Mardi 1er, Balaruc
La société définit les règles du succès, mais nous ne sommes jamais heureux quand nous nous conformons à ces règles, parce qu’elles ne sont pas les nôtres. J’ai vite compris que je ne réussirais dans la vie selon mes propres critères qu’en disposant de temps pour moi. J’ai tout fait pour avoir du temps, dès mes premières années de salarié, qui furent aussi les dernières. Parce que je voulais écrire, j’avais besoin de temps. Avoir du temps était devenu mon Graal.
Danny Kenny pose trois questions pour tester notre critère de réussite :
1/ Êtes-vous prêt à des sacrifices financiers pour votre Graal ? Je me suis contenté de gagner assez d’argent pour tenir jusqu’à la prochaine échéance. J’ai renoncé à un salaire « six figures » en échange de temps, découvrant que l’écriture ne me rapporterait jamais autant que si j’avais continué dans la voie pour laquelle j’avais été éduqué (et dans laquelle j’avais réussi).
2/ Êtes-vous prêt à être impopulaire ? Renoncer à la vie que mènent les autres, notamment les cercles des amis d’études ou de travail, revient à s’éloigner d’eux. Il est difficile de poursuivre un objectif pendant que les proches en poursuivent d’autres. Un décalage source d’incompréhension s’installe. L’impopularité est une conséquence mécanique des choix radicaux. Elle pousse à se créer de nouveaux cercles relationnels. C’est difficile. La solitude guette.
3/ Quand avez-vous sacrifié quelque chose pour votre choix pour la dernière fois ? C’est presque tous les jours, quand je dois arbitrer entre gagner un peu d’argent ou écrire, ou plutôt écrire pour gagner de l’argent ou écrire ce que j’ai envie d’écrire. J’ai sacrifié des sorties avec les amis, des cinémas, des voyages, même des relations amoureuses. Mon besoin de temps a presque fini par devenir pathologique, avant que je retrouve un peu d’équilibre avec la vie de famille.
Mais le temps est-il mon Graal ou le moyen d’atteindre mon Graal ? Et la littérature ? Je ne vais pas me cacher, j’ai voulu rejoindre le cercle des auteurs, me mettre à leur suite, poursuivre l’exploration. La société me dit que j’ai échoué, mon degré de reconnaissance étant minuscule. Je n’ai glané aucun prix littéraire, aucun éloge, mais quelques lecteurs apprécient ce que j’écris, même si je les agace souvent (un auteur qui n’agace pas me paraît suspicieux — qui peut plaire à tous les coups à moins de se répéter ?).
Je peux tenter de répondre aux trois questions en plaçant la littérature comme Graal.
1/ Êtes-vous prêt à des sacrifices financiers pour votre Graal ? Oui, puisque mon besoin de temps était la condition nécessaire pour construire une œuvre.
2/ Êtes-vous prêt à être impopulaire ? J’ai tourné le dos à mes succès non littéraires. Le web et la politique (du temps du Cinquième pouvoir) ou la déconnexion (du temps de J’ai débranché). J’ai toujours dit ce que je pensais, quitte à froisser.
3/ Quand avez-vous sacrifié quelque chose pour votre choix pour la dernière fois ? Ma présence sur les réseaux sociaux privatifs, où j’avais de l’audience, à laquelle j’ai peu à peu tourné le dos parce qu’elle me détournait de la littérature pour me ramener à une morne moyenne. Les réseaux sociaux me devenaient nocifs et entravaient mon travail. En les quittant, j’ai perdu tout contact avec les groupes vélos où j’étais actif. J’ai fait passer la littérature avant le vélo.
Mercredi 2, Balaruc
Barthes : « Aujourd’hui la littérature est soutenue par une clientèle de déclassés ; nous sommes donc tous qui aimons la littérature des exilés sociaux et nous emportons la littérature dans le maigre bagage de cet exil. » Il remarque que les riches ne soutiennent plus la littérature. Les choses n’ont fait qu’empirer en presque cinquante ans. Les riches n’ont souvent plus d’éducation littéraire (ils soutiennent les arts plastiques parce que ça ne leur demande pas beaucoup de temps et offre une ostentation qui leur plaît, mais ni plus ni moins qu’une voiture de prix).
