Vendredi 4, Montpellier
J’attends Isa en terrasse du café du centre anticancer de Montpellier. Des perfusés en train de fumer, des taxis en train de fumer, des accompagnateurs en train de fumer. Je n’ai jamais rien vu d’aussi surréaliste. Ou si, quand je vois des gens dans leur SUV alors que la planète étouffe. Une humanité de dingue.
Samedi 5, Balaruc
Article fondamental sur l’usage des IA en mathématiques qui peut être transposé presque mot à mot à la littérature. Nous avions des dictionnaires, des correcteurs, maintenant nous avons des assistants IA, non pas pour prendre notre place, mais pour faire ce qui n’est plus spécifiquement de l’ordre de l’humain. Je ne cesse de poser de petits problèmes littéraires à mes IA alors que j’écris mon roman. Par exemple, ce matin : « Imagine Rachel comme un personnage historique au temps de Louis XIV et trouve-lui un titre de noblesse, dix propositions. »
Duras : « La maison appartient à la femme. » Alors, je suis une femme.
Je fais des courses, devant moi une femme boulotte, blonde, avec elle sa fille, plus grande qu’elle, tout aussi blonde, belle, avec des cheveux magnifiques qui lui descendent jusqu’aux fesses, des cheveux peignés et repeignés, entretenus durant des heures, et je pense que la fille deviendra bientôt ronde comme sa mère. Pourvu qu’elle oublie vite ses cheveux pour se concentrer sur ce qui est profond. La vendeuse s’extasie devant sa beauté. « Tu pourrais être modèle. » J’aimerais qu’elle soit un modèle non de paraître, mais de passion. Je trouve inquiétant tout ce temps passé à s’occuper de son apparence. C’est une maladie mentale.
Dimanche 6, Balaruc
J’écris un roman que les IA d’aujourd’hui n’auraient pas pu écrire, mais je doute que les lecteurs puissent, ou même aient envie de le lire, contrairement aux textes produits par les IA. Quand je l’écris, je me sens pleinement humain, et c’est ce qui m’importe. Mais j’arrive au bout, même si j’ai encore du travail, et après, pour me sentir humain, il me faudra encore écrire, ou faire du vélo, ou discuter, ou photographier…
Je ne cesse d’écouter Google Notebook discuter de mon roman. Il dit parfois des choses qui me surprennent, propose des interprétations auxquelles je n’avais pas pensées.
Lundi 7, Balaruc
Quand tu te dis que le livre est terminé, qu’il te reste plus qu’à le corriger.
Mardi 8, Balaruc
Quand un éditeur me dit : « Le marché se concentre sur ce que les gens ont envie de lire, de bons algorithmes, des constructions narratives qui correspondent à ce que les gens espèrent… » ou « Les lecteurs n’attendent que ce que les algorithmes préconisent. » Et après les auteurs crachent sur les IA, parce qu’elles font aussi bien qu’eux, mais quand tu fais autre chose, quand tu sors des rails, il n’y a plus personne. C’est un peu comme se retrouver seul au monde quand je fais du vélo, et j’aime ça finalement, cet air de liberté.
Jeudi 10, Balaruc
Ellroy : « J’écris des livres que personne d’autre n’a les couilles et l’endurance d’écrire. » Balzac rigole, parce que tu répètes ses vieilles recettes. C’est peut-être çà avoir des couilles, faire et refaire ce qui a déjà été fait. Ou c’est avoir une putain de puissance marketing qui te permet de balancer des énormités auxquelles les gens croient. C’est la stratégie de Trump, de Musk, maintenant d’Ellroy. Suffit de voir la tronche du mec, sa posture, ce n’est pas celle d’un écrivain, mais d’un dictateur des lettres.
Samedi 12, Balaruc
En montagne, un homme se filme en train de courir sur un sentier. Il dit sa chance, son privilège, qu’après ça il peut mourir, et il trébuche, tombe dans un ravin, se tord le cou et meurt. C’était un copain, je suis bouleversé.
Dimanche 13, Balaruc
Quand je vois des cyclistes parler de home-trainer dès qu’il risque de pleuvoir ou qu’il pleut, je me dis que nous ne faisons pas du vélo pour les mêmes raisons. Même nos philosophies existentielles doivent différer en tout point. Je ne fais pas du vélo pour m’entraîner, mais pour jouir du monde.
