Dimanche 1er, Balaruc

Brian Doyle : « We are all largely solitary, and spend whole lifetimes digging tunnels toward each other, do we not? » Résumé de notre vie : nous sommes des vers de terre solitaires creusant des tunnels vers d’autres vers solitaires.


Flippant de vérité cette note de Guillaume dans son journal : « Et le temps est meublé dans les groupes de travail, et ensuite au cours de la restitution desdits groupes de travail. Et durant les temps de convivialité ou, sicd’épaisseur humaine, nous meublons aussi, mais en plus petits comités. Avant que vienne ensuite le temps de la soirée durant laquelle plusieurs dizaines de personnes meublent en s’ambiançant sur Ophélie Winter. Ensuite, libre à toi de meubler devant un film français qui n’a pas assez de matière pour tenir 90 minutes, ou devant un roman qui meuble lui aussi pour toucher à la bonne volumétrie du format, quand, dans les faits, l’épaisseur et de l’intrigue et de la langue tient en quelques pages. Fort heureusement, l’issue à tous nos problèmes est trouvée, et plutôt que de meubler nous-mêmes au sein du temps qui nous reste imparti sur cette terre, nous déléguons à des machines ce temps meublé (il faut avoir des gens qui sont bien cortexés, dixit la masterclass IA prévue au programme), de cette façon il est possible de paramétrer à l’avance la quantité de propos à générer, et donc le temps à meubler pour le lire à l’autre bout (sauf qu’à l’autre bout, c’est aussi une machine qui lit, ne soyons pas dupes). » Je meuble trop souvent, j’espère pas ici, ni dans mes textes.

Soir
Soir

Lundi 2, Balaruc

Une pièce dont le programme remis aux spectateurs serait la pièce elle-même. Idée venue en lisant le journal de Kafka.


Les mots sur mon écran ou sur le papier ne bougent pas, comme les photos. Les mots sont des photos, les photos des mots. On peut raconter des histoires dans les deux cas, ou être poétique, et tant d’autres choses.


Tous les matins, mon téléphone estime mon temps pour aller au travail. Il ne comprend pas que j’accompagne Émile au lycée, puis rentre à la maison. Ça me fait rire.


Parce que j’ai passé une paire d’heures à réfléchir à la composition photographique, je me suis surpris à faire des photos respectant certaines des règles. Quelle étrange chose que notre cerveau. J’aime le sentir encore capable d’apprendre, et de me surprendre.

Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Brume
Soir
Soir

Mercredi 4, Balaruc

Je corrige, je détruis encore un chapitre, pour le reprendre, puis je jardine, et c’est un peu la même chose.

Matin
Matin
Soir
Soir

Jeudi 5, Balaruc

Rapidement, un adverbe pas rapide. Lentement, un adverbe dans le bon rythme.


Depuis deux ans, j’affine mon prompt de correction orthotypo. Si je l’applique dix fois à un même texte, il trouve toujours des choses à modifier, comme les correcteurs humains. On dirait que les IA aussi ont besoin de justifier leur travail.

Matin
Matin
Matin
Matin
Matin
Matin
Matin
Matin
Matin
Matin
Balaruc
Balaruc
Balaruc le vieux
Balaruc le vieux

Vendredi 6, Balaruc

Gaël Faye
Gaël Faye

Hier soir, je retrouve des copains et copines auteurs à La librairie nomade. J’ouvre par hasard le Renaudot 2024. Je lis les deux premières phrases et m’arrête. « Stella s’était précipitée dans le jardin. Elle l’avait vu s’effondrer au sol. » J’ai pensé « une histoire de tremblement de terre ». Mais que signifie un jardin qui s’effondre au sol ? Rien.

La confusion se dissipe à la phrase suivante (je l’espère volontairement). Il s’agirait d’une figure de rhétorique, un zeugma. Je me bats pour ne pas tomber dans ce piège. Parce que c’est très facile d’y tomber et très difficile d’en sortir en français, contrairement à l’anglais où le « it » sauve souvent la mise. Parce que c’est plus facile à faire qu’à défaire, je vois ça comme une faute. Je dois être trop scientifique. Je n’utilise une variable dans une phrase que si elle est d’abord instanciée.

