Mercredi 1er, Balaruc
Nous vivons une époque bruyante. Quelle époque ne l’a pas été ? Mais tout de même, le bar du commerce est devenu planétaire et tout le monde y hurle. Comment y exister ? Socialement, je veux dire. Le silence ne peut être une réponse. Il faudrait un océan de silence et les silencieux ne sont pas encore assez nombreux pour faire tache. Hurler plus fort que les autres est quasi impossible, ou exige une dépense d’énergie démoniaque qui passe par la réduction du discours à un cri. Ou envoyer de temps à autre de puissants éclairs lumineux. Mais l’orage sature déjà l’atmosphère. Ou clignoter avec une régularité de métronome, devenir une balise, un repère dans le tumulte. Peut-être que mon carnet est la meilleure réponse. Il tombe tous les mois, avec régularité, pour entretenir un dialogue imaginaire avec quelques lecteurs.
Quand on admire quelqu’un, on peut lui donner raison même quand il a tort. Quand on aime quelqu’un, on peut lui donner tort même quand il a raison. L’amour aveugle au point de nous faire perdre toute mesure.
Notre destin est d’être oublié, notre devoir de bien vivre.
Jeudi 2, Balaruc
Je me trouve enfin un point commun avec Valéry, même s’il lisait plus que moi : « La lecture me pèse ; il n’y a guère que l’écriture qui excède un peu plus ma patience. Je ne suis bon qu’à inventer ce qu’il me faut sur le moment. »
Je parle peu de politique. Pas un mot sur la réforme des retraites qui agite la France, parce que depuis longtemps je penche du côté du revenu universel, une retraite à vie pour tous dès la naissance. Et voir les manifestants avancer des arguments éculés, c’est comme si nous n’étions pas équipés du même logiciel mental. Le gouvernement se trompe, ses opposants se trompent aussi. Alors j’observe le spectacle, médusé. Tout aussi médusé cet après-midi, après un rendez-vous où j’entends parler de la montée des eaux par chez nous pour dans cinquante ou cent ans. Nous vivons l’ère du déni. Une guerre mondiale couve, et nous la nions dans l’espoir de la conjurer.
Je suis une merveilleuse machine inventée par l’évolution, mais je n’ai pas le droit d’évoluer, de me transformer de l’intérieur ou si peu. J’en éprouve de la frustration. J’aimerais être davantage, sans pour autant être attiré par les drogues.
Je commence Petit éloge de l’errance, conseillé par un lecteur. Le début évoque un tintamarre wagnérien, avec au-dessus une flûte légère. Mais je n’entends rien, je n’entends pas la musique quand elle est décrite. Deux phrases me transportent dans un autre paysage, des phrases et des phrases ne me font rien entendre, et si moi-même je veux donner une impression de tumulte, ce sera par les mots mêmes, leur succession, leur longueur, leur rencontre. La tempête doit être dans l’écriture.
Paradoxal de se préoccuper encore d’écriture, alors que peut-être nous en vivons la fin, que de nouvelles technologies s’apprêtent à la renverser définitivement. Je polis un silex à la veille de l’invention des couteaux.
Vendredi 3, Balaruc
Je ne lis plus pour me distraire ou pour apprendre, mais pour produire des éclairs dans ma tête, exactement comme si j’étais en voyage dans un endroit inconnu, ou dehors, à contempler le monde, dans l’attente qu’il m’aiguillonne et qu’un flot de mots se mette en branle. J’appelle beauté l’impulsion déclencheuse.
Lundi 6, Balaruc
Je me suis remis à faire du code, peut-être parce que ChatGPT me permet de réduire drastiquement le temps de développement. Je me surprends à lui poser même les questions pour lesquelles je connais les réponses, au cas où elle me suggère des approches originales, ce qu’elle fait très souvent. Impression de toucher « demain » du bout des doigts. C’est assez extraordinaire. Il me reste plus qu’à transposer cette excitation dans l’écriture. Je n’ai pas encore trouvé la bonne approche.