La bourgeoisie dont parle Barthes n’existe plus. Il y a la classe moyenne et les riches, souvent autoréalisés, qui ne s’inscrivent dans aucune tradition bourgeoise. Des esclaves émancipés, ou supposés émancipés, et qui justement obéissent aux règles imposées par la société, c’est-à-dire réussir monétairement, ce qui ne les rend pas heureux.
Nous autres lecteurs ne sommes ni grands bourgeois, ni petits bourgeois, nous ne sommes rien du tout.
Les IA nous réécriront. Elles nous actualiseront. Nos textes ne se démoderont jamais pour peu qu’ils ne le soient pas déjà.
Jeudi 3, Balaruc
La langue n’a plus aucune espèce d’importance. La langue est un ajustable, même en littérature.
Lundi 7, Balaruc
La plupart des auteurs contemporains ne s’inscrivent dans aucune filiation littéraire, sinon celle des autres contemporains dont ils adoptent les règles sans les questionner.
Barthes : « La filiation, ça veut dire accepter une certaine aristocratie de l’écriture. » Moi, fils de pêcheur, je me voudrais un aristocrate. Quelle prétention.
Katia, ma copine libraire, me dit que les lecteurs ne veulent plus que les nouveautés. « Je vais devoir retourner les Manchette parce que personne n’en veut. » Manchette est déjà trop ancien pour eux, trop décalé, trop littéraire. Ils veulent quelque chose de plus artificiel, de plus IA, de plus lisse.
Mallarmé : « L’homme peut être démocrate, l’artiste se dédouble et doit rester aristocrate. » Pas l’impression de me dédoubler, bien au contraire. Je tente de faire bloc contre les normes. À la norme démocratique, j’oppose l’auto-organisation utopique, et à la norme littéraire, définie par ce qui se vend, j’oppose ma liberté. C’est toujours ma liberté que j’oppose. Je suis un aristocrate libéré du regard des autres aristocrates, ou j’aimerais l’être.
J’ai l’impression de continuer à me construire. Tout juste si j’ai posé les fondations. Des amis de mon âge passent leur temps à regarder en arrière, je devrais dire d’anciens amis, moi, quand je me retourne, je vois les fondations sur lesquelles il me reste à construire.
Je lis le dernier cours de Barthes depuis quelques mois, et je prends conscience qu’il l’écrit comme j’écris mon blog, c’est-à-dire pour le donner peu de temps après sa conception, ce qui diffère d’une écriture littéraire où le texte a le temps de mûrir, surtout quand il doit passer à travers la chaîne du livre pour arriver jusqu’aux lecteurs, ce qui donne l’occasion de multiples repentis. Presque trois ans se seront écoulés entre l’écriture d’Épicènes et sa publication.
Ce roman n’est plus de moi, de celui que j’étais durant l’été 2022. Je me suis toujours dit que je pourrais le prolonger si des lecteurs y trouvaient quelques plaisirs (ou dérangements), mais je ne suis pas sûr d’en être capable : je me trouvais alors dans un état second, peut-être parce que je venais de terminer la suite de Mon père, ce tueur. J’ai tout de suite enchaîné.

Barthes : « Et au fond, les livres qui restent, ce sont des livres dont on peut encore désirer le langage. » Je crois tout ça terminé, ou en train de l’être, à moins que par refus des IA on en revienne à chercher une forme d’authenticité dans les textes écrits avant elles. Alors être les derniers témoins de l’écriture d’avant, ses derniers acteurs, parce qu’après nous, et déjà maintenant, cette écriture qui passe par un désir de langage n’existera plus.
Je lis les notes des jeunes auteurs sur Substack. Ils n’ont pas un désir de langage mais d’histoires, des histoires sans base formelle, des histoires pour séduire comme des blagues lâchées pour combler les vides des conversations (je déteste les raconteurs de blagues).
Un copain écrit la biographie d’un auteur oublié. Il commence par son enfance, certes fondatrice, mais dont on n’a rien à faire tant que nous ne nous intéresserons pas au personnage. La biographie d’un inconnu ne peut pas être chronologique. En tout cas, moi ça m’emmerde. Et j’ai publié une version chronologique de la vie d’Ératosthène, mais c’était un roman, je rêvais d’une grande histoire, pas d’une biographie. Pour une biographie j’aurais commencé par m’interroger sur les causes de son oubli.