Voilà ce que me dit Claude « Il y a un problème de cohérence dans la narration. Le "l’" est ambigu - on ne sait pas qui s’effondre. Il faudrait soit nommer clairement le personnage à la deuxième phrase pour éviter toute confusion, soit trouver une autre construction. »

Reste que je doute de la volonté de l’auteur : à la fin du paragraphe, un « son ventre » flotte (à cause du doute initial). La répétition du « son » tout au long du texte irrite mes oreilles. En bref, rien ne va.


J’ai envie de dire : « Le jour où vous comprendrez de quoi sont capables les IA, vous commencerez à avoir une petite chance de leur résister. Tant que vous les mépriserez, les regarderez de haut, vous serez leurs esclaves. Ne jamais sous-estimer son ennemi. »

Soir
Soir

Samedi 7, Balaruc

Nous avons le don de justifier l’injustifiable.


Je me souviens d’une époque où j’entrais dans Notre-Dame pour méditer, comme dans n’importe quelle église, sans faire la queue.


Hubert regarde toujours du côté négatif de la technologie quand je penche plutôt vers le positif. On se complète. Petite réponse à son article IA, réducteur culturel.

« Farrell se livre alors à une expérience en générant un podcast en utilisant NotebookLM de Google. Mais le bavardage généré n’arrive pas à saisir les arguments à discuter. Au final, le système génère des conversations creuses, en utilisant des arguments surprenants pour les tirer vers la banalité. Pour Farrell, cela montre que ces systèmes savent bien plus être efficaces pour évoquer ce qui est courant que ce qui est rare. »

Comme toujours, quand on ne sait pas utiliser une technologie, quand soit même on ne cherche pas quelque chose de différent, on n’obtient rien d’original. C’est vrai avec un LMM comme avec un traitement de texte ou un stylo. Rien de neuf sous le soleil. On ne demande pas aux LLM d’être géniaux, mais de nous-même être géniaux avec leur aide. C’est très différent. Ce n’est pas le stylo qui nous rend géniaux, mais éventuellement ce que nous écrivons avec.

La « malédiction de la récursivité » est une malédiction humaine. Je le constate quand je vois les éditeurs publier majoritairement ce que les lecteurs plébiscitent. Comment une de nos technologies pourrait-elle être meilleure que nous ? C’est à nous de nous améliorer, alors nos technologies s’amélioreront avec nous.

Je constate que les avancées en médecine et dans tous les champs de la recherche se sont démultipliées grâce aux LLM. Pour ceux qui le veulent, ces outils peuvent créer des corrélations neuves. Mes expériences me l’ont montré. Elles ont généré de nombreuses pistes pour mon texte et m’ont poussé à le radicaliser plus qu’à le normaliser.


Aujourd’hui, Le Roman du roman est devenu Rush (Le Roman du roman reste le livre dans le livre, l’histoire de la découverte du rush).

Matin
Matin

Dimanche 8, Balaruc

Pas question de m’arrêter sur le premier paragraphe du Renaudot. On m’a dit que je ne comprenais rien à la littérature contemporaine, qu’il s’agissait d’une prose moderne (genre, toi, tu es ringard). J’ai donc commencé à lire Jacaranda : prose dynamique, sans imprécision logique (ce qui confirme mon impression de maladresse initiale), une prose au plus proche du parlé, sans être orale, une prose qui ne me provoque rien de particulier comme si je l’avais lue cent fois. Ce qui est dit ne me touche pas davantage.

Mistral
Mistral
Mistral
Mistral

Mardi 10, Balaruc

J’ai honte quand je vois les lourdeurs que les IA trouvent dans mon roman, plus honte que face à un correcteur humain, parce que voir la machine me prendre en défaut me ramène à moins que rien. Je protège mon carnet de cette scrutation.

Soir
Soir

Mercredi 11, Balaruc

Dans Jacaranda, les dialogues sonnent faux, comme quand j’écris des dialogues. Ça sonne souvent faux un dialogue. L’écrit, ce n’est pas la parole, c’est un défi de traduire une forme dans une autre, mais c’est la mission de la littérature. Je trouve plus vrais les dialogues non dialogués que ceux explicitement formatés avec des guillemets ou des tirets. Dans mon roman, j’ai supprimé les marques typographiques, pour fondre le dialogue dans la prose.

