Tout commence par une conversation avec David Camus. Nous parlons des conseils d’écriture qui pullulent sur Substack, souvent par des auteurs qui n’ont aucune légitimité. Je remarque que quand j’ai commencé à écrire le conseil était simple : « Commence par lire la correspondance de Flaubert. » Ce que j’ai fait avant de lire bien d’autres correspondances et journaux intimes d’écrivains. C’est avec eux, et avec leurs œuvres, que j’ai appris le peu que je sais.
Je me souviens avec émotion des mots de Flaubert, à 25 ans, lus quand j’avais 25 ans et que j’ai reçus comme s’il s’adressait à moi : « Donc, pour en revenir à moi, je ne me suis vu ni assez haut pour faire de véritables œuvres d’art, ni assez excentrique pour pouvoir en emplir de moi seul. Et n’ayant pas l’habileté pour me procurer le succès, ni le génie pour conquérir la gloire, je me suis condamné à écrire pour moi seul, pour ma propre distraction personnelle, comme on fume et comme on monte à cheval. »

David m’a pointé vers Préface à la vie d’écrivain, extrait de la correspondance édité pour la première fois en 1963, puis réédité en 1990, et désormais épuisé. Je me suis alors dit pourquoi ne pas reconstruire ce livre, ou un livre du même genre. Voilà comment je m’y suis pris.
- Comme Flaubert est depuis longtemps dans le domaine public, j’ai récupéré les epubs de la correspondance.
- Avec un script Python, j’ai converti ces epubs en autant de fichiers Markdown que de lettres.
- Avec un autre script, j’ai demandé à Claude d’analyser chacune des lettres et d’y relever des citations sur l’art d’écrire, ce qui m’a évité de relire toute la correspondance (j’ai utilisé le modèle Haïku le moins onéreux).
- Dans les lettres sélectionnées, j’ai retenu les passages les plus frappants.
- J’ai manqué de courage pour aller au-delà de l’année 1846. Voici donc les pensées et conseils d’un Flaubert encore jeune. Si vous appréciez, je prolongerai l’exercice.
1834 (13 ans)
J’avance dans mon roman d’Isabeau de Bavière dont j’ai fait le double depuis que je suis revenu de mon voyage de Pont-l’Évêque. […] Tu crois que je m’ennuie de ton absence, oui tu ne te trompes point et si je n’avais dans la tête et au bout de ma plume une reine de France au quinzième siècle, je serais totalement dégoûté de la vie et il y aurait longtemps qu’une balle m’aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu’on appelle la vie.
À Ernest Chevalier, Rouen, 29 août 1834.
1835 (14 ans)
Je travaille comme un démon me levant à trois heures et demie du matin. […] Maintenant on retire à l’homme de lettres sa conscience, sa conscience d’artiste. Oui, notre siècle est fécond en sanglantes péripéties. Adieu, au revoir, et occupons-nous toujours de l’art, qui plus grand que les peuples, les couronnes et les rois est toujours, là, suspendu dans l’enthousiasme avec son diadème de Dieu.
À Ernest Chevalier, Rouen, 14 août 1835.
1837 (16 ans)
Bon Dieu pourquoi quand la plume court sur le papier l’arrêter dans sa course, la faire passer subitement de la chaleur de la passion au froid de l’écritoire, et lui faire gagner une fluxion de poitrine à cause de la sueur qu’elle a gagnée, cette pauvre plume.** – Maintenant que je n’écris plus, que je me suis fait historien (soi-disant), que je lis des livres, que j’affecte des formes sérieuses et qu’au milieu de tout cela j’ai assez de sang-froid et de gravité pour me regarder dans une glace sans rire je suis trop heureux lorsque je puis sous le prétexte d’une lettre me donner carrière, abréger l’heure du travail et ajourner mes notes voire même celles de M. Michelet, car la plus belle femme n’est guère belle sur la table d’un amphithéâtre, avec les boyaux sur le nez, une jambe écorchée et une moitié de cigare éteint qui repose sur son pied. Ô non c’est une triste chose que la critique, que l’étude, que de descendre au fond de la science pour n’y trouver que la vanité, d’analyser le cœur humain pour y trouver l’égoïsme, et de ne comprendre le monde que pour n’y voir que malheur. Ô que j’aime bien mieux la poésie pure, les cris de l’âme, les élans soudains et puis les profonds soupirs, les voix de l’âme, les pensées du cœur. Il y a des jours où je donnerais toute la science des bavards passés, présents, futurs, toute la sotte érudition des éplucheurs, équarisseurs, philosophes, romanciers, chimistes, épiciers, académiciens, pour deux vers de Lamartine ou de Victor Hugo.