Mardi 8, Balaruc
Il ne peut y avoir d’œuvre nouvelle pour soi-même, dit en gros Barthes, sans goût nouveau. Mais des goûts nouveaux ne sont-ils pas la conséquence de la curiosité ? Par exemple, pour moi, ces dernières années, le bikepacking, puis l’organisation d’évènements, puis Python, puis l’IA, surtout l’IA qui influence beaucoup ce que j’écris depuis deux ans.
Une œuvre nouvelle ne peut qu’être le double d’une transformation en soi. Écrire, c’est mettre en œuvre ses dernières découvertes. Et peut-être que cette mise en œuvre me manque dans la plupart des textes de mes contemporains. Ils n’écrivent pas suite à des épiphanies, alors que je n’écris qu’à leur gré. Le meilleur livre de mon copain Martinelli, c’est quand il parle de son cancer. On n’a pas d’autre choix que de prendre goût à ce qui nous arrive, même au creux de la douleur extrême.
Mais quand rien ne nous arrive, on finit par écrire que rien ne nous arrive, par écrire au sujet de l’écriture elle-même, on tourne à vide, autour de son impuissance à vivre. Peut-être que toujours quelque chose nous arrive : le vieillissement. J’ai encore du mal à y prendre goût, la disparition de certains désirs, l’apparition de certaines douleurs, tout ça ne m’inspire pas beaucoup.
Et me voilà au bout de La préparation du roman et de mon goût nouveau pour Barthes, ou plutôt de mon goût renouvelé pour Barthes. J’aime ces longues lectures lentes qui m’accompagnent dans mon carnet, et que bientôt j’oublierai pour d’autres tocades.
Je passe la journée à me battre avec les archives de la correspondance de Flaubert, structurées comme si leurs auteurs refusaient que nous les exploitions, alors qu’ils sont universitaires payés par nous. Ces archives devraient être en open access et non défigurées par un site bourré de JS. On devrait pouvoir télécharger le tout en Markdown ou en JSON. Je passe plusieurs heures avant de créer un robot, tout ça pour finir par découvrir que les archives sont incomplètes par rapport aux diverses correspondances publiées.


Mercredi 9, Balaruc
Je commence A swim in a pond in the rain de George Saunders, réputé un chef-d’œuvre de creative writing.
« The Russians […] seemed to regard fiction not as something decorative but as a vital moral-ethical tool. They changed you when you read them, made the world seem to be telling a different, more interesting story, a story in which you might play a meaningful part, and in which you had responsibilities. »
Saunders dit qu’il veut comprendre ce qu’il ressent en lisant et ce qui le fait ressentir, il veut voyager à travers ses émotions et ce qui les provoque. J’ai toujours de la réserve pour cette approche. Je m’appuie uniquement sur les émotions ressenties quand j’écris, sur l’énergie qui m’habite, qui j’espère atteindra le lecteur, je ne pense pas plus loin. Je ne veux pas manipuler. Je coupe beaucoup, de peur d’ennuyer, c’est la seule émotion du lecteur que je redoute. Avec Saunders, je commence donc un voyage potentiellement perturbant.
« To study the way we read is to study the way the mind works: the way it evaluates a statement for truth, the way it behaves in relation to another mind (i.e., the writer’s) across space and time. »
Vendredi 11, Balaruc



Samedi 12, Balaruc
Saunders explique que si une histoire commence par « Il était une fois un garçon qui avait peur de l’eau », on passe d’une infinité de possibles (ou d’un absolu néant) à une attente : on comprend que le garçon aura des problèmes avec l’eau. Cette attente met en route l’histoire pour le lecteur en créant en lui un désir. C’est évident mais je n’avais jamais pensé de cette façon à la nécessité de caractériser les personnages.
Me semble que la première phrase du prologue de Rush fait le job : « Tu as déjà eu l’impression de vivre dans une histoire, comme si quelqu’un d’autre écrivait ta vie ? » tout comme la première phrase proprement dite du roman « Roc Cardinal était nostalgique d’une époque qu’il n’avait pas connue… », où on comprend que cette nostalgie va lui jouer des tours. Je parcours plus loin le texte et me rends compte que j’applique la règle de Saunders sans même y penser. C’est sans doute un implicite narratif. Début d’Épicènes : « Tout commença par une blague. Ils étaient à la plage. Elle attendait qu’il lui dise « Je t’aime »… » Encore une fois j’introduis immédiatement une tension.