Soir
Soir
Soir
Soir

Jeudi 12, Balaruc

Passage de Rush : « Toutes les histoires s’affrontent pour façonner le monde. C’est une compétition narrative. »

Vendredi 13, Balaruc

Plus je peaufine mon roman, moins NotebookLM réussit à en dire des choses intéressantes. Il s’embrouille, mélange les époques, les perspectives et ne m’aide plus à prendre du recul. Il rabâche des évidences. C’est soit mon regard qui est devenu plus critique, soit la technologie qui s’est dégradée, soit mon texte qui a atteint son but : dépasser les possibilités des IA contemporaines.


Le phare de Þrídrangaviti en Islande, le genre de chef-d’œuvre qui me donne confiance en nous. Je viens de passer trente minutes à lire et regarder des vidéos sur l’incroyable construction du phare.


Pour la première fois, j’ai le numéro du Premier ministre dans mon portable. Il faudrait que je raconte pourquoi. Ça nous ramène à 2006 et à l’écriture du Cinquième Pouvoir. J’ai revu Bayrou une fois, en 2019, à Pau.

Samedi 14, Balaruc

Certains transplantés témoignent de souvenirs qui ne leur appartiennent pas. Idée de polar : un homme âgé à qui on a transplanté le cœur d’un homme jeune commence à se souvenir d’évènements qui ne lui appartiennent pas. Il prend conscience qu’il a reçu le cœur d’un monstre.


Je m’intéresse aux erreurs des IA, à leurs hallucinations. Là, je trouve des sources d’inspiration. J’aime quand elles disent un truc qui n’est pas dans mon texte, mais aurait pu y être. Alors, parfois, je l’introduis, comme si l’idée venait de moi. J’ai toujours considéré les idées comme des bugs dans une machine logique, et je m’appuie sur les bugs des IA pour externaliser une partie de mon travail créatif.


Rush serait de la frankenscience, une science-fiction qui ferait référence à une science devenue incontrôlable ou dangereuse. C’est un peu ça, mais juste un peu.

Matin
Matin
Matin
Matin
Soir
Soir

Lundi 16, Balaruc

François se démène avec Balzac, projet fou, mais pas le temps de le suivre, juste de le picorer, car trop plongé dans mes propres affaires, je ne peux pas être un autre en ce moment.

Mardi 17, Balaruc

Voici ce que m’écrit Lionel, l’éditeur de One Minute, sur Mastodon, suite au billet où je demande à Claude d’imaginer une stratégie de publication pour Rush : « L’impression que j’ai est que tu es totalement déconnecté du monde éditorial et de ton public. Tu as des éditeurs fans de ONE MINUTE (en plus de moi) qui seraient heureux de te lire. Entre éditeurs, on parle d’IA et on voit très bien les mutations. Tu le saurais bien mieux si tu prenais part à des évènements littéraires. Plutôt que de faire des monologues avec ton IA, tu pourrais de temps en temps partager avec tes semblables tes réflexions. Tu le fais sur ton blog, mais n’est-ce pas encore un autre monologue ? Tu ne sembles plus chercher vraiment l’échange, le débat. C’est l’impression que j’ai depuis un certain temps sur tes publications. Le partage, ce n’est pas juste donner, c’est aussi recevoir (en bien ou en mal). C’est une empathie réelle que seuls des semblables peuvent partager. Les lecteurs aiment l’échange avec leurs auteurs. C’est ça l’humanité, celle que l’IA est incapable de remplacer. »

Lionel n’a pas tout à fait tort, mais, à ma connaissance, je n’ai jamais refusé de participer à un évènement littéraire organisé dans le respect de la charte des auteurs. Je suis toujours disponible pour des Zoom. Il me semble que je suis facile à trouver, ou à contacter, même si depuis le cancer d’Isa, je suis moins mobile (mais rien n’est impossible).

« Les lecteurs aiment l’échange avec leurs auteurs. » C’est une généralisation, moi, en tant que lecteur, j’aime avant tout échanger avec les œuvres, et seulement après, éventuellement avec ceux qui les font (malheureusement ils sont souvent morts). Alors oui, je ne suis pas fan des salons littéraires où je dois passer des journées derrière une table en attendant que le temps passe (mais ça devient génial quand je suis en bonne compagnie, ce qui est souvent le cas). Je préfère de loin le format conférence/débat/table ronde… grand foutoir où tout le monde peut parler à tout le monde, de manière non hiérarchique de préférence. J’ai sans doute le défaut de croire que c’est à mes textes d’entretenir une relation avec les lecteurs, c’est d’ailleurs ce qu’ils devront faire quand je ne serai plus là.

