Zoom couverture

Vidéo : Épicènes, dernier roman avant le vibe writing

Pour fêter la sortie d’Épicènes chez À la flamme, Katia m’a invité à La Librairie Nomade pour parler du roman. Une copine a filmé avec mon iPhone (j’ai recadré à la main).

La conversation (révisée)

Katia : C’est dur pour moi de présenter Thierry parce que je le connais depuis maintenant presque 20 ans, ça fait 20 ans cette année, j’avais ouvert la bibliothèque Le Flot des mots à Sète. […] Essayer de rentrer dans la tête de ce garçon, pour moi, c’est impossible. […] Pour ma part, le livre qui m’a le plus bousculée et séduite, c’est Mon père ce tueur, j’attends d’ailleurs la suite. Aujourd’hui nous sommes là pour Épicènes. […] Thierry est passé me voir en allant chez le kiné. Il m’a dit : « Alors, ce n’est pas trop ton genre de lecture ? » Et moi, j’ai répondu : « Ouais, c’est vrai, ce n’est pas mon genre de lecture ».

Mais qu’est-ce que tu m’as fait ?

Je vais vous lire deux petits passages, la première page d’abord :

Épicène, adjectif et nom masculin. Se dit d’un mot dont la forme est identique au masculin et au féminin. Exemple : un élève, une élève. Élève est un nom épicène. Il existe des prénoms épicènes que portent invariablement les filles et les garçons.

Je me suis demandé comment j’allais pouvoir résumer le texte. Souvent aux apéros littéraires, je raconte le début de l’histoire et je vous laisse faire. Là, c’était impossible. Mais il y a un passage qui m’a paru impactant.

Elles étaient nées dans une société où les riches se démarquaient des pauvres, les hommes des femmes, les étrangers des autochtones, les jeunes des vieux, les pays de leurs voisins, et elles découvraient par opposition une union stupéfiante, aux vertus révolutionnaires. Mais un doute les traversa. Cette force s’exerçait depuis l’éternité sans bouleverser le monde, sans remporter de victoire contre les tentations séparatrices, preuve que des puissances antagonistes la contrecarraient et la marginalisaient. Leur nouvelle vie ne serait pas plus facile que la précédente. Elles seraient encore la cible de la haine, parce qu’elles représentaient l’inacceptable, dont tous étaient curieux sans vouloir en être. Leur existence ébranlait les règles établies. Des résistances virulentes ne manqueraient pas de surgir : l’évolution sociale et biologique préfère ce qui fonctionne plutôt que prendre des risques.

Elles s’aimaient avec d’autant plus de ferveur qu’elles anticipaient des dangers et des épreuves. Depuis leur rencontre, depuis leur attirance mutuelle, indiscutable, qui avait balayé tous les préjugés, elles ne s’étaient jamais fondues dans la norme. Elles s’étaient reconnues sans être reconnues, gardant leur passion pour elles, sans la mettre en scène. Elles vivaient dans l’anonymat depuis toujours ; leur nouvel état ne changerait rien à la nécessité du secret.

Alors, quand vous lisez ça, moi j’ai dû lire ce passage au moins dix fois, je me suis dit waouh waouh, donc je vous explique, enfin non je ne peux pas vous expliquer.

C’est il ou elle, on ne sait pas, c’est un, deux ou trois, on ne sait pas, c’est quelque chose de fulgurant, c’est comme si nous trois, on fusionnait pour faire un seul être.

Et tout notre être, en fait, pour le définir, n’est qu’amour. Dans ce livre, il y a une sensualité énorme, mais une sensualité frôlée. C’est pudique et impudique, c’est complètement fou parce qu’on