ChatGPT a le dont de garder le meilleur pour la fin de ses réponses. Il me fait penser aux journalistes qui n’écrivent des articles que pour afficher des pubs.
Je viens de passer deux jours à jouer avec Telegram et je suis en train de tomber amoureux du service de messagerie : totalement ouvert, il autorise des bidouillages depuis longtemps impossibles ailleurs sur internet. Je sens souffler un vent de liberté. Pourquoi ne pas écrire dans un canal Telegram ?
Mardi 7, Balaruc
Ce n’est pas la littérature qui compte, mais faire surgir le monde, perpétuer le big bang, participer à une genèse exubérante, la sentir passer à travers soi, peu importe les moyens, les situations, éprouver le flux de vie et le démultiplier.
Philippe a décidé de faire payer sa newsletter, beaucoup d’auteurs se résolvent à cette solution, et je résiste, parce que je crois à un monde généreux, je crois que donner implique des contre-dons. Je n’oublie pas que je publie sur internet grâce à des outils qui m’ont été donnés, que je travaille avec beaucoup de logiciels libres. Je ne peux pas prendre sans donner en retour. Je me sentirais mal, ce qui ne dérange pas les capitalistes, mais qui moi me fait tout de suite me sentir dans la peau d’un esclavagiste.
En passant à nouveau quelques jours à bricoler des bouts de codes, à brancher des services les uns sur les autres, j’ai une fois de plus constaté les vertus d’un monde ouvert. L’ouverture démultiplie les possibles et me fait être vivant. Je me bats contre les octrois. On ne donne pas naissance avec une idée de profit. On donne naissance parce qu’on aime la vie, pour la célébrer. Après il s’agit d’une affaire de rencontres, d’opportunités, de chance, de persévérance.
Mercredi 8, Balaruc
Vendredi 10, Balaruc
Dimanche 12, Balaruc
Fébrilité codeuse, excitation grandissante provoquée par ChatGPT, comme si mes possibilités programmeuses avaient été soudainement démultipliées, comme si j’étais plus intelligent, plus jeune d’une certaine façon. Je développe un service pour nous accompagner dans nos voyages à vélo, et je sens que quelque chose se trame en souterrain dans l’écriture, mais pas un énième livre, une énième mièvrerie comme il en sort des centaines toutes les semaines.
J’ai été attiré vers l’art par le désir d’exprimer une singularité. Publier un livre est d’une banalité éhontée. Faire autre chose est difficile, inconsidéré, regardé avec dédain par l’intelligentsia, mais c’est pourtant là que je peux exister. Il est attendu qu’écrire revient à aligner des mots. Mais peut-être que l’avenir de l’écrit ne ressemble à rien de ce que nous avons pu imaginer.
Il est possible de fournir à ChatGPT d’énormes corpus textuels. Pourquoi pas tous mes textes. Qu’ils deviennent une perspective sur le monde pour l’IA, et qu’il soit possible de dialoguer avec moi-même, à travers elle et tout ce que j’ai écrit. ChatAvecCrouzet.
Lundi 13, Balaruc
Repense à mon appli de géolecture, abandonnée dans les limbes, puisque les applis mobiles doivent être sans cesse remises au goût du jour pour rester opérationnelles, sans parler qu’il faut payer pour les garder disponibles dans les stores. Mais pourquoi pas réinventer la géolecture sur Telegram. Tu adresses des messages à un robot qui te répond.
Exploration de l’API OpenAI. Tu dois payer dès que tu veux sortir du modèle grand public. Payer, toujours payer. Je me heurte à mon statut d’auteur expérimentateur, sans audience suffisante pour lui offrir ses fantaisies.
Mardi 14, Balaruc
Dans le Petit éloge de l’errance, Akira Mizubayashi montre combien la majorité exerce une autorité morale et politique au Japon. J’ai toujours ressenti cette autorité en France, elle me pèse encore, me désespère. J’ai peut-être voulu écrire pour dire que je ne lui appartenais pas, pour me le prouver. Aucune de mes raisons d’écrire ne tourne autour des lecteurs.