Dans « monologue avec IA », je note un petit mépris vis-à-vis des IA. Si c’est un monologue, il est putain de nécessaire pour comprendre ces bestioles qui s’apprêtent à régenter nos vies. Passer du temps à torturer ces machines ne m’empêche pas de passer du temps avec mes semblables (OK, souvent davantage cyclistes que lecteurs).

Mercredi 18, Balaruc

Matin
Matin

Jeudi 19, Balaruc

Jancovici : « L’IA peut-elle être une aide substantielle dans la création ? L’IA n’a pas de déclic ! Je ne sais pas comment vous fonctionnez, mais moi les quelques idées que je peux considérer comme pas trop connes que j’ai eues dans ma vie, je les ai eues à un moment où je ne m’y attendais pas nécessairement. Pendant une randonnée… dans le métro… ça vous tombe dessus à un moment où vous ne vous y attendez pas. Je ne pense pas qu’un logiciel puisse fonctionner comme ça. »

Voilà le sujet de Rush, d’où viennent les idées, comment les provoquer, quelle est leur histoire. Mais qui peut dire ce qui se passe à l’intérieur d’une IA ? Je discute avec elles, parce qu’elles me provoquent parfois des idées, parce que parfois même je les vois générer des trucs assez dingues, qui souvent je le sens tiennent de l’erreur ou de l’hallucination, mais dont je peux m’emparer. Si les IA peuvent éventuellement avoir des déclics, elles ne s’en rendent jamais compte (je n’ose pas dire prendre conscience).


Je viens d’apprendre que mon copain Yvon est tombé, comme ça, soudainement, durant l’apéro. Le Lot-et-Garonne me paraîtra bien vide sans lui. J’avais fait d’Yvon un des personnages de La Quatrième Théorie.

« Yvon était le menuisier du coin, un personnage haut en couleur, une grande gueule, un grand ventre, une grande barbe, le cœur sur la main.

(…)

– C’est quoi ce pétard ? Pute borgne ! râla Yvon, surgissant en pyjama sur le seuil de sa porte. Que se passe-t-il, con de Dieu ? »

Vendredi 20, Balaruc

Chacun fait ce qu’il veut. Ben non. Si chacun fait ce qu’il veut, c’est l’anarchie. On ne peut faire ce qu’on veut que dans la limite de contraintes (environnementales, économiques, liberté d’autrui…). Le pire, c’est que je suis anarchiste, mais tout bon anarchiste sait que la liberté absolue est une chimère.

Dans le vélo, je vois des gens organiser des évènements qui me paraissent hors de prix. Il m’arrive de le dire et les organisateurs me tombent dessus, me disant qu’ils sont libres de faire comme ils veulent du moment qu’il y a des gens pour payer, sauf qu’ils ne semblent pas mesurer qu’ils provoquent la même dérive tarifaire que dans le trail, qui engendre des comportements compétitifs, des organisations de moins en moins respectueuses de l’environnement…

Parce que je suis conscient de la dérive, je ne peux pas faire ce que je veux. Non, je ne le peux pas. Le bikepacking était pour moi une pratique minimaliste du vélo de voyage. Il devient un truc de tour opérateur, avec petit repas à chaque coin de rue, et bientôt il y aura les massages. Je prône une pratique qui laisse une chance au hasard, à l’incertitude.

Samedi 21, Balaruc

Bruce Taj : « Le symptôme de la terre plate : c’est une symbolique portant l’essentialisation du mensonge structurel de nos sociétés. » L’idée : nous vivons le plus souvent la terre plate (ou vallonnée, voire montagneuse). La terre sphérique est alors perçue comme une narration. Être platiste, c’est donc remettre en question la narration dominante plus que réellement croire que la terre est plate. « Il devient, alors plus aisé de comprendre pourquoi tant de personnes crient à la terre plate, c’est pas la structure de la terre qui est en jeu, c’est le mensonge transcendantal de nos sociétés. » Voilà le sujet de fond de Rush.

Soir
Soir

Dimanche 22, Balaruc

Satya Nadella annonce la fin des applications. Plus je côtoie les IA, plus je sais qu’elles seront capables de faire ce que font la plupart de nos logiciels. Est-ce que ma vie d’écrivain se terminera sans éditeur de texte ? Est-ce que bientôt j’écrirai en parlant ? Ou uniquement à l’aide de prompts ? Ça me fiche la trouille, parce que j’aime penser avec mes doigts.

