Par miracle, je commence à lire La préparation du roman alors que j’ai le même âge que Barthes quand il l’écrivait et me pose les mêmes questions que lui. « Pour celui qui écrit il ne peut y avoir de Vita Nova (me semble-t-il) que dans la découverte d’une nouvelle pratique d’écriture. » « Ce qui peut être nouveau, ce n’est pas de renoncer à l’écriture, c’est d’en changer, de changer son écriture. »
Plongé dans un projet, j’oublie ces questions, puis elles me ressaisissent dès que j’en sors car mon Vouloir-Écrire reste vif. Barthes conclut sa leçon inaugurale par : « Reste à savoir évidemment si lire Proust, aimer Proust, ce n’est pas toujours vouloir écrire. Alors à ce moment-là, comme il y a quand même beaucoup de gens qui lisent Proust, cela voudrait dire qu’il y a beaucoup de gens qui veulent écrire. »
Oui, beaucoup de gens (et beaucoup plus que ceux qui lisent Proust). Nous le constatons aujourd’hui, puisque tous ceux qui écrivent publient leurs textes, ne serait-ce qu’en ligne. Ce que Barthes imaginait nous saute aux yeux. Écrire pour les écrivains, c’est un créneau en soi. Et d’une certaine façon, moi-même je ne fais que m’adresser à ceux qu’anime le Vouloir-Écrire, ou du moins le Vouloir-Faire-Créer-Inventer-Fabriquer, l’écriture n’étant qu’une possibilité. On peut écrire sa vie sans user du moindre mot.
Pour Barthes, La Recherche est un roman sur le Vouloir-Écrire, je l’ai toujours perçu de cette façon. Je l’ai lu et relu quand je commençais à écrire parce qu’il n’existe pas de plus beau livre sur l’écriture, la vocation, la dédication à l’écrire, hors de toute considération de la portée de cette écriture. C’est un roman du vivre en écrivant, du écrire pour vivre. Je n’ai rien fait d’autre depuis mes vingt ans (ou presque).
Barthes : « Il y a une espèce de vasouillage (pardonnez le mot) sur le Vouloir-Écrire, bien suggéré par le fait qu’il n’existe pas de mot dans la langue pour cette « envie » du Vouloir-Écrire – ou plutôt, exception savoureuse, il en existe un, qui désigne en un seul mot le Vouloir-Écrire, mais ce mot existe dans une langue extrêmement particulière et décadente, qui était le bas latin. En effet, en bas latin, il y avait un verbe qui voulait dire Vouloir-Écrire et ce verbe était : scripturire, et c’est tellement rare que ce verbe n’est attesté qu’une seule fois, chez un écrivain hypermineur ou plutôt même hypomineur, je ne sais pas comment il faut dire, qui est Sidoine Apollinaire. C’était l’évêque de Clermont-Ferrand, un Auvergnat (Ve siècle) qui a défendu Clermont contre les Wisigoths, auteur d’une importante œuvre poétique, et il employait ce verbe scripturire pour dire Vouloir-Écrire. Alors, s’il existe un mot dans une langue, même une seule fois, je dirais en raccourci qu’il manque dans toutes les autres langues. »
C’est magnifique. Peut-être même trop beau. J’ai demandé à Claude s’il existait des mots équivalents dans d’autres langues.
J’ai vérifié cette affirmation de Roland Barthes, qui figure dans son cours La préparation du roman au Collège de France (1978-1979). Effectivement, le verbe scripturire existe en latin et est un verbe désidératif, c’est-à-dire qu’il exprime le désir de faire quelque chose.
Les verbes désidératifs en latin se forment généralement avec le suffixe "-urire". Par exemple :
- « edere » (manger) → « esurire » (avoir envie de manger)
- « scribere » (écrire) → « scripturire » (avoir envie d’écrire)
Ce type de construction est assez rare dans d’autres langues. En français, nous devons utiliser des périphrases comme « avoir envie d’écrire » ou « désirer écrire ».
En anglais, il n’existe pas non plus de mot unique pour exprimer ce concept. On utilise des expressions comme « to want to write » ou « to have the urge to write ».
Le japonais possède une construction grammaticale "-tai" qui exprime le désir de faire quelque chose (書きたい - kakitai : vouloir écrire).