Lundi 14, Balaruc
Quand je postule que les auteurs devraient soumettre leurs textes à la comparaison, on me demande si ce n’est pas le meilleur moyen de tuer la spontanéité. Je crois que la spontanéité est un concept romantique. Si ta spontanéité te fait écrire un bouquin qui a déjà été écrit cent fois, et que tu l’ignores, tu t’es fait plaisir, et c’est très bien, mais ça n’a aucun sens de le donner à lire. La spontanéité n’a aucune vertu sans la culture (à moins de gros coups de chance, ce qui est plutôt exceptionnel). J’adore les auteurs quinquas qui se veulent encore spontanés, comme s’ils n’avaient rien lu (ce qui est souvent pas loin d’être le cas — je veux dire « rien lu qui les éclairerait sur leur place dans l’histoire littéraire »).
Mardi 15, Balaruc
Sensation de toucher des couches vertigineuses de la réflexivité narrative avec mes dernières expériences IA. Que tout cela mérite discussions, réflexions, critiques, approfondissements, mais je suis seul, ou je ne vois pas les autres qui auraient envie de faire un pas dans cette direction. Soit je suis complètement dingue, prisonnier d’un solipsisme littéraire, soit je reste un des derniers curieux pour l’ultracontemporain.
Peut-être que je suis fou, prisonnier de délires, et je me suis isolé, ou les autres m’ont isolé parce qu’ils ne savent pas me dire ma maladie. À minima, je conserve le don de l’enthousiasme juvénile, cette force ne s’est pas tarie en moi. Ou peut-être que ma maladie est contagieuse. Qu’elle fiche la trouille. Mais, moi le premier, j’ai la trouille. Qu’est-ce qu’exister en tant qu’humain et en tant que créateur ? Je n’ai de certitude que pour la souffrance. Est-ce qu’il y a plus que ça pour être humain ?
Je veux quoi ? Je cherche à tracer ma route, celle qui ne vaut que pour moi et après je m’étonne d’y être seul. Tous ceux qui ne sont pas seuls dans cette quête des beautés d’aujourd’hui appartiennent à une église et ne parlent que de la beauté de l’église. Ils ont oublié d’être eux-mêmes, ils ne savent plus être eux-mêmes que dans l’église. C’est un peu comme à vélo refaire cent fois les mêmes chemins.
Je préfère toujours dénicher l’improbable, quitte à me griffer, à devoir enjamber des fossés, traverser des maquis, porter mon vélo. J’aime défricher et je fais pareil quand j’écris. C’est ce qui me fait plaisir et m’illumine, je ne peux pas en même temps me plaindre d’être seul. Sauf qu’à vélo, une fois une voie ouverte, j’y amène les copains, alors qu’en littérature je ne trouve pas beaucoup de courageux. Je ne parle même pas des éditeurs.
Je m’en vais rejoindre les copains. Un groupe d’une dizaine de cyclistes obstrue la piste cyclable. « Pardon, Pardon… » Et je me fais engueuler parce que je ne dis pas bonjour. Ils sont dix, ils s’approprient la piste cyclable et c’est à moi de dire bonjour ? C’est le monde à l’envers, comme si je leur devais quelque chose, comme s’ils étaient les seigneurs de la piste et que je leur devais allégeance. Pas une seconde il ne leur est venu à l’idée de s’excuser de bloquer le passage. Tout de suite ils m’ont agressé.
Mercredi 16, Balaruc
Duras : « Il n’y a pas œuvre sans forme nouvelle. » Et moi, en tant que lecteur, je m’emmerde sans forme nouvelle ; en tant qu’auteur, je recherche la forme qui me permettra de dire ce que je vis de neuf. Car la forme dit.
Je suis dans le post-partum de mon bouquin, j’ai beau savoir qu’il arrive, qu’il me broie, je ne suis jamais préparé à le vivre. Il me plonge dans un découragement désespéré.
Un copain croise un gars qui lui dit qu’il ne supporte pas mon sectarisme au sujet du bikepacking, tout cela parce que je défends la définition originale d’une pratique hors asphalte, tout en disant bien que chacun fait ce qu’il veut. Mais défendre une position devient une insulte pour ceux qui ne la partagent pas, qui plutôt que discuter se ferment, parce que la discussion leur fiche la trouille. Presque comme si on n’avait plus le droit d’exprimer des opinions légèrement décalées. C’est plus acceptable d’être raciste ou homophobe.
Jeudi 17, Balaruc
Je déchire un pneu dans la garrigue, à 7 km de la maison. Je rentre en poussant le vélo. Un cycliste me demande si j’ai besoin d’aide, mais tous les autres me croisent sans me regarder. L’un m’insulte parce je marche où il aurait aimé poser ses roues. C’est moi ou ça ne va plus du tout ?