L’écriture est physique, une physique de la main depuis tant de siècles ; les claviers ont apporté des changements mais pas de révolution. Faudra-t-il renoncer à la main, aux deux mains ? Et quelles œuvres alors écrirons-nous ? Certains écrivent avec des vidéos, ils parlent devant leur caméra, mais non, ce n’est pas de la littérature, ça n’a rien à voir, c’est une autre dimension, qui implique un flux de conscience différent.

L’écriture s’adapte à la vitesse de chacun tandis que la vidéo impose son rythme (même si souvent je les écoute en mode accéléré parce que sinon je m’emmerde… et c’est encore trop lent… et ça dépasse la question de la vitesse). J’ai besoin d’une médiation plus intime, qui libère mon imagination. Écrire par la voix n’a aucun sens pour moi — peut-être parce que je n’ai jamais été un auteur de théâtre (et même encore, je crois que j’aimerais faire jaillir les paroles depuis le cliquetis des touches de mon clavier — j’aime cette musique au point de parfois allonger les phrases rien que pour l’entendre encore).

Certains ont tenté d’écrire rien qu’en parlant à une IA. Je devrais essayer. Pour connaître l’effet produit sur moi, sur mon processus créatif, mais peut-être que j’atteins les limites de ma curiosité. Si demain les IA remplacent nos applications, la littérature ne s’en remettra peut-être pas, comme d’autres arts anciens aujourd’hui disparus. L’éditeur de texte a remplacé le papier par l’écran, comme la machine à écrire avait remplacé le stylo. Il s’agissait de translation. Là, on parle de quelque chose de plus radical. Plus de papier. Des textes conçus dans le ventre des machines en réponse à nos demandes, ce qui entraînera une disjonction entre l’acte d’écrire et de lire.

Les textes écrits par les IA nous sont désagréables parce qu’ils impliquent une rupture ontologique : jusqu’à aujourd’hui, il existait une grande similitude entre l’acte d’écrire et de lire, une proximité quasi physique entre l’auteur et le lecteur, alors qu’un gouffre s’ouvre désormais. Plus je pense à ces évolutions, plus je ressens la nécessité de poursuivre mon journal. J’y suis au plus proche, au plus immédiat, je réduis au maximum la distance entre vous et moi, sans aucun des artifices propres à la fiction.

Il est possible de paraître plus réaliste, plus vrai, plus direct dans un roman, mais il ne s’agit toujours que d’une construction, que d’un tour de magie pour engendrer une vérité criante alors qu’elle n’est qu’illusion. Dans le carnet, des non-dits, parfois de petits mensonges, des exagérations, mais la distance reste ultracourte, et la maintenir comme telle dans une époque où les technologies nous éloignent. Dans Rush, j’appuie sur cette dichotomie entre la fiction et le carnet.


Dans les productions des IA, je m’intéresse à l’inhumain et non à ce que nous aurions pu faire. J’attends qu’elles me surprennent, et elles le font souvent, comme les paréidolies dans les nuages. Je m’intéresse à leurs erreurs, à leurs dérèglements, à leurs mensonges.


Hervé Prudon : « plus tard nous irons loin / nulle part » Les deux derniers vers du dernier poème. Magnifiquement terrifiant. Deux semaines plus tard, Prudon succombait à un cancer. Je n’avais jamais lu Prudon que je découvre grâce aux travaux de Jeremy Bouquin.

Lundi 23, Balaruc

Lire exigerait une vitesse de traitement d’environ 50 bits/seconde, tandis qu’un jeu vidéo ne demande que 10 bits/seconde. Voilà pourquoi je m’endors assez vite quand je lis. Mon cerveau ne supporte pas longtemps cet effort.

Mardi 24, Balaruc

Au détour d’une conversation initiée par Jérôme Leroy, j’entends parler de Claude Klotz pour la première fois. Je lis Iaroslav, roman noir terminal, parfois brouillon — impression que le livre a été écrit très vite, c’est son charme —, ça déborde de fulgurances. « (La Volga) C’était un fleuve d’aluminium. » « La nuit dehors est nue comme la main. » « Les nuages violaçaient, de la couleur des ecchymoses sur les genoux d’enfants… » « Les lourds monuments aux sombres colonnes pleuraient de toutes leurs gouttières. » « Le sang de septembre coulerait bientôt et ce serait de l’or partout, du toit jusqu’aux collines. » Me donne envie d’écrire un roman qu’avec de l’action. Pousser à bout la technique de Manchette, de Hemingway, de Hammett. Écrire un roman behavioriste ou comportementaliste.

