Depuis le salut nazi de l’autre zigue, ou son semblant de salut nazi, on s’ameute sur les réseaux sociaux technofascistes pour crier au technofascisme. C’est bien de s’éveiller en 2025, mais le mal ne fait que gonfler depuis des années. Bonne nouvelle : nous sommes armés pour lutter, si nous le voulons. Mais crier aux loups chez les loups est-ce la meilleure défense possible ?
Une remarque préliminaire. Plus on centralise, plus on place le pouvoir entre quelques mains et engendre une oligarchie puissante. Dans ses quatorze points communs à tous les fascismes, Umberto Ecco n’a pas listé la centralisation, mais il aurait pu, tant elle m’apparaît consubstantielle du développement du fascisme qui implique un pouvoir démesuré assuré par une minorité, accompagné d’une réduction des libertés élémentaires, à commencer par la liberté de penser, ce qui va souvent de pair avec un lavage de cerveau des populations pour assurer leur passivité. Quand la centralisation s’accroît, les chances de la survenue du fascisme augmentent en même temps que les contre-pouvoirs s’amenuisent. Par exemple, la centralisation facilite la propagation des discours populistes, des théories du complot et des autres maux listés par Umberto Ecco.
Comment en est-on arrivé là ?
∼1960. Dès sa naissance, internet s’appuie sur un protocole unicast. Les ordinateurs se parlent un à un (ils ont chacun leur adresse IP unique). Aujourd’hui, quand YouTube envoie une vidéo, elle est retransmise à chacun des ordinateurs connectés (dans la pratique, des caches optimisent le trafic — reste que le réseau fait la part belle aux serveurs centralisés, d’où les immenses datacenters). Serveurs centralisés ne signifie pas que les informations suivent toujours le même chemin entre un serveur et un destinataire. Le réseau est suffisamment distribué pour que les informations atteignent leur cible même si une partie du réseau tombe en panne. Pour résumer : qui contrôle les serveurs contrôle le réseau.
∼1990. Sur ce réseau, on invente le web, une surcouche qui simule une décentralisation totale. Les pages pointent les unes vers les autres, sans nécessiter une base de données de liens (comme on l’imaginait jusque-là). Tout le monde se met à créer des contenus, à les relier. C’est l’explosion des sites personnels, puis des blogs. À l’échelle du web, personne ne peut censurer quoi que ce soit (le réseau lui-même est facilement censurable puisqu’il reste unicast).
∼1995. On invente des protocoles de type multicast, où les informations s’écoulent de machine en machine, chacune devenant un client et un serveur pour d’autres clients. Mais le multicast, ou des simulations de multicast comme le P2P, servent essentiellement au piratage de la musique, puis des films et des logiciels. Aucun industriel n’a intérêt à son déploiement (Olivier Auber explique que d’une certaine façon il était déjà trop tard). On préfère créer d’immenses datacenters plutôt que décentraliser la puissance de calcul et risquer d’en perdre le contrôle.
∼2005. Google devient si puissant, si dominateur, que pour la plupart nous passons par lui pour trouver une information. Alors qu’avant on surfait, on se met à googler. On fait de Google le maître du web. Peu à peu Google pénalise les liens entre les sites, parce que cette pratique autorise des recherches transversales, décentralisées, concurrentes de Google (la lutte s’intensifie à partir de 2007 en même temps que Facebook s’ouvre au public). « Si tu lies ton contenu à d’autres, je ferai en sorte qu’on te trouve plus difficilement. » C’est le premier arrêt de mort de la blogosphère. Tout un écosystème de sites interconnectés à la main, humainement, commence à s’effondrer et des algorithmes décident de ce que nous lisons et trouvons, des algorithmes propriétés des oligarques qui, que nous le voulions ou non, et même qu’ils le veuillent ou non, nous manipulent.
∼2010. Plus Google casse la blogosphère, plus il pousse les internautes vers les réseaux sociaux où ils retrouvent matière à débat et lieux d’expression. En parallèle, plus le trafic passe par Google, plus y être référencé efficacement devient coûteux, et mieux s’en tirent les sites puissants, notamment les réseaux sociaux, jusqu’au moment où ils n’ont même plus besoin de Google. Des blogs survivent, mais isolés. Le web, initialement décentralisé, a été recentralisé par Google et les réseaux sociaux, donnant un pouvoir démesuré à quelques acteurs.
