèle jour après jour.

Dimanche 26, Balaruc

Transmettre les leçons d’une vie pour les suivantes, voilà qui est important, qui le sera toujours, car les vies d’une à l’autre se transforment. Ce journal est une transmission, non seulement pour les vies suivantes, mais pour les vies voisines, qui traversent au même moment les mêmes aléas historiques. Dire sa vie n’est pas du narcissisme, mais l’acte même de vivre. J’ai reçu des merveilles et je les enrichis et je les transmets.

Mais plus le journal s’allonge, plus il devient difficile à lire et ses enseignements et ses points de saillance se perdent. Pourquoi avoir peur de l’abondance quand les IA exploreront la masse pour en extraire la substantifique moelle ? Il n’est plus nécessaire d’aller à l’essentiel, un essentiel qui n’existe pas, ou qui diffère de vous à moi, de telle sorte qu’une synthèse universelle est impossible. Ce n’est pas à moi de choisir. Je dois me contenter d’être moi, de dire ce qui me traverse, et les machines produiront des livres à partir de ce flux.

La notion d’auteur est à repenser, à réinventer, à vivre de manière nouvelle, ce qui m’effraie, parce qu’il était confortable de publier un livre de temps à autre, mais force est de constater que tout cela n’est devenu qu’une industrie souvent pénible. Je ne vois pas d’autre qualificatif pour un processus qui produit une centaine de nouveaux romans par semaine rien qu’en France. Être romancier est d’une banalité affligeante. Le cultivateur devrait être plus fier de ses patates, qui au moins se mangent.

Publier n’est plus un acte signifiant. Je n’éprouve plus rien quand je sors un livre. Et en même temps, que Pierre ne se décide pas pour Le roman de mon père me touche. J’ai un pied dans le nouveau monde, mais l’autre encore englué dans l’ancien. Il serait simple d’appuyer sur un bouton et de publier mon livre. Court-circuiter le système. Mais il ne se passerait moins que rien.

J’ai besoin de me savoir transmettre. Google Analytics me montre en temps réel les lecteurs sur mon blog. Des points s’allument à Lille, à Paris, à Bordeaux, puis au Canada, en Suisse, en Belgique, aux États-Unis… Je suis émerveillé, en même temps terrorisé, parce que je ne sais rien de toutes ces personnes. Je transmets vers elles, elles ne me renvoient rien. C’est un peu comme si j’étais mort avec le seul pouvoir d’observer le monde. Mais tant que je vis, j’ai besoin de feed-back. J’en reçois de temps à autre qui font chaud au cœur. Pas assez pour combler un vide immense. Alors, publier un livre de plus, c’est crier dans le vide, c’est souhaiter qu’il s’étanche, tout en sachant qu’il ne cesse de grandir.

Pour être artiste, je n’ai besoin de rien de plus que mon journal, que mon blog, mais pour être un homme, j’ai besoin d’être inséré dans la société, dans un réseau d’interactions, qui chaque fois que je m’y frotte me déçoit, me blesse, me donne envie de le fuir. Je suis condamné à l’errance. Et plus j’erre, plus on m’oublie, parce que je ne respecte aucune des conventions auxquelles les autres se soumettent, et ils me voient comme un saboteur du système auquel ils se sont soumis, et m’en rejettent. Je suis un virus combattu par l’immunité sociale.


L’amour des lignes claires me vient de la lumière du Midi. J’étouffe dans la brume sous les ciels bas aux tons cassés de gris. J’ouvre la fenêtre et reçois une vague d’énergie. L’espace me donne souvent plus que les hommes, mais un espace façonné par eux, parfois magnifié, souvent défiguré. Alors j’aime les photos larges, allover, qui montrent des ciels.

Sète
Sète
Bellevue
Bellevue
Fort Brescou
Fort Brescou
Grau d’Agde
Grau d’Agde
La Conque
La Conque
Fort Brescou
Fort Brescou
La Conque
La Conque

Lundi 27, Balaruc

Il faudrait toujours un maître pour se passer des maîtres, mais je n’ai pas eu de maîtres, sinon des morts fréquentés de loin.


Debray parle des illuminations des créateurs. La nuit de feu pour Pascal quand il écrit le Mémorial. La nuit du 10 au 11 novembre 1619 quand Descartes a la révélation de la méthode. La nuit de Gêne, du 4 au 5 octobre 1892 pour Valéry, quand il renonce à la pureté littéraire. J’ai connu mon extase, à Sienne, le 24 mai 1993, dans la chaleur de l’après-midi en terrasse de café. Cent ans après Valéry. J’ai découvert le pouvoir de l’écriture sur le vif. L’écriture en extérieur. Mais pourquoi j’ai arrêté ? Par désir d’imiter les autres, de produire des livres ordinaires. Je ne sortirai pas écrire aujourd’hui. Ciel bas, vent, froidure de fin d’hiver à glacer les doigts sur le clavier. Voilà même qu’il neige.