Mais quand je regarde Ératosthène, rien de tel, le roman commence par une longue description, comme si l’histoire refusait de se mettre en route. Suis-je devenu un meilleur raconteur avec les années ? Peut-être que je me préoccupe de vous plus qu’avant. Peut-être que je deviens plus conventionnel.
Dimanche 13, Balaruc
Saunders dissèque une nouvelle de Tchekhov peut-être comme Tchekhov lui-même en aurait été incapable. Je doute que ce travail ait de l’utilité pour faire d’un auteur un meilleur auteur (mais paradoxalement elle me donne envie d’écrire des histoires). Je n’imagine personne travailler de cette façon. Nous écrivons par passion, nécessité, enthousiasme ou désespoir. Si par malheur nous entrons dans un processus réflexif tel celui mis en œuvre par Saunders, nous cessons d’écrire. L’analyse de Saunders est imparable, magnifique, mais elle ne dit rien du processus mis en œuvre pour écrire l’œuvre qu’il analyse.
Il pleuvait, pas de vélo, pas de jardinage, pas d’envie, j’ai regardé Paris-Roubaix et j’ai fini par me sentir minable, sale, comme si j’avais jeté à la poubelle des heures de vie. Longtemps que je n’avais pas ressenti un tel avilissement (en même temps, j’ai fait d’autres choses — bricolé mon site, ma newsletter, sans que ce soit suffisant pour justifier mon abandon).

Mercredi 16, Balaruc
Mon état léthargique se prolonge, je n’y suis pas habitué. C’est souvent signe d’une gestation inconsciente. De tels moments précèdent mes phases créatives. Je ne parviens pas à boucler Le Livre contre-attaque, j’ai écrit ce texte en cinq jours, depuis il me résiste, quelque chose n’y fonctionne pas, un mot, technofascisme, trop daté, qui ne dit pas ce qui nous arrive, et je ne trouve rien de satisfaisant. Un texte bloqué par un seul mot à inventer (et les IA ne m’aident pas, tirant tout vers le bas, vers le médiocre).
Puis, maintenant que j’ai mes exemplaires d’Épicènes, je pense à la sortie du texte, au silence assourdissant qui l’accompagnera probablement, à tout ce travail, et plus que le mien à tout le travail des copains éditeurs. Que faire pour être lus, pour que nous soyons lus ?
Je suis moins exposé aux réseaux sociaux algorithmiques et à leurs surenchères narcissiques mais il me suffit de passer chez Katia pour voir la surproduction textuelle. Nous sommes malades. Nous ne pouvons pas nous empêcher de produire (de reproduire).

Jeudi 17, Balaruc
Je viens de passer deux jours à tenter de créer une mise en page avec Scribus, logiciel de PAO libre qui m’a fait toucher les imites du libre : pas de communauté, pas d’interface moderne, manque la plupart des fonctionnalités élémentaires sur InDesign, librairie python indigente…
Vendredi 18, Balaruc

Samedi 19, Balaruc
J’ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi beaucoup de gens croient en Dieu, quand on voit combien il existe de souffrance (et nous finissons tous par souffrir un jour ou l’autre, pour certains ça commence tôt). Si un dieu autorise de telles choses, c’est un dieu pervers qui ne mérite aucun respect. Les théologiens ont tenté de détruire cet argument en faveur de l’athéisme, mais aucun n’a été convaincant. Ils ne trouvent qu’à promettre une vie heureuse après. Des charlatans qui utilisent cet argument pour s’acheter des privilèges tout de suite. Payez-moi et mon dieu illusoire veillera à vos âmes plus tard. Quelle escroquerie ! Elle dure depuis des millénaires.
Mais pourquoi je pense à ça aujourd’hui, ce matin ? Voilà qui m’intéresse plus que le sujet même. Peut-être parce que ma fatigue se prolonge, parce que je manque de force pour outrepasser les dérangements du monde, parce qu’Isa est malade. J’avais plusieurs projets, je faisais feu de tout bois, et ma belle mécanique s’enraye. J’en suis réduit à bricoler des bouts de codes. J’en arrive là quand je doute du pouvoir de la littérature. Peut-être que les autres se mettent à croire en dieu quand ils en arrivent là, quand ils n’avancent plus, quand ils ne voient plus d’issue, alors croire à une chose qui n’existe pas suffit à leur redonner du courage et ils s’accrochent à cette chose, ils en font une vérité.