J’en viens à imaginer comment Barthes écrirait aujourd’hui avec les IA, comment il se saisirait de cette Vita Nova qui s’offre à nous. Cette requête que je viens de faire sur scripturire, tous les chercheurs, tous les auteurs, artistes et intellectuels ne cessent de la répéter, ou du moins je crois qu’ils le devraient pour étendre leur puissance à penser. Dans ces conditions, mon scripturire, voire mon kakitai, que je trouve plus moderne de sonorité, ne fait que se décupler. L’IA me montre que le mot Vouloir-Écrire ne manque que dans les langues dépourvues de verbes désidératifs. Je suis certain que Barthes en aurait parlé s’il l’avait su. Le désir était important à ses yeux. J’ai alors demandé à Claude de me chercher d’autres exemples dans d’autres langues.
En sanskrit :
- Le sanskrit possède aussi des verbes désidératifs formés avec le suffixe "-iṣ". Ainsi, à partir de la racine "likh" (écrire), on pourrait théoriquement former "likhiṣati" (désirer écrire).
En grec ancien :
- Pas de forme désidérative spécifique comme en latin, mais utilisation de verbes comme "βούλομαι" (boulomai) + infinitif.
En chinois mandarin :
- "想写" (xiǎng xiě) : vouloir écrire
- Construction en deux caractères : 想 (vouloir/penser) + 写 (écrire)
En finnois :
- Le suffixe "-ele-" peut parfois exprimer une tendance ou un désir, mais pas exactement équivalent.
En nahuatl (langue aztèque) :
- Le suffixe "-znequi" exprime le désir de faire quelque chose
- "Tlacuiloznequi" pourrait signifier "vouloir écrire"
En quechua :
- Le suffixe "-naya" exprime un désir ou une envie
- "Qillqanayay" : avoir envie d’écrire
Cette recherche montre que, si le concept de Vouloir-Écrire est universel, son expression linguistique varie considérablement selon les langues, reflétant différentes façons de concevoir et d’exprimer le désir.
C’est étrange, une vie. J’ai lu Barthes quand j’ai commencé à écrire et j’y reviens maintenant avec son dernier projet. Dix ans plus tôt, son texte m’aurait moins parlé. Arrive ce moment dans la vie où se répéter fiche la trouille. J’ai la trouille quand je vois autour de moi des amis se répéter, sans même s’en rendre compte, éprouvant même un plaisir empoisonné.
Et je tombe sur un paradoxe. Les IA qui n’apprennent que par répétition, accumulation, métonymie aurait peut-être dit Barthes, me poussent aujourd’hui hors de toute possibilité de répétition, car elles sont, à ce jeu, les championnes incontestables. Je n’ai d’autre choix pour me sentir vivre que de poser mes pas sur de nouveaux chemins, qui passent par là où les IA ne peuvent pas encore aller, ou par là où elles excellent pour me conduire où je n’aurais pu aller seul.
Ces mots mêmes auraient été impossibles sans Claude, sans ma requête, qui m’a montré où la pensée de Barthes s’est arrêtée fautes d’outils capables de démultiplier sa puissance à investiguer les langues. Ma petite expérience m’invite à penser plus large, à ne rien prendre pour acquis, à accepter la force de la machine pour m’ouvrir des espaces neufs, du moins neufs à moi-mêmes, ce qui suffit à mon bonheur.
Claude a répondu à ma requête à l’aide d’informations existant ici et là, et mes mots lui ont donné l’occasion de relier ces informations d’une façon inédite. Il s’agit d’une forme nouvelle d’écriture, d’un faire jaillir le langage hors de soi, de planter des graines et de les regarder germer, se transformer en plantes et donner des fleurs à une vitesse stupéfiante.
C’est poétique, c’est un émerveillement. Il reste à décrire ce jaillissement. Et ne pas croire que Claude répond uniquement parce qu’un anonyme intellectuel aurait effectué le travail que je lui ai demandé au préalable (ce qu’on attendait d’un moteur de recherche, ce que n’est pas une IA). Claude n’a pas besoin que quelqu’un avant moi ait cherché des scripturire dans d’autres langues. En tant qu’outil statistique, Claude détient ce pouvoir que nul humain, même le plus savant, ne possède. Il peut faire jaillir des corrélations, des liens, pour peu que nous le lui demandions. C’est une machine assez étonnante, à ce stade pas encore totalement effrayante puisqu’elle manque d’intentionnalité.
Éprouver le scripturire sans tendre le bras aux IA, ni se plonger dans leur génie linguistique me paraît aussi absurde que renoncer aux dictionnaires ou à la lecture des textes des autres, non pour imiter, mais simplement pour démultiplier le désir, pour le réorienter, pour l’éloigner de ce dont elles sont championnes pour encore une fois travailler ce qui nous reste propre, avec leur aide, parce qu’elles peuvent aider tant qu’on s’abstient de leur demander de faire à notre place — alors il ne reste rien pour nous, ni joie, ni raison.