Dans l’idée de revenir aux illuminations, au terrain, envie de replonger dans mes carnets non publiés, de les mettre à jour. Alors je teste des solutions OCR et aucune ne réussit encore à me lire : « io spare , id dato dachi par wan bit eh lene pes wien de bam te su sonera… Toreesm puto ner ? Je su me lit et te pote un jenta dedege diso un virun. »


Sur mon blog, je partage mes expériences de cycliste. Je prends soin de multiplier les « je » pour montrer que mes découvertes n’ont rien d’universelles. Je partage une méthode de recherche plus que des résultats. Ce matin, je publie un nouvel article et des Ayatollahs du vélo, je ne peux les appeler autrement, m’assènent des vérités absolues, descendues de je ne sais quel ciel. Je perds de plus en plus patience avec eux. J’ai fini par demander à l’un des gars s’il était ingénieur. Il ne l’était pas, alors pour le faire taire, j’ai employé comme lui un argument d’autorité, tout en disant que c’était bien dommage d’en arriver là, puisque je ne publie que pour partager mon parcours. Le chemin importe plus que la destination, mais beaucoup de l’ont pas compris. Ils ne comprennent pas la méthode scientifique, qui avance sans pouvoir atteindre la vérité.


Comment réagir à la surabondance de l’époque sans pour autant me taire ? Par un minimalisme poussé à l’extrême, avec ce journal pour me laisser aller ? Des textes de cinq cents caractères, autonomes, définitifs, liés à aucun autre. Frôler la poésie, sans perdre le sens, sans oublier l’époque, l’autobiographie.


Dans une hilarante vidéo, Kurt Vonnegut résume de grands classiques sur un graphique. Je serais incapable d’une telle prouesse à cause de ma propension à vivre au présent. Les classiques dont il parle je les ai métabolisés. Je ne pourrais pas improviser une telle conférence. Il me faudrait d’abord replonger dans les textes.

Mardi 28, Balaruc

Je rêve d’un vieil ami. J’habite au-dessus d’une autoroute, et il fume sur la voie du milieu. Je cours vers lui entre les voitures, mais il a écrasé sa cigarette et traverse la voie opposée pour rejoindre un bois de pins au-dessus de la ville. Il entre dans un grand parc dix-neuf cents. Je crie encore son nom, il m’entend enfin alors qu’il entre dans une pâtisserie. Sur le dos, il porte une enfant d’un an tout au plus. Je lui demande quel âge elle a. Il me dit que c’est un garçon. Et je m’éveille, persuadé d’avoir découvert un secteur de la ville que je ne connaissais pas alors que je n’en étais séparé que par l’autoroute. C’était l’été. L’autoroute ne faisait pas de bruit. Mon ami portait un costume. Il était jeune, grand, sérieux.


Je lis la petite biographie de Valéry par Debray, agréablement légère, et plus j’avance moins la vie de mon compatriote sétois me séduit. J’en savais déjà assez pour ne pas en faire un modèle. Un travailleur acharné, plus que moi sans doute, une jeunesse avec des rencontres décisives, j’en ai faites aussi, mais aucun de mes amis de jeunesse n’est devenu célèbre, surtout pas l’ami de mon rêve qui plus qu’aucun autre m’a poussé vers la littérature. Je ne me suis pas glissé dans la bourgeoisie artistique de mon époque, je n’ai pas fréquenté les cocktails et les cérémonies. Quand j’en ai eu l’occasion, je n’ai pas supporté les tralalas, même en les prenant avec beaucoup de recul. Je n’aurais surtout pas supporté de vivre confit dans le café et le tabac. Valéry devait avoir une haleine répugnante.

J’ai souvent cherché à le lire, par connivence de lumière, lui ayant accepté de vivre loin de celle du Midi, preuve que d’autres lui plaisaient davantage. Il n’aimait le Midi que pour le faire vibrer de quelques jolies phrases, vite encerclées de circonvolutions pompier. Le costume doré d’académicien lui seyait. Il était intelligent, mais sacrifiait à la nécessité de prendre place au plus haut de la pyramide de Ponzi, sans en être un des maîtres fortunés, mais un simple chambellan assujetti.

Finalement, j’ai toujours été plus libre que lui, et peu importe notre postérité, puisque nous ne connaissons la vie qu’à travers le grand vent du large. Mais bon, à l’approche de la soixantaine, j’aimerais être autant adulé que Valéry, et au lieu de m’approcher de la gloire je ne cesse toujours plus de m’en éloigner, comme si ce qui était nécessaire pour briller dans l’époque me répugnait. Ma place est sous le grand ciel délavé du Midi par grand mistral comme aujourd’hui.

Soir
Soir