Vendredi 18, Balaruc
Quand j’écris, je me fiche des autres, je ne veux même pas les voir pour rester dans mon affaire, mais, dès que j’ai terminé un projet, je me sens éjecté, hors du coup, abandonné. Sans doute que je récupère ce que j’ai semé.
J’ai un texte. Je ne sais pas qu’en faire. Je ne l’ai envoyé à personne. Je me dis que tout cela ne sert à rien. Que même autopublier ne sert à rien. Par-dessus, j’attrape un virus qui me met à genoux. Tout va de pair. Pas de hasard.
Depuis mardi je pense à ce cycliste qui s’est fait assassiner à Paris, écrasé par un dingue, et je me dis que je dois écrire quelque chose, c’est nécessaire, mais je n’ai pas cette nécessité en moi pour l’instant.
Le secret du bonheur : la création continue.
Samedi 19, Balaruc
La vie n’est pas linéaire. Parfois, je voudrais qu’il n’y ait pas de surprises, tout en sachant que ce serait terrifiant. Pourtant, en ce moment, les surprises sont plutôt mauvaises, ou pire, elles ne sont pas. Je me dis « ça, je l’ai déjà vécu, ça, c’était prévisible. » Bien sûr je me mens, ou je suis aveugle. Parce que rien qu’hier, à la surprise d’une crève qui me met à plat, s’est ajoutée la surprise de la visite d’amis très chers que nous n’avons pas vus depuis des années.
Ma seule joie devrait être que la tumeur d’Isa régresse, mais j’en veux toujours plus. Je ne suis pas un ascète de la joie. Il y a toujours l’autre moi qui devient fou, celui qui écrit ces lignes, qui n’est pas tout à fait moi, qui a besoin d’exister en créant, en criant. C’est lui qui attend toujours des miracles, qui se grise dans la création, puis s’effondre quand il n’est plus en train de baiser avec les muses.
Il est 5h du mat. Avant de commencer à écrire, j’ai tourné des décisions radicales dans ma tête, jusqu’à museler l’autre, jusqu’à lui interdire de publier, même de publier ce journal. Ne plus écrire que pour moi, sans plus rien attendre de personne, écrire parce que c’est une façon de vivre, mais pas pour donner à lire. Avec le risque de laisser la folie se déployer. Parce que, sans le regard des lecteurs, réels ou imaginaires, sans leur présence, souvent effrayante et castratrice, je pourrais devenir fou. Tout cela conduit à ne rien changer, et ne rien changer est peut-être la pire chose pour un artiste. Je ne change rien depuis vingt ans, sinon peu à peu envoyer bouler tous ceux qui me voudraient autre que moi-même.
Je suis un spécialiste du suicide social. Un récidiviste du suicide réussi.
Dimanche 20, Balaruc
Journée estivale. Je m’arrache de ma crève pour rouler avec les copains. Je vois tout en rose. Me dit que je construis peu à peu mon corpus, le structure, l’approfondis. Je devine les possibilités que les IA feront émerger de cette matière : voir les œuvres comme des bases de données conversationnelles à travers le temps et les imaginaires. En dire assez pour qu’il soit possible de poursuivre le dialogue à travers le temps. Et qu’importe si je ne profite pas beaucoup de tout ça. Je l’anticipe, c’est déjà pas mal.
Lundi 21, Balaruc
Je lis Les enchanteurs d’Ellroy. Son style télégraphique, son strict sujet, verbe, complément m’épuise. Je veux bien reconnaître l’efficacité du procédé, qui n’est pas l’invention d’Ellroy, mais quand il est déployé durant des dizaines de pages, ça me tue. Je finis par sauter des phrases. Parce que je me fiche que le héros tourne à droite ou à gauche sur Sunset Boulevard. Ça me fait ni chaud ni froid, même quand remontent des souvenirs de mes errances dans LA.
Puis le sujet de ce roman ? Merde, il n’y a pas plus important aujourd’hui qu’écrire sur une star du cinéma et des flics corrompus ? Ellroy parle d’avoir les couilles, mais il n’a pas celles d’écrire ce qui importe, là tout de suite et pour demain. Il se réfugie dans un passé qu’il salit, parce qu’il aime le noir, et il en rajoute des couches selon une mécanique désolante et qui ne me provoquent que de l’ennui. Je n’attends rien de la suite, absolument rien.