Leur but n’est plus de nous informer ou de nous faire réfléchir, mais de nous exposer aux publicités. Leur seule ambition : nous retenir chez eux, comme jadis le faisaient les TV, à ceci près que nous produisons nos propres contenus (nos propres chaînes). Idée géniale ! Tout vise à oblitérer l’internet extérieur aux réseaux sociaux. La technique est simple : « Si tu postes des liens vers l’extérieur, tu seras moins vu. » Même logique de pénalisation de la concurrence que celle déployée par Google.
∼2025. Le développement exponentiel de l’IA nécessite d’immenses datacenters et une centralisation de plus en plus extrême. Les oligarques deviennent si puissants qu’ils commencent à faire danser les politiques.
Il faudrait un livre pour détailler cette dérive et la nuancer, mais cette esquisse montre le lien entre une structure technique, l’unicast, et nos comportements grégaires, l’un et l’autre s’entretenant comme l’œuf et l’huile dans la mayonnaise. Nous ressemblons à des insectes attirés par la lumière. Nous voulons tous être là où elle brille et donnons ainsi du pouvoir à ceux qui se transforment en soleil, au risque de perdre la tête et toute forme de sagesse et de retenue. Il y a effectivement danger.
Nous sommes tous responsables
Nous ne pouvons que nous reprocher cette histoire, cette trajectoire qui donne un pouvoir incommensurable à quelques-uns, sans réels contre-pouvoirs, hormis réglementaires. Nous sommes responsables d’avoir délaissé les sites d’informations libres et indépendants, d’avoir renoncé au pluralisme, quitté les blogs, négligé les réseaux sociaux décentralisés comme Mastodon. Plutôt que prendre des risques, que fouiller les recoins du web, nous nous retrouvons dans les espaces supposés offrir une audience maximale. Pour nous séduire, les opérateurs nous vantent quelques success-stories, tel ou tel influenceur qui gagne des millions, oubliant de préciser que le plus souvent nous ne parlons qu’à nos proches.
Nous aurions pu agir autrement, c’est ce que j’ai appelé de mes vœux dans mes textes et livres des années 2000. Nous étions armés pour résister, pour bâtir un autre internet, mais nous avons cédé à quelques astres promettant la visibilité, la gloire, la reconnaissance. Reste que tout n’est pas perdu, loin de là.
Il existe encore un monde extérieur, au-delà de ce web limité aux réseaux sociaux, où la plupart des gens se lavent eux-mêmes le cerveau. Il existe encore des sites indépendants, des blogs, et, hors du web, des livres, des films, des lieux de rencontre, des espaces où faire société loin du contrôle des algorithmes.
Je ne publie pas cet article sur un réseau social. Je le publie chez moi, sur mon site, à mon adresse et ailleurs (je le distribue, le décentralise, je l’offre libre de droits et de copie). Je ne fais que l’annoncer sur les réseaux, mais je continue à pointer vers le monde extérieur, parce que là seulement un autre internet peut s’inventer, une autre société se construire.
Faut-il quitter les réseaux sociaux centralisés ?
Hors des messages pointant vers l’extérieur et quelques commentaires, j’ai quasiment cessé d’alimenter les réseaux sociaux centralisés depuis des années, parce que l’équité ou la démocratie n’y sont que de la poudre aux yeux. Peu de gens qui ne me connaissent pas découvriront cet article sur les réseaux sociaux : leurs algorithmes n’ont aucun intérêt à mettre en avant des voix critiques qui promeuvent le monde extérieur (ils ont l’habileté de tordre parfois leurs règles pour ne pas paraître trop méchants).
Sur les réseaux sociaux, sans jouer leur jeu, on ne touche que ceux qui pensent comme nous. Tout ça est documenté. On s’est installé dans le fascisme depuis longtemps, un fascisme pervers qui nous donne l’illusion d’être libres. La perversion va loin. Les influenceurs, quel que soit leur niveau de notoriété, se comportent en émissaires de l’ultracentralisation. Ils ne répondent plus aux commentaires. Ils parlent du haut de leur estrade, sûrs de leurs certitudes. Parfois ils s’indignent de la montée du fascisme à laquelle ils collaborent de toutes leurs forces en attirant plus de monde vers les soleils dont ils ne sont que des satellites serviles. Les réseaux sociaux centralisés sont mécaniquement fascistes, car ils fabriquent les oligarques et leurs mignons. Toutes les plateformes centralisées sont fascisantes.