À Ernest Chevalier, Rouen, 24 juin 1837.
1838 (17 ans)
Vraiment je n’estime profondément que deux hommes : Rabelais et Byron les deux seuls qui aient écrit dans l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face. Quelle immense position que celle d’un homme ainsi placé devant le monde !
À Ernest Chevalier, Rouen, jeudi 13 septembre 1838.
Je suis à moitié des Confessions de J.-J. Rousseau, c’est admirable. Voilà la vraie école de style.
À Ernest Chevalier, Rouen, jeudi 11 octobre 1838.
J’ai presque fini les Confessions de Rousseau. Je t’engage fort à lire cette œuvre admirable, c’est là la vraie école de style.
À peine sorti du lit j’ai repris la lecture de ce bon Rabelais que j’avais un peu négligé depuis quelque temps mais j’ai continué avec un nouveau plaisir et je touche à la fin. Je te recommande le chapitre où il est question de Me Gaster. – Mon Rabelais est tout bourré de notes et commentaires philosophiques, philologiques, bachiques, bandatiques, etc.
À Ernest Chevalier, Rouen, dimanche 28 octobre 1838.
Pour écrire je n’écris pas ou presque point, je me contente de bâtir des plans, de créer des scènes, de rêver à des situations décousues, imaginaires, dans lesquelles je me porte et j’… Drôle de monde que ma tête !
À Ernest Chevalier, Rouen, ce 30 novembre 1838,
Ô l’art, l’art, déception amère, fantôme sans nom qui brille et qui vous perd. […] Diras-tu encore, mon cher Ernest, que je t’écrase de ma supériorité ? J’ai la supériorité d’un fameux imbécile. Tu peux au reste en juger par ma lettre, je sens moi-même toutes les choses qui sont faibles en moi, tout ce qui me manque tant pour le cœur que pour l’esprit – encore plus peut-être (si la vanité ne m’abuse) pour ce dernier, – il y a des endroits où je m’arrête tout court, cela me fut bien pénible récemment encore, dans la composition de mon mystère, où je me trouvais toujours face à face devant l’infini. Je ne savais comment exprimer ce qui me bouleversait l’âme.
À Ernest Chevalier, Rouen, mercredi 26 décembre 1838.
1839 (18 ans)
Quant à écrire ? je parierais bien que je ne me ferai jamais imprimer ni représenter. Ce n’est point la crainte d’une chute mais les tracasseries du libraire et du théâtre qui me dégoûteraient. Cependant si jamais je prends une part active au monde ce sera comme penseur et comme démoralisateur. Je ne ferai que dire la vérité mais elle sera horrible, cruelle et nue. […] Maintenant je ne pense plus, je ne médite plus, j’écris encore moins. La poésie s’est peut-être retirée d’ennui et m’a quitté. […] Mes pensées sont confuses, je ne peux faire aucun travail d’imagination, tout ce que je produis est sec, pénible, efforcé, arraché avec douleur. J’ai commencé un mystère il y a bien 2 mois, ce que j’en ai fait est absurde, sans la moindre idée.
À Ernest Chevalier, Rouen, 24 février 1839.
Les historiens, les philosophes, les savants, les commentateurs, les philologues, les vidangeurs, les ressemeleurs, les mathématiciens, les critiques, etc., de tout ça j’en fais un paquet et je les jette aux latrines.