Mardi 22, Balaruc
Plutôt que m’interroger sur mon livre, je replonge dans le code, sans nécessité, pour le plaisir de sentir mon cerveau en ébullition. J’essaie toujours d’adopter de nouvelles techniques, de me mettre à jour. C’est comme apprendre une nouvelle langue, ou tout au moins un nouveau dialecte. Il paraît que c’est important pour maintenir son intellect en état. Durant les premières heures, je panique, j’ai peur de ne pas y arriver, puis peu à peu les briques s’emboîtent et je finis par perdre le sommeil.
Jeudi 24, Balaruc
Plutôt que de me jeter dans le code, j’attaque Les clochards célestes de Kerouac (merci à Daniel Bourrion pour la reco). Claque immédiate. Quel bol d’air frais après Ellroy, qui tout de suite apparaît insignifiant.
François dit que son site n’est plus qu’un sommaire de ce qui est en livres et sur YouTube pendant que moi j’imagine au contraire mon site comme la totalité de ma création. Une base de données à partir de laquelle les IA s’amuseront à faire des livres, des vidéos, des films, des entretiens.
François ne peut faire autrement parce qu’il s’est dirigé vers la vidéo depuis dix ans. Autohéberger de la vidéo, ce n’est guère possible. Peut-être que je ne suis jamais allé dans cette direction à cause de ce goulet d’étranglement technique. Je tiens à l’autonomie technique de mon corpus, et j’y arrive plus ou moins avec les textes et les photos.
Vendredi 25, Balaruc
Écrire sur le livre qui n’existe pas et serait merveilleux parce qu’il contiendrait tous les livres, et se contiendrait lui-même. Une histoire à la Borges.
Dimanche 27, Balaruc
J’ai passé ma vie à écrire des livres qui n’intéressent personne ou presque, c’est pathétique, d’autant que je ne suis pas le seul scribouillard pathétique, mais j’ai peut-être la palme de celui qui a le plus écrit pour le néant. Est-ce que je voudrais être un autre auteur ? Sans doute pas. Mes contemporains ne me font pas envie. Ils m’ennuient souvent. Si je les aimais avec passion, je n’aurais pas besoin d’écrire. Non, ils sont dans leurs délires, et moi dans les miens, et nos mondes ne se croisent pas.
Je suis devenu un vieux sans valeur pour la chaîne du livre. Un canasson qui n’a plus la moindre chance d’emporter une course. Faut que je regarde les choses en face. Il ne me reste plus que l’autopublication. Un truc ridicule pour se prétendre libre alors que c’est la preuve qu’on n’intéresse personne. Seuls les aveugles ne l’admettent pas. C’est l’humeur du soir. Demain, je penserai le contraire, mais ces pensées me traversent souvent, de plus en plus souvent. Je ne peux pas les nier. Je les écris pour les fixer dans toutes leurs dépressions et trouver, peut-être, la force de les dépasser.
Lundi 28, Balaruc
Ne pas dire est la meilleure chose que je peux faire. Mais ici je devrais le faire davantage, parce que c’est le lieu de la prise de conscience, de son externalisation parfois heureuse, parfois douloureuse.
Je mène une intense vie artistique à laquelle il manque le regard des autres. C’est d’une banalité à laquelle l’époque n’a rien changé, et que les réseaux sociaux n’ont fait qu’aggraver alors qu’ils promettaient la lumière à tous. Contrairement à d’autres dans mon cas, j’ai une famille, des amis, un confort matériel. Presque trop de luxe pour que mes errances soient poignantes.
Je suis un paradoxe. Depuis toujours, la technologie et l’ultracontemporain me passionnent et je reste englué dans un des arts les plus anciens, comme si je refusais de me laisser emporter par l’objet que je regarde, dans l’espoir de mieux le regarder. À une autre époque, j’aurais écrit en latin alors que mes contemporains auraient opté pour le vernaculaire (la vidéo, le jeu vidéo, la littérature générée en masse par IA dont tous les auteurs usent sans le dire…).
Ces pensées ne me mènent nulle part, sinon à me dire que j’aime mieux mon cerveau quand il code, alors je m’en retourne coder, ce qui n’est pour moi qu’une forme de jeu vidéo.
Mardi 29, Balaruc
Jeudi 31, Balaruc
Isa : « Tu devrais publier un manifeste où tu expliques que tu n’écris plus que pour les IA. » Et si je tentais de l’écrire. Mais d’abord terminer le code dans lequel je m’absorbe jusqu’à l’épuisement, à coup sûr, pour mieux oublier la littérature.