Durant la Seconde Guerre mondiale, des Français ont quitté la France pour rejoindre les forces libres, d’autres ont rejoint la résistance, d’autres ont fermé leur gueule, voire collaboré. Nous en sommes au même point depuis plus de dix ans sur internet.
Alors on peut quitter les réseaux sociaux centralisés pour rejoindre les forces libres décentralisées ou rester connectés aux centres et choisir la résistance, le silence ou la collaboration. J’ai un pied du côté des forces libres, un autre du côté de la résistance. Je reste sur certains réseaux sociaux pour donner envie d’aller voir ailleurs. Je ne fais que déposer des bombes (un lien est devenu une bombe sur un réseau social — si vous écrivez un contenu qui ne nécessite pas de partir ailleurs, vous êtes un collaborateur, vous invitez les gens à rester dans le giron fasciste, même quand vous dénoncez le fascisme).
Je vous invite à publier ailleurs, à inventer autre chose, même si c’est plus compliqué, mais une liberté trop simple n’est souvent qu’une illusion. La liberté a toujours un coût. Ce n’est pas par hasard que les plateformes centralisées nous vendent la simplicité à tout prix.
Je parle avant tout des réseaux sociaux parce que s’y jouent désormais la politique, et l’essentiel de la vie culturelle. Qui contrôle les réseaux sociaux contrôle le pouvoir. Nous ne défendrons nos libertés qu’en décentralisant ces monstres. Je leur ouvre le ventre avec des liens vers l’extérieur. C’est ma façon de résister. Publier un lien externe sur un réseau social est un acte de terrorisme. La question n’est donc pas tant de rester ou de quitter, mais quoi publier, et bien sûr quoi lire.
Et ce n’est pas juste lire à l’extérieur qui importe, c’est y chercher d’autres points de vue, d’autres styles, d’autres narrations. Si vous censurez Amazon pour acheter ailleurs les mêmes livres, votre boycott a peu d’utilité. Il est préférable de lutter contre Amazon en y cherchant les pépites qui s’y cachent. L’important est d’échapper à la dictature qui nous impose de penser de telle ou telle façon.
Heureusement, il reste des blogs, des réseaux décentralisés comme Mastodon, des libraires prêts à vous faire lire autre chose, des éditeurs courageux, des médias indépendants. Le lieu de la contestation n’est pas déterminant du moment qu’il y a contestation dans la pleine conscience des enjeux.
Je vous invite à poser des bombes numériques sur les réseaux sociaux (la couverture d’un livre est déjà un lien — n’oubliez jamais que les libraires distribuées à la surface du territoire sont une de nos meilleures ressources pour lutter contre la centralisation).
Quelques liens
. Ploum (pour la vigilance numérique, ses bouquins de SF et tout le reste).
. Philippe Castelneau (dont je vous recommande Motel Valparaiso et ses newsletters).
. Guillaume Vissac (infatigable diariste et éditeur chez Bakélite).
. Olivier Auber (parce qu’il me fait toujours réfléchir à deux fois à notre monde selon des perspectives peu usuelles).
. PVH (un éditeur qui ose — OK, il publie Ploum et moi, mais oser devient si rare aujourd’hui).
. La Manuf (parce que Pierre Fourniaud reste un des rares éditeurs curieux que j’ai rencontré).
. Les librairies indépendantes (parce qu’on y trouve des lecteurs passionnés — de bien meilleurs conseils que les influenceurs autoproclamés qui souvent parlent des livres moins bien que les IA).
. Quand je prépare à manger ou conduis : France Info, France Inter et France Culture (j’aime voir comment on traite en France l’information que mon Flipboard m’apporte par ailleurs — je lis beaucoup plus d’articles scientifiques ou technologiques ou littéraires que politiques).
. Aujourd’hui, j’ai supprimé 57 sources déclarées comme mortes dans mon Feedly, 57 sources indépendantes suivies durant des années. Il m’en reste 148, dont 61 inactives depuis plus de trois mois, la plupart depuis plusieurs années. Il y a quinze ans, je suivais des centaines de sources. Flipboard ne remplace pas ce foisonnement.