Soir
Soir

Mercredi 25, Balaruc

J’ai honte, je me sens mal, stupide, de m’être fait prendre. Ça aurait pu être dramatique, à devenir fou. Lundi soir, je fais les courses avec les enfants. Un agent de ma banque N26 m’annonce que quelqu’un a tenté de prélever 1 500 € sur mon compte. Suite au piratage de Free. L’agent très pro me dit qu’il me faut changer d’IBAN. Et tout en faisant les courses, j’effectue la procédure, vire le contenu de mon compte sur ce nouvel IBAN. Par chance, il n’y avait que 500 € sur ce compte. Mais j’aurais pu en perdre 5 000, 50 000. J’ai pris conscience de ma bévue hier soir. Un beau cadeau de Noël. Je ne regrette pas d’avoir perdu 500 €. Le prix d’une belle leçon. Nous vivons dans un monde de crapules. Ne faire confiance à personne. J’ai toujours fait confiance. Et ces misérables vont me forcer à me méfier, à mettre en doute, à détester l’autre au prétexte qu’il est potentiellement malhonnête. Si je vois quelqu’un allongé sur la route, je ne m’arrêterai pas de peur que ce soit un piège. La délinquance gangrène la société. Et me gangrène le cerveau. J’ai même du mal à raconter calmement. Je suis écœuré de moi-même. De ma naïveté.


La plupart des textes de l’antiquité ont été perdus. Ne pas croire que les nôtres échapperont à ce destin tragique. Sur papier, sur disque, sur cristal… Ils ne traverseront pas le temps.

Soir
Soir

Jeudi 26, Balaruc

Jack Vance était l’auteur culte de ma jeunesse, devant Lovecraft. Un petit post de Durastanti me donne envie de relire Un tour en Thaery (Maske: Thaery).

Jardinage
Jardinage

Vendredi 27, Balaruc

Nissan
Nissan
Nissan
Nissan
Nissan
Nissan
Canal du Midi
Canal du Midi
Bessan
Bessan
Marseillan
Marseillan
Soir
Soir
Soir
Soir

Samedi 28, Balaruc

Quand un éditeur aime un texte, est-il légitime qu’il se demande s’il existe un public pour ce texte ? Du point de vue financier, je comprends la question, et même la nécessaire prudence. Mais si l’éditeur aime un texte, il devrait être capable de le faire aimer, plutôt qu’attendre que les lecteurs apprécient spontanément ses publications par une magie qui ne fonctionne qu’avec des textes normés. Reste que malgré la meilleure volonté, la mission peut s’avérer impossible. La question commence à se poser avec Rush.

Il existe peut-être deux familles d’éditeurs. D’un côté, ceux qui prennent chaque publication comme un cas particulier ; de l’autre, ceux qui ne publient que des textes rangés dans les genres particuliers (romance, polar, SF…). Leur façon de faire devient leur marque de fabrique. Une fois lancés, ils ne peuvent plus changer, et s’ils changent, ils courent de grands risques financiers.

Je ne compte plus le nombre de fois où Pierre m’a dit qu’il aimait un de mes manuscrits sans le publier. Je n’ai jamais douté de sa franchise, mais j’ai perçu sa fébrilité. « Définitivement, Crouzet n’est pas un bon canasson. Il n’est même pas capable de jouer le séducteur et de faire des courbettes devant les lecteurs. Le seul truc qui l’intéresse, c’est de les secouer. »

Je ne veux pas être agréable, je veux ouvrir le ventre du monde, et y descendre par des escaliers de fortune prêts à s’effondrer à chaque pas. rares les lecteurs désireux de partir avec moi dans ces voyages risqués. Je ne sais pas vivre autrement. Même quand je voyage à vélo, il me faut de l’incertitude. Je suis un auteur incertain. Un anti-classique en quelque sorte. Je m’interdis toute possibilité d’être avalé par la tradition.

Dimanche 29, Balaruc

Je commence La préparation du roman de Roland Barthes et une phrase atterrit en exergue de Rush : « L’écrivain c’est celui qui ne refoule pas le sujet qu’il est. » Voilà sans doute pourquoi, même si une partie de Rush se déroule dans le futur, il ne s’agit pas de science-fiction, mais d’une autofiction d’un genre particulier. Barthes ajoute que l’âge de l’auteur a son importance. Rush est un livre à cheval entre mes 60 et 61 ans. Je ne l’aurais pas osé avant.