Vivent les poètes, vivent ceux-là qui nous consolent dans les mauvais jours, qui nous caressent, qui nous embrasent. Il y a plus de vérité dans une scène de Shakespeare, dans une ode d’Horace ou d’Hugo, que dans tout Michelet, tout Montesquieu, tout Robertson.
À Ernest Chevalier, Rouen, onze heures, vendredi 31 mai 1839.
Quant à écrire, j’y ai totalement renoncé, et je suis sûr que jamais on ne verra mon nom imprimé. Je n’en ai plus la force, je ne m’en sens plus capable, cela est malheureusement ou heureusement vrai. Je me serais rendu malheureux, j’aurais chagriné tous ceux qui m’entourent, en voulant monter si haut, je me serais déchiré les pieds aux cailloux de la route.
À Ernest Chevalier, Rouen, 23 juillet 1839.
1842 (21 ans)
Mais ce qui revient chez moi à chaque minute, ce qui m’ôte la plume des mains si je prends des notes, ce qui me dérobe le livre si je lis, c’est mon vieil amour, c’est la même idée fixe : écrire ! Voilà pourquoi je ne fais pas grand-chose, quoique je me lève fort matin et sorte moins que jamais.
Je suis arrivé à un moment décisif : il faut reculer ou avancer, tout est là pour moi. C’est une question de vie et de mort. Quand j’aurai pris mon parti, rien ne m’arrêtera, dussé-je être sifflé et conspué par tout le monde. Vous connaissez assez mon entêtement et mon stoïcisme pour en être convaincu. […] J’ai dans la tête trois romans, trois contes de genres tout différents et demandant une manière toute particulière d’être écrits. C’est assez pour pouvoir me prouver à moi-même si j’ai du talent, oui ou non.
J’y mettrai tout ce que je puis y mettre de style, de passion, d’esprit, et après nous verrons.
Au mois d’avril je compte vous montrer quelque chose. C’est cette ratatouille sentimentale et amoureuse dont je vous ai parlé. L’action y est nulle. Je ne saurais vous en donner une analyse, puisque ce ne sont qu’analyses et dissections psychologiques. C’est peut-être très beau ; mais j’ai peur que ce ne soit très faux et passablement prétentieux et guindé.
À Gourgaud-dugazon, Rouen, 22 janvier 1842.
Je ne fous rien, ne fais rien, ne lis et n’écris rien, ne suis propre à rien. […] Il faut s’habituer à ne voir dans les gens qui nous entourent que des livres ; l’homme de sens les étudie, les compare et fait de tout cela une synthèse à son usage. Le monde n’est qu’un clavecin pour le véritable artiste. À lui d’en tirer des sons qui ravissent ou qui glacent d’effroi.
À Ernest Chevalier, Rouen, 24 février 1842.
1844 (23 ans)
J’aime par-dessus tout la phrase nerveuse, substantielle, claire, au muscle saillant, à la peau bistrée : j’aime les phrases mâles et non les phrases femelles comme celles de Lamartine fort souvent et, à un degré inférieur, celles de Villemain. Les gens que je lis habituellement, mes livres de chevet, ce sont Montaigne, Rabelais, Régnier, La Bruyère et Le Sage. J’avoue que j’adore la prose de Voltaire et que ses contes sont pour moi d’un ragoût exquis. J’ai lu Candide vingt fois, je l’ai traduit en anglais et je l’ai encore relu de temps à autre. Maintenant je relis Tacite. Dans quelque temps, quand j’irai mieux, je reprendrai mon Homère et Shakespeare. Homère et Shakespeare, tout est là ! Les autres poètes, même les plus grands, semblent petits à côté d’eux.
À Louis De Cormenin, Rouen, 7 juin 1844.
1845 (24 ans)
Ne pense qu’à l’Art, qu’à lui et qu’à lui seul, car tout est là ! — Travaille, Dieu le veut. Il me semble que cela est clair.