Croire en Dieu sauve, parce que croire suffit à faire exister et à soulager. C’est de la magie pour illusionner le cerveau. La seule réalité reste celle de la croyance, non celle de son objet. La croyance est une puissance. Et dès que je doute de la littérature, dès qu’elle ne me fait plus vibrer, je déprime. La littérature n’existe pas plus que dieu. Deux mots pour désigner le même leurre.
Lundi 21, Balaruc
J’ai quitté Facebook, mais je continue de recevoir des mails de relance de Facebook. Je me désabonne et toujours des mails arrivent. Il est impossible de quitter ces machins et c’est la preuve ultime de leur dangerosité. Rien de ce que j’ai posté sur Facebook n’a disparu de Facebook depuis mon départ me disent les amis encore sur le réseau.
Faute du bon mot dans Le Livre contre-attaque, j’y parle de la chose dans laquelle nous vivons, dans laquelle nous plongeons de plus en plus irrémédiablement, où nous nous vautrons même. Benjamin me raconte que Claude Lanzmann a durant des années parlé de la chose pour désigner la Shoah. Dans Wikipédia : « Si j’avais pu ne pas nommer ce film, je l’aurais fait. Comment aurait-il pu y avoir un nom pour nommer un évènement sans précédent dans l’histoire ? Je disais « la chose ». […] Ce sont des rabbins qui ont trouvé le nom de Shoah. Mais cela veut dire anéantissement, cataclysme, catastrophe naturelle. Shoah, c’est un mot hébreu que je ne comprends pas. Un mot opaque que personne ne comprendra. Un acte de nomination radicale. Un nom qui est passé dans la langue, sauf aux États-Unis ».
J’en suis là, cherchant à parler d’une chose incomprise, parce qu’elle nous arrive et que nous ne pouvons encore la raconter même si nous en ressentons la vague de fond. Je viens de lire un article qui voit ce mouvement comme irréversible. Je me demande si je ne dois pas faire de mon texte un Work In Progress, ne pas attendre pour le publier, le diffuser tout de suite. En son état de chose.
Mardi 22, Balaruc
Une autrice parle de quitter Substack. Je lui écris : « Il est bon ton post, mais fuir pour Ghost je comprendrais, fuir pour TikTok, là c’est la régression, non ? Surtout en termes politiques, philosophiques, éthiques… Vendre ne devrait être que subsidiaire dans nos décisions (et c’est parce que ça ne l’est pas que le monde part en vrille). »
Sa réponse : « Ça je le comprends parfaitement, mais l’écriture est mon boulot à plein temps et je ne peux pas me passer des réseaux sociaux pour le moment, même s’ils sont problématiques. Ça m’ennuie beaucoup mais sans ça, je peux mettre la clef sous la porte (et comme je dis toujours, n’ayant aucun diplôme ni aucune expérience professionnelle en salariat, je peux juste aller travailler à McDo… ce qui remplace un peu la peste par le choléra). De plus, je ne fuis pas vers TikTok, qui ne fait que se rajouter à mes plateformes : je compte aller vers une plateforme de newsletters pour remplacer Substack (et d’ailleurs je dois étudier Ghost!) »
Tant d’auteurs me répètent la même chose, tant de gens devaient la répéter aux résistants durant la Seconde Guerre mondiale. Notre gagne-pain devrait toujours passer après nos valeurs, du moins dans une société avancée où nous nous battons pour qu’elle continue d’avancer.
Dans son chapitre 2, Saunders s’attaque aux Chanteurs de Tourgueniev, une nouvelle qui prend le contre-pied de celle de Tchekhov. J’ai lu les onze premières pages sans comprendre, et je n’aurais sans doute pas poursuivi la lecture si je n’avais pas attendu l’analyse de Saunders. Onze pages de description d’un village, d’un bistrot, de ses clients, avant qu’enfin deux chanteurs s’affrontent en une apothéose flamboyante. J’ai pensé à Andreï Roublev, le chef-d’œuvre de Tarkovski : trois heures de noir et blanc cryptique jusqu’à ce que les couleurs explosent et provoquent en moi une émotion presque intolérable lorsque j’ai vu le film pour la première fois au Cosmos, à Paris.
Sommes-nous encore capables d’accepter de telles œuvres qui prennent leur temps ? J’ai quelques doutes. Lecteurs impatients, auteurs impatients. Dans la nouvelle de Tourgueniev tout se justifie a posteriori, la moindre ligne de la longue introduction rend possible l’apothéose. Les personnages sont décrits avec minutie parce que nous allons ressentir la performance du dernier chanteur à travers leurs émotions.
