La mémoire ? La culture ? La curiosité ? Des qualités qui manquent à nombre de mes contemporains, et même à la majorité des votants de mon village. Si j’étais diplomate, je les traiterais de brebis égarées, mais je ne suis pas diplomate. Je préfère les considérer comme de dangereux égoïstes qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez et croient qu’il existe des solutions miraculeuses à leurs problèmes. Leur naïveté politique ne les rend pas moins inconséquents. Je n’ai aucune envie de les brosser dans le sens du poil.
Je n’ai jamais aimé la démocratie élective, et je l’aime encore moins aujourd’hui. Je continue de croire que voter n’a aucune pertinence, la preuve : le vote a souvent mené au pouvoir des assassins et des psychopathes, toujours des ambitieux. Mais je vote désormais, parce que comme ma génération a été incapable de dépasser le vote, il ne nous reste plus que ça, et les mots avant les armes, pour faire barrage à l’ignominie.
Attendre de personnages providentiels des solutions à des problèmes déjà mal posés revient à prier des divinités mystérieuses, aux pouvoirs incertains, et à leur faire confiance parce qu’elles brillent de mille discours charmeurs. La plupart des électeurs accordent moins d’importance à leur bulletin qu’à un billet de banque. Ils le donnent avec une confiance déroutante au premier venu, sans réellement réfléchir, avec une générosité qui d’habitude leur fait défaut. Ils jouent avec le bulletin parce qu’il ne leur coûte pas, oubliant que le coût a été payé par les générations passées. Ils le dilapident non sans perversion, oubliant que pour commencer ils se font mal à eux-mêmes.
Ils votent pour les extrêmes, mais paradoxalement à cause d’une normalité intellectuelle confondante, cette normalité qui implique l’immobilisme, et fait que la société a du mal à se mouvoir dans un monde lui-même en bouleversement constant. Ils accusent leur propre immobilisme de tous leurs maux, et plutôt que se remettre en route, ils invoquent des solutions dépassées pour affronter des problèmes nouveaux, ce qui ne peut qu’entraîner des désastres.
L’immobilisme est un mal politique. Le mal politique, parce que ce qui était bon hier ne peut plus l’être aujourd’hui. Regardez donc, tout change autour de nous : le climat, les technologies, l’économie, l’agriculture, le commerce… Vous voudriez rester tranquillement perché sur votre île et regarder le fleuve couler autour ? Vous pouvez toujours rêver, pendant que le fleuve ronge les berges de l’île avant de la balayer.
Le changement ne se refuse pas, il s’embrasse au contraire, ce à quoi répugne même les politiciens les plus modérés, pour résultat d’imiter leurs plus honnis adversaires, et de ne faire que les renforcer. Quand on a peur du changement, on a la peur et le changement, et des changements souvent moins agréables que si on les avait accompagnés, voire anticipés.
« Accepter de changer » devrait être le seul programme politique digne d’intérêt. Revenir à la vieille opposition progressistes contre conservateurs, bien que le mot « progressiste » ne vaille pas un clou. Il laisse croire qu’il y a toujours un progrès, alors que la seule chose sûre, c’est la subsistance d’un changement face auquel nous devons sans cesse nous adapter. Contre les « immobilistes » pourraient se lever les réformateurs, les entrepreneurs, les pionniers, les curieux, les amoureux, les informés, les fluides… J’ai du mal à trouver le mot pour les résumer, pour nous résumer. Expérimentateurs ! Oui, c’est mieux. Les immobilistes, sûrs de savoir ce qui est bon pour eux et le monde, face aux expérimentateurs, qui doutent, mais toujours prêts à essayer de nouvelles solutions pour s’adapter aux changements. Plutôt que débarquer au pouvoir avec une valise de mesurettes, ils inventeraient des myriades de solutions ad hoc.
Les vieux clivages, et leur jeu de chaises musicales nous font tourner en rond depuis trop longtemps, tentant de faire croire à un mouvement qui se limite à une minuscule orbite autour d’un point infime. Vu de loin, il ne se passe rien, absolument rien. Tout est bloqué, et chaque tentative de réorientation soulève les immobilistes, de plus en plus effrayés, prêts à tout pour enrayer le système, jusqu’à ramener en son cœur les immobilistes les plus extrêmes.
Pourtant, face à l’accélération du monde, il y a urgence à rassembler les expérimentateurs, à en faire une force réelle et non plus seulement fantasmagorique. Leur seul programme : expérimenter. Quand quelque chose marche mal, essayer d’autres choses, les comparer, les mettre en concurrence, choisir les meilleures, exactement comme les médecins le font avec les nouveaux traitements. Jusque là, les politiciens ont mis sur le marché des médicaments qui n’ont jamais été testés, ou qui au contraire ont déjà démontré leur inefficacité, voire leur malignité.
L’expérimentation est une idéologie, bien sûr, impossible de faire de la politique, ou même de la penser, sans idéologie, mais elle repose sur la seule volonté d’aller de l’avant, en préservant la justice sociale, en faisant en sorte que les lendemains ne soient pas pires, en rêvant de rendre quelques coins du monde harmonieux.
J’ai commencé à écrire ce texte dans mon journal, pour dire mon état d’esprit après l’élection la plus dévastatrice que j’ai vécue, et anticiper la prochaine qui risque d’être plus inquiétante encore. Mon texte s’est allongé, je pourrais presque en faire un traité politique, et je me suis dit autant le partager tout de suite, bien que je répugne à surfer sur la vague des mauvaises nouvelles. Mais peut-être qu’il y a urgence cette fois, alors que le climat déraille et que la guerre fait rage aux frontières de l’Europe. Nous avons besoin d’un changement radical. J’ai toutefois peur que les immobilistes aient le vent en poupe. Ils sont la plus mauvaise réaction à ce qui nous arrive. Ils sont une maladie auto-immune.