À Alfred Le Poittevin, Gênes, 1er mai 1845,
Pense, travaille, écris, relève ta chemise jusqu’à l’aisselle et taille ton marbre comme le bon ouvrier qui ne détourne pas la tête et qui sue, en riant, sur sa tâche : c’est dans la seconde période de la vie d’artiste que les voyages sont bons ; mais dans la première il est mieux de jeter au-dehors tout ce qu’on a de vraiment intime, d’original, d’individuel. […] Le seul moyen de n’être pas malheureux c’est de t’enfermer dans l’Art et de compter pour rien tout le reste. […] Je rumine toujours mon conte oriental, que j’écrirai l’hiver prochain.
À Alfred Le Poittevin, Milan, 13 mai 1845.
Mon pli est à peu près pris. Je vis d’une façon réglée, calme, régulière. M’occupant exclusivement de littérature et d’histoire. J’ai repris le grec que je continue avec persévérance et mon maître Shakespeare que je lis toujours avec un amour croissant.
À Ernest Chevalier, 13 août 1845, Croisset.
Travaille, travaille, écris, écris tant que tu pourras, tant que la muse t’emportera. C’est là le meilleur coursier, le meilleur carrosse pour se voiturer dans la vie. La lassitude de l’existence ne nous pèse pas aux épaules quand nous composons. Il est vrai que les moments de fatigue et de délaissement qui suivent n’en sont que plus terribles. Mais tant pis ! Mieux vaut deux verres de vinaigre et un verre de vin qu’un verre d’eau rougie. Pour moi, je ne sens plus ni les emportements chaleureux de la jeunesse, ni ces grandes amertumes d’autrefois. Ils se sont mêlés ensemble, et cela fait une teinte universelle où tout se trouve broyé et confondu. […] Cherche quelle est bien ta nature, et sois en harmonie avec elle. « Sibi constet », dit Horace. Tout est là. Je te jure que je ne pense ni à la gloire, et pas beaucoup à l’art. Je cherche à passer le temps de la manière la moins ennuyeuse et je l’ai trouvée. Fais comme moi. Romps avec l’extérieur, vis comme un ours – un ours blanc – envoie faire foutre tout, tout et toi-même avec, si ce n’est ton intelligence.
À Alfred Le Poittevin, Croisset, 17 setembre 1845,
1846 (25 ans)
Je deviens d’une difficulté artiste qui me désole, je finirai par ne plus écrire une ligne. Je crois que je pourrais faire de bonnes choses mais je me demande toujours à quoi bon. C’est d’autant plus drôle que je ne me sens pas découragé. Je rentre au contraire plus que jamais dans l’idée pure, dans l’infini. J’y aspire, il m’attire. Je deviens brahme ou plutôt je deviens un peu fou.
À Maxime Du Camp, Croisset, 7 avril 1846.
La vie interne que j’ai toujours rêvée commence enfin à surgir. Dans tout cela la poésie y perdra peut-être, je veux dire l’inspiration, la passion, le mouvement instinctif. J’ai peur de me dessécher à force de science et pourtant d’un autre côté je suis si ignorant que j’en rougis vis-à-vis de moi-même. […] Je doute bien souvent si jamais je ferai imprimer une ligne. Sais-tu que ce serait une belle idée que celle du gaillard qui jusqu’à 50 ans n’aurait rien publié et qui d’un seul coup ferait paraître, un beau jour, ses œuvres complètes, et puis qui s’en tiendrait là ? […] Un artiste qui serait vraiment artiste et pour lui seul, sans préoccupation de rien, cela serait beau. Il jouirait peut-être démesurément. Il est probable que le plaisir qu’on peut avoir à se promener dans une forêt vierge ou à chasser le tigre est gâté par l’idée qu’on doit en faire une description bien arrangée pour plaire à la plus grande masse de bourgeois possible.
À Maxime Du Camp, Croisset, mardi, 11 heures du soir. Mai 1846.
Je te remercie beaucoup, mon cher ami, de me tenir au courant de tes travaux. J’y prends, je t’assure, une part bien vive. Ce que j’aime en toi, c’est que tu les continues avec persévérance et âpreté, choses rares à notre époque où petits et grands ne travaillent que par fragments, sans avoir les uns ni la vue, les autres ni le courage de l’ensemble. – La méthode, tout est là dans les œuvres scientifiques et c’est ce qui manque même aux plus belles de notre génération. […] Le tout est de faire saillir tout ce que tu sais, de mettre en relief ce que tu vois. […] L’égoïsme intellectuel est peut-être l’héroïsme de la pensée.