Saunders réaffirme le principe de l’efficacité impitoyable. Tout élément d’une histoire doit servir un objectif précis. Rien n’existe par hasard ou simplement pour documenter. Je joue de ce principe dans Rush. C’est un moyen pour Roc de questionner sa réalité. Si rien n’est là par hasard, il en conclut être dans un roman. Mais quand je regarde l’étang ce matin, et les bouées blanches baliser le filet de Walter devant la maison, je me dis qu’elles n’ont aucune influence dans ma vie, et pourtant elles en ont une puisque je parle d’elles.
Restent les immeubles lointains de Sète. Leurs cubes ressemblent à des touches de piano plus ou moins enfoncées. Peu importe l’accord joué. Beaucoup de documentation m’entoure, trop pour que je sois dans un roman, ou alors il s’agit d’une œuvre monstrueuse. Peut-être que les réseaux sociaux nous plongent dans un roman, une narration folle, dont pour la plupart nous n’arrivons plus à nous arracher. Et ce ne serait qu’un début, et depuis des millénaires nous vivrions dans une simulation qui ne commencerait qu’à nous devenir apparente au moment où nous deviendrons, à l’intérieur d’elle, capables de la reproduire.
Jeudi 24, Balaruc
Après ma décision de publier en libre Le Livre contre-attaque, tout en proposant une panoplie d’outils pour générer ce livre et d’autres, un ami me dit que la plupart des auteurs ne comprendront pas de quoi je parle. Il me semble qu’il faut au moins sentir les possibilités, sinon comment être dans l’époque, en deviner les enjeux sous-jacents ? Nous vivons un temps façonné par la technologie et je ne comprends pas comment on peut se satisfaire d’en ignorer les mécanismes, ou au minimum les principes, quand on tente d’écrire ce monde, ou ceux qui pourraient le suivre.
J’essaie d’expliquer, je fais tout ce que je peux pour dire, et je sens bien le refus, voire le rejet. Je ne suis qu’un geek. Mais la chose gronde cette fois en partie à cause de la technologie, ou du moins la technologie lui donne sa forme et il sera impossible de la combattre sans cette prise de conscience.
Un temps, les littéraires étaient les rois, et la formation littéraire et la maîtrise du latin indispensables. Aujourd’hui, la sélection s’effectue par les maths à l’école, mais la tentation est grande de revenir aux lettres plus tard, alors les gens de lettres passent à côté de l’époque trop souvent, parce qu’elle s’écrit dans d’autres codes.
Chapitre 3, Saunders s’attaque à Douchetchka de Tchekhov. Je viens de lire la nouvelle dont la structure m’a fait penser à celle du Boléro de Ravel, répétition du même thème, sans grande surprise au fil de la narration, sans me mettre en attente de quoi que ce soit. Lecture agréable mais en rien bouleversante, qui se termine par un coup de théâtre discret, d’une élégance certaine, quand le cycle se rompt. Je me demande ce que Saunders tirera de ce texte comme leçons narratives. C’est une lecture jeu. La nouvelle devient une devinette. J’ai vu juste, j’ai gagné. Une idée me vient : écrire sept nouvelles qui reprennent la structure des sept nouvelles analysées par Saunders.
Vendredi 25, Balaruc
J’ai longtemps été naïf, à croire que l’exponentialisation des technologies impliquait une exponentialisation humaine (de notre bonheur, de notre créativité, de notre génie). C’est surtout notre connerie qui est exponentialisée. Tout ce que nous gagnons d’un côté, nous le perdons de l’autre, comme si nous restions accrochés à une moyenne désespérante.
Le livre de Saunders est passionnant parce qu’écrit par un écrivain et non un prof de littérature. Saunders écrit lui-même et il fait la différence entre ses analyses et la façon dont les auteurs sont arrivés aux résultats analysés. Tchekhov a créé une « pattern story » sans avoir eu besoin de créer un pattern au préalable. Quand nous écrivons, ce que nous écrivons nous échappe, au mieux nous en prenons conscience a posteriori.
Par exemple, Épicènes est une « pattern story », un boléro, avec le même thème qui revient et qui chaque fois prend un tour différent. Le pattern place le lecteur dans la position de l’attente. Est-ce que ça va encore se répéter ? Dans One Minute, le pattern, c’est le black-out, chaque minute terminée par le même évènement, mais chaque fois on y arrive de façon différente ce qui implique une nouvelle interprétation, donc un certain effort intellectuel, pour moi indispensable quand je lis.