Jeudi 16, Bize
Vendredi 17, Balaruc
De quoi peut mieux parler un écrivain que d’un autre écrivain ?
« Je vous ai promis de vous écrire depuis longtemps, et ce matin une lettre envoyée par une lectrice m’a donné le courage de vous écrire »
Samedi 18, Balaruc
Des envies de textes surgissent, puis disparaissent. J’aime sentir ce processus en moi. La trace pourrait être un éloge des chemins. Je ne suis capable d’écrire que sur ce qui me travaille.
Dimanche 19, Balaruc
Lundi 20, Balaruc
Par ces temps de contestation, j’ai eu l’idée d’un petit service cartographique très simple à programmer. Les manifestants pourraient se géolocaliser via Telegram et un point de taille proportionnel à la surface territoire/population les représenterait en rouge sur la carte. Plus elle rougirait, plus on aurait une idée du mécontentement, ainsi que sa répartition territoriale. Bien sûr, tout serait anonyme et les géolocalisations seraient volontairement imprécises pour éviter toutes représailles policières. Ce serait un sondage en temps réel.
Mardi 21, Poussan
Mercredi 22, Marseillan
Jeudi 23, Balaruc
Organiser mon tour de l’Hérault VTT constitue finalement une charge mentale non négligeable. Je passe un temps fou à peaufiner mon application de suivi, je dessine une banderole qui sera affichée au départ et à l’arrivée, je continue de pédaler pour arriver en forme, je scrute la météo guère réjouissante, discute avec mes futurs compagnons de route et aussi règle mille détails de l’organisation. La littérature travaille en arrière-plan. Une pause était nécessaire. Je crois que je m’abandonne dans l’organisation de ma randonnée bikepacking pour mieux prendre mes distances avec l’écriture.
Je m’endors avec une phrase qui pourrait être la première d’un roman postapocalyptique. « Dans un monde où plus personne ne lit, je suis le dernier homme à écrire. »
Samedi 25, Balaruc
Tim a 18 ans. Je viens de passer deux jours à monter un film de sa vie. Une grande traversée émotionnelle. Nécessaire, il me semble. Si je n’avais pas autant filmé, encore assez peu par rapport à d’autres, je n’aurais pas pu effectuer ce travail de mémoire, sans doute plus important pour moi que pour Tim. Comment faisaient-ils avant ? Mes ancêtres ne pouvaient pas vivre ce que je viens de vivre. Voici ce qui est caractéristique d’un sujet propre à une époque, parce qu’il apparaît alors qu’au préalable il n’avait aucun sens. Quand mon ordinateur moulinait, et plantait, je me suis dit que bientôt une IA pourrait réaliser le même montage en quelques minutes. Et à nouveau, cette expérience que j’ai vécue, plus personne ne la connaîtra. Elle aura été une parenthèse dans l’histoire de l’humanité.
Lundi 27, Balaruc
Mercredi 29, Balaruc
Déconstruction. J’entends ce mot dès que j’allume la radio. Je le lis partout. Et plus je l’entends, moins je perçois de déconstruction, mais bien au contraire l’édification de dogmes de plus en plus solides. Ceux qui déconstruisent ne remettent en cause aucun fondement, sinon ceux déjà abattus depuis longtemps.
Jeudi 30, Balaruc
Je lis Le Passager de Cormac McCarthy. Il me laisse froid. Les italiques avec les délires hallucinogènes me gonflent. Le reste tient, bien sûr, mais de digression en digression, c’est un fourre-tout, c’est du Cormac qui joue du Cormac. On est loin de La route. Et dans ma tête un roman se dessine peu à peu, inattendu. Ce texte que je n’aime pas me stimule.
Vendredi 31, Balaruc
Hallucinations nocturnes. J’entrevois un lien entre les trous noirs et la conscience. Parfois une grande forme s’ouvre en moi et avale tout. J’ai si peur que je m’éveille.