À Emmanuel Vasse De Saint-ouen, Croisset, 4 juin 1846.
Personne plus que moi n’a le sentiment de la misère de la vie. Je ne crois à rien, pas même à moi ce qui est rare. Je fais de l’art parce que ça m’amuse mais je n’ai aucune foi dans le beau pas plus que dans le reste. […] Autrefois la plume courait sur mon papier, avec vitesse. Elle y court aussi maintenant mais elle le déchire. Je ne peux pas faire une phrase, je change de plume à toute minute, parce que je n’exprime rien de ce que je veux dire. […] Moi j’admire autant le clinquant que l’or. La poésie du clinquant est même supérieure en ce qu’elle est triste. Il n’y a pour moi dans le monde que les beaux vers, les phrases bien tournées, harmonieuses, chantantes, les beaux couchers de soleil, les clairs de lune, les tableaux colorés, les marbres antiques et les têtes accentuées. Au-delà, rien.
À Louise Colet, Croisset, 6 ou 7 août 1846.
Tu me parles de travail, oui, travaille, aime l’art. De tous les mensonges c’est encore le moins menteur. Tâche de l’aimer d’un amour exclusif, ardent, dévoué. Cela ne te faillira pas. L’Idée seule est éternelle et nécessaire. Il n’y en a plus de ces artistes comme autrefois, de ceux dont la vie et l’esprit étaient l’instrument aveugle de l’appétit du beau, organes de Dieu par lesquels il se prouvait à lui-même. Pour ceux-là le monde n’était pas. Personne n’a rien su de leurs douleurs. Chaque soir ils se couchaient tristes et ils regardaient la vie humaine avec un regard étonné comme nous contemplons des fourmilières. […] Je travaille avec un désintéressement absolu et sans arrière-pensée, sans préoccupation ultérieure. Je ne suis pas le rossignol, mais la fauvette au cri aigre qui se cache au fond des bois pour n’être entendue que d’elle-même.
À Louise Colet, Croisset, 9 août 1846.
J’ai l’infirmité d’être né avec une langue spéciale dont seul j’ai la clef. […] Si je dois dire du neuf, quand le temps sera venu il se dira de lui-même. Oh ! que je voudrais faire de grandes œuvres pour te plaire ! Que je voudrais te voir tressaillir à mon style ! Moi qui ne désire pas la gloire (et plus naïvement que le renard de la fable), je voudrais en avoir pour toi, pour te la jeter comme un bouquet, afin que ce soit une caresse de plus et une litière douce où s’étalerait ton esprit quand il rêverait à moi.
À Louise Colet, Croisset, 11 août 1846.
Y a-t-il une chanson de table qui ait été écrite par un homme ivre ? Il ne faut pas toujours croire que le sentiment soit tout, dans les arts, il n’est rien sans la forme.
À Louise Colet, Croisset, mercredi soir. 12 août 1846.
Je me suis toujours défendu de rien mettre de moi dans mes œuvres, et pourtant j’en ai mis beaucoup. J’ai toujours tâché de ne pas rapetisser l’Art à la satisfaction d’une personnalité isolée. J’ai écrit des pages fort tendres sans amour, et des pages bouillantes, sans aucun feu dans le sang. – J’ai imaginé, je me suis ressouvenu et j’ai combiné. […] On n’arrive au style qu’avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée. Le mot de Buffon est un grand blasphème : le génie n’est pas une longue patience, mais il a du vrai et plus qu’on ne le croit de nos jours surtout.
À Louise Colet, Croisset, 15 août 1846.