Saunders résume : « To our accruing list of universal laws of fiction (Be specific! Honor efficiency!), which, by the way, we should continually remind ourselves to distrust, we might add: Always be escalating. That’s all a story is, really: a continual system of escalation. A swath of prose earns its place in the story to the extent that it contributes to our sense that the story is (still) escalating. »

Samedi 26, Balaruc
Pour un romanesque non héroïque. Parce que tant que les romans célébreront les héros, grands ou petits, glorieux ou décadents, nous attendrons le grand jour où un personnage historique se dressera pour nous guider. Les romans sont trop souvent impérialistes. Ils miment la prise de pouvoir, au mieux démocratique, encore que rarement. À la recherche d’un romanesque de la coopération, de l’entraide, du vivre ensemble, du faire ensemble. Un romanesque qui pourrait donner envie d’un autre monde, donner envie aux lecteurs de le construire, plutôt que de le rêver. Je ne suis pas allé assez loin avec One Minute, j’ai cassé la mécanique héroïque, mais pas construit. J’ai montré que l’histoire n’avait pas besoin d’un héros, mais je n’ai pas réussi à transformer les lecteurs en héros.
Je déteste les périodes électorales parce que les électeurs espèrent qu’un tel ou une telle changera leur vie. Ils se croient dans un roman et en cherchent le héros. Nous ne changerons la politique qu’en changeant d’abord nos romans. Je veux moi-même être le héros, tout ça peut-être parce que j’ai été joueur de jeu de rôle, parce que j’ai appris à vivre mes aventures.
Tour d’abandon, où on abandonnait les bébés quand on ne pouvait par les élever. Il commença son aventure dans une tour d’abandon…
Lundi 28, Balaruc


Mardi 29, Montpellier
Il y a trois ans, quasi jour pour jour, je déposais Tim devant la fac de sciences pour le concours Polytech. Aujourd’hui, je répète le rituel avec Émile, puis marche jusqu’au jardin des plantes, m’installe sur banc pour rêvasser, peut-être écrire.
Sur le banc voisin, une femme accable son compagnon de reproches. L’homme répond vite, puis reste silencieux pendant que la femme s’effondre en larmes : « Me poser ? Seule dans un appartement ? Tout l’hiver ? Me poser ? »
Sur mon banc, à l’autre bout, une femme bronchiteuse lit un Musso. Elle allume une clope, alors je déguerpis, plus profond dans le jardin, sur un banc de pierre, à l’ombre parce que le soleil frappe déjà fort.
Saunders parle de l’économie du récit. Je ne respecte aucune règle dans le carnet. Je me demande pourquoi vous le lisez. De phrase en phrase, je ne provoque aucune attente, ne pose aucune question, me contentant de partager mes états de conscience. Ce partage est peut-être ce qui différencie la littérature du storytelling. Partager pour entrer en résonance. Augmenter sa vie de celle d’un autre.
Quand j’étais dans ce jardin, au printemps 2022, j’ignorais que j’utiliserais mes souvenirs dans le premier chapitre d’Épicènes. J’ai tendance à tout capturer, à tout ingérer. Je n’ai pas besoin de noter, juste de me laisser pénétrer, puis ça revient, ça s’impose.
J’ai perdu l’habitude des déambulations littéraires, de partir à la pêche. Impression de ne plus avoir de temps, de manquer de l’oisiveté nécessaire à l’épanouissement du carnet. Plus je vieillis, moins j’ai de temps, c’est une observation strictement mathématique. Le temps restant à vivre pèse sur le temps vécu, plus le premier s’allège, plus le second accélère. Ou plutôt le temps vécu provoque l’accélération du temps restant à vivre. Il serait logique d’inverser cette physique. De partir en promenade souvent, pas à vélo, le vélo est trop physique, trop rapide, pas propice à l’écriture.
« Papa, ne me raccroche pas au nez comme ça », dit un étudiant à son téléphone, de l’autre côté de l’allée. On a beau s’aimer, on arrive trop souvent à se faire du mal. Cet homme et cette femme, ce fils et ce père, cette bronchiteuse fumeuse, je m’attarde sur eux et non sur ceux qui rient, s’aiment, refont le monde.