Un éditeur qui se demande s’il vendra un livre qu’il apprécie est un marchand avant d’être un éditeur. C’est son droit (et son devoir économique), comme les auteurs ont le droit de fabriquer toujours les mêmes gâteaux avec les mêmes moules et les lecteurs d’apprécier leurs douceurs attendues. Après tout, pourquoi je retourne chez mon boulanger : parce que je sais qu’il fait de bons pains aux graines et de bonnes pompes à huile. Je n’ai pas envie d’essayer de pousser des portes que personne ne pousse (quoique ma curiosité me fasse faire des trucs tordus, souvent).


Parler dans le Carnet de mes textes en cours est une façon de les étendre, de flouter leurs limites. Les paratextes appartiennent-ils à l’œuvre ? Jusqu’où faut-il les considérer comme un épiderme ? Le Carnet est un bain dans lequel trempent mes autres textes. Il les relie à travers moi, à travers ma vie. Il dessine un web que les IA pourraient rendre visible, pour que finalement il n’existe plus des livres de Crouzet, avec des titres, mais un réseau textuel à naviguer.

NotebookLM n’a pas ce pouvoir, pas encore. J’ai tenté de lui soumettre l’ensemble des textes importants écrits sur la métafiction pour essayer d’en tirer des chronologies et de m’éviter de plonger dans cette masse repoussante de textes universitaires et il n’en a rien tiré que des banalités, des imprécisions, des erreurs flagrantes.

Que je n’envisage plus le livre mais un web textuel où les livres ne sont que des nœuds dit mon éloignement du monde éditorial, encore à consacrer des objets, avec des couvertures, à ranger dans des rayons. Plus je m’éloigne, plus il m’est difficile de me rapprocher. Pourtant, je dois encore passer par les rayonnages pour que mes étoiles brillent quelque peu. C’est mon éternel dilemme. Attirance/répulsion.

Une analogie : les peintres créent des toiles destinées aux musées et galeries, moi j’essaie de fabriquer un musée. Je suis une sorte de Facteur Cheval littéraire. Mais comme tout artiste, j’ai besoin du regard extérieur, et notamment de celui de l’éditeur, sans lequel je suis incapable de prendre du recul sur mon texte, de voir où je me répète, où je m’étale, où je ne creuse pas assez. L’éditeur a son rôle à jouer, il peut aussi être créateur. Il est celui qui aide à franchir les derniers pourcentages de complétion d’un projet. Rush status : 95 %.


J’écris dans un commentaire en ligne : « Plus les IA nous lisent, mieux nous les subvertissons. Hors de question de leur interdire l’accès à mon blog. » On me répond que je suis prétentieux. Moi j’aurais écrit « Tu es trop optimiste. »


Guillaume me fait un très beau retour de lecture de Rush. Nombreuses pistes de réflexion. Il confirme certaines de mes intuitions, me motive à faire quelque chose du roman.

Sète
Sète

Mardi 31, Balaruc

Un autre copain me dit du bien de Rush. Je me laisse jusqu’au début de la semaine prochaine avant d’attaquer les ultimes révisions.


Je termine l’année par un flamme mail. Je ne supporte pas de recevoir des ordres ou des leçons, c’est maladif, me fait prendre en grippe ceux qui m’en donnent et me traitent de gamin irresponsable. Je ne peux m’empêcher de leur faire savoir qu’ils me cassent les bonbons, même si je sais que mon attitude est stupide et infructueuse, mais me taire me fait trop mal.

Dans Un tour en Thaery, je tombe sur : « La critique devrait être fondée sur la connaissance des faits et non pas être réprobation automatique. » Que quelqu’un me critique parce qu’il se croit dépositaire d’une autorité naturelle me rend dingue. Est-ce une façon de répéter le rejet de l’autorité paternelle ? En suis-je encore là ? Je n’accepte jamais l’ordre établi. Je n’accepte même pas les fêtes populaires. Je préfère fêter la journée la plus longue par une mémorable nuit à la belle étoile plutôt que manger de la merde en barre dans un environnement sonore qui me stérilise les méninges.

Saint-Georges
Saint-Georges
Soir
Soir