Le grotesque triste a pour moi un charme inouï. Il correspond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement amère. Il ne me fait pas rire mais rêver longuement. Je le saisis bien partout où il se trouve et comme je le porte en moi ainsi que tout le monde voilà pourquoi j’aime à m’analyser. C’est une étude qui m’amuse. Ce qui m’empêche de me prendre au sérieux, quoique j’aie l’esprit assez grave, c’est que je me trouve très ridicule, non pas de ce ridicule relatif qui est le comique théâtral, mais de ce ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même et qui ressort de l’action la plus simple, ou du geste le plus ordinaire. Jamais par exemple je ne me fais la barbe sans rire, tant ça me paraît bête. Tout cela est fort difficile à expliquer et demande à être senti. Tu ne le sentiras pas toi qui es d’un seul morceau, comme un bel hymne d’amour et de poésie. Moi je suis une arabesque en marqueterie, il y a des morceaux d’ivoire, d’or et de fer. Il y en a de carton peint. Il y en a de diamant. Il y en a de fer-blanc.
À Louise Colet, Croisset, 22 août 1846.
Il y avait donc cependant quelque chose de plus sérieux que les hommes qui mouraient pour la patrie, que ceux qui priaient pour elle, que ceux qui travaillaient à la rendre plus heureuse : c’étaient ceux qui chantaient. Puisque ceux-là seuls survivent. On a découvert des mondes nouveaux pour les lire. On a inventé l’imprimerie pour les y répandre. Ah ! oui l’amour de Glycère ou de Lycoris passera encore par-dessus des civilisations futures. L’art comme une étoile voit la terre rouler sans s’en émouvoir ; scintillant dans son azur le beau ne se détache pas du ciel.
À Louise Colet, Croisset, 30 août 1846.
Alors j’ai fait nettement pour mon usage deux parts dans le monde et dans moi : d’un côté l’élément externe, que je désire varié, multicolore, harmonique, immense, et dont je n’accepte rien que le spectacle, d’en jouir ; de l’autre l’élément interne, que je concentre afin de le rendre plus dense et dans lequel je laisse pénétrer, à pleines effluves, les plus purs rayons de l’Esprit, par la fenêtre ouverte de l’intelligence.
À Louise Colet, Croisset, 31 août 1846.
Oh, va, aime plutôt l’Art que moi. Cette affection-là ne te manquera jamais, ni la maladie ni la mort ne l’atteindront. Adore l’Idée. Elle seule est vraie parce qu’elle seule est éternelle.
À Louise Colet, Croisset, 2 septembre 1846.
Je veux dire qu’il me semble que tu n’adores pas beaucoup le Génie, que tu ne tressailles pas jusque dans tes entrailles à la contemplation du beau. Ce n’est pas tout que d’avoir des ailes. Il faut qu’elles vous portent. Un de ces jours je t’écrirai une longue lettre littéraire.
À Louise Colet, Croisset, 14 septembre 1846.
À mesure que j’avance, je perds en verve, en originalité ce que j’acquiers peut-être en critique et en goût. J’arriverai, j’en ai peur, à ne plus oser écrire une ligne. La passion de la perfection vous fait détester même ce qui en approche.
À Louise Colet, Croisset, 17 septembre 1846.
Pour moi, tant qu’on ne m’aura pas, d’une phrase donnée, séparé la forme du fond, je soutiendrai que ce sont là deux mots vides de sens. Il n’y a pas de belles pensées sans belles formes, et réciproquement. […] Il faut que chaque œuvre maintenant ait sa signification morale, son enseignement gradué ; il faut donner une portée philosophique à un sonnet, qu’un drame tape sur les doigts aux monarques et qu’une aquarelle adoucisse les mœurs. […] Il est plus beau, ce me semble, d’aller à plusieurs siècles de distance faire battre le cœur des générations et l’emplir de joies pures.
À Louise Colet, Croisset, 18 septembre 1846.
Tu as peut-être raison sur ce que tu me dis que trop lire éteint l’imagination, l’élément individuel, seule chose après tout qui ait quelque valeur. – Mais je suis engagé dans un tas de travaux qu’il faut que je finisse, et puis maintenant j’ai toujours peur d’écrire, de manquer mes plans, de sorte que je recule devant l’exécution.
À Louise Colet, Croisset, 22 septembre 1846.
Je ne me pose jamais en homme qui a de l’expérience, ce serait trop sot. Mais j’observe beaucoup, et je ne conclus jamais : moyen infaillible de ne pas se tromper. […] Quand je lis Shakespeare, je deviens plus grand, plus intelligent et plus pur. Parvenu au sommet d’une de ses œuvres, il me semble que je suis sur une haute montagne. Tout disparaît, et tout apparaît. On n’est plus homme. On est œil.
À Louise Colet, Croisset, 27 septembre 1846.
C’est une chose étrange avec toi combien j’écris mal, je n’y mets pas de vanité littéraire. Mais c’est ainsi, tout se heurte dans mes lettres. C’est comme si je voulais dire trois mots à la fois. […] C’est en t’écrivant que j’étrenne ce fauteuil sur lequel je suis destiné, si je vis, à passer de longues années. Qu’y écrirai-je ? Dieu le sait. Sera-ce du bon ou du mauvais, du tendre ou de l’érotique, du triste ou du gai ? – De tout cela un peu, probablement, et rien en somme. N’importe, que cette inauguration bénisse tous mes travaux futurs !
À Louise Colet, Croisset, samedi matin, 8 heures.
Maintenant d’ailleurs j’ai toujours peur d’écrire. (Éprouves-tu ainsi que moi avant de commencer une œuvre une espèce de terreur religieuse et comme une appréhension d’entamer le rêve ? Une chose qui m’a beaucoup touché c’est ce que dit Gibbon à la fin de son histoire, quand il parle de la mélancolie qui lui est survenue au cœur lorsqu’il s’est vu avoir fini l’ouvrage où il avait passé 30 ans.)
À Louise Colet, Croisset, 4 octobre 1846.
J’ai écrit çà et là quelques belles pages mais pas une œuvre. J’attends un livre que je médite pour me fixer à moi-même ma valeur, mais ce livre ne s’exécutera peut-être jamais et c’est dommage. […] Moi je suis l’obscur et patient pêcheur de perles qui plonge dans les bas-fonds et qui revient les mains vides et la face bleuie. Une attraction fatale m’attire dans les abîmes de la pensée, au fond de ces gouffres intérieurs qui ne tarissent jamais pour les forts. Je passerai ma vie à regarder l’océan de l’art où les autres naviguent ou combattent et je m’amuserai parfois à aller chercher au fond de l’eau des coquilles vertes ou jaunes dont personne ne voudra. Aussi je les garderai pour moi seul et j’en tapisserai ma cabane.
À Louise Colet, Croisset, 7 octobre 1846.
Hier soir j’ai lu du La Bruyère en me couchant. Il est bon de se retremper de temps à autre dans ces grands styles-là. Comme c’est écrit ! Quelles phrases ! Quel relief et quel nerf ! Nous n’avons plus l’idée de tout ça, nous autres.
À Louise Colet, Croisset, 13 octobre 1846.
L’unité, l’unité, tout est là. L’ensemble, voilà ce qui manque à tous ceux d’aujourd’hui, aux grands comme aux petits. Mille beaux endroits, pas une œuvre. Serre ton style, fais-en un tissu souple comme la soie et fort comme une cotte de mailles. Pardon de ces conseils, mais je voudrais te donner tout ce que je désire pour moi. […] Un sujet à traiter est pour moi comme une femme dont on est amoureux ; quand elle va vous céder on tremble et on a peur, c’est un effroi voluptueux. On n’ose pas toucher son désir.
À Louise Colet, Croisset, 14 octobre 1846.
Car il y a deux classes de poètes. Les plus grands, les rares, les vrais maîtres résument l’humanité ; sans se préoccuper ni d’eux-mêmes, ni de leurs propres passions, mettant au rebut leur personnalité pour s’absorber dans celles des autres, ils reproduisent l’Univers, qui se reflète dans leurs œuvres, étincelant, varié, multiple, comme un ciel entier qui se mire dans la mer avec toutes ses étoiles et tout son azur. Il y en a d’autres qui n’ont qu’à crier pour être harmonieux, qu’à pleurer pour attendrir, et qu’à s’occuper d’eux-mêmes pour rester éternels. Ils n’auraient peut-être pas pu aller plus loin en faisant autre chose ; mais, à défaut de l’ampleur, ils ont l’ardeur et la verve, si bien que, s’ils étaient nés avec des tempéraments autres, ils n’auraient peut-être pas eu de génie. Byron était de cette famille ; Shakespeare de l’autre. Qu’est-ce qui me dira en effet ce que Shakespeare a aimé, ce qu’il a haï, ce qu’il a senti ? C’est un colosse qui épouvante ; on a peine à croire que ç’ait été un homme. Eh bien, la gloire, on la veut pure, vraie, solide comme celle de ces demi-dieux ; l’on se hausse et l’on se guinde pour arriver à eux ; on émonde de son talent les naïvetés capricieuses et les fantaisies instinctives pour les faire rentrer dans un type convenu, dans un moule tout fait. Ou bien, d’autres fois, on a la vanité de croire qu’il suffit, comme Montaigne et Byron, de dire ce que l’on pense et ce que l’on sent pour créer de belles choses. Ce dernier parti est peut-être le plus sage pour les gens originaux, car on aurait souvent bien plus de qualités si on ne les cherchait pas, et le premier homme venu, sachant écrire correctement, ferait un livre superbe en écrivant ses mémoires, s’il les écrivait sincèrement, complètement. Donc, pour en revenir à moi, je ne me suis vu ni assez haut pour faire de véritables œuvres d’art, ni assez excentrique pour pouvoir en emplir de moi seul. Et n’ayant pas l’habileté pour me procurer le succès, ni le génie pour conquérir la gloire, je me suis condamné à écrire pour moi seul, pour ma propre distraction personnelle, comme on fume et comme on monte à cheval. Il est presque sûr que je ne ferai pas imprimer une ligne, et mes neveux (je dis neveux au sens propre, ne voulant pas plus de postérité de la famille que je ne compte sur l’autre) feront probablement des bonnets à trois cornes pour leurs petits enfants avec mes romans fantastiques, et entoureront la chandelle de leur cuisine avec les contes orientaux, drames, mystères, etc., et autres balivernes que j’aligne très sérieusement sur du beau papier blanc.
À Louise Colet, Croisset, 23 octobre 1846.
La vérité est tout autant dans les demi-teintes que dans les tons tranchés. […] Quand on observe avec un peu d’attention la vie on y voit les cèdres moins hauts et les roseaux plus grands.
À Louise Colet, Rouen, 11 décembre 1846.
Il faut se méfier de tout ce qui ressemble à de l’inspiration et qui n’est souvent que du parti pris et une exaltation factice que l’on s’est donnée volontairement et qui n’est pas venue d’elle-même. D’ailleurs on ne vit pas dans l’inspiration. Pégase marche plus souvent qu’il ne galope. Tout le talent est de savoir lui faire prendre les allures qu’on veut, mais pour cela ne forçons point ses moyens, comme on dit en équitation. Il faut lire, méditer beaucoup, toujours penser au style et écrire le moins qu’on peut, uniquement pour calmer l’irritation de l’idée qui demande à prendre une forme et qui se retourne en nous jusqu’à ce que nous lui en ayons trouvé une exacte, précise, adéquate à elle-même. Remarque que l’on arrive à faire de belles choses à force de patience et de longue énergie. Le mot de Buffon est un blasphème, mais on l’a trop nié. Les œuvres modernes sont là pour le dire. – Modère les emportements de ton esprit qui t’ont déjà fait tant souffrir. La fièvre ôte de l’esprit. La colère n’a pas de force, c’est un colosse dont les genoux chancellent et qui se blesse lui-même encore plus que les autres.
À Louise Colet, Rouen, 13 décembre 1846.
N’estime pas tant mon esprit, je ne vise pas à être un Gœthe, parce que les chandelles pâlissent devant le soleil et, quoi que tu en croies, je ne m’efforce à singer personne, les grands hommes encore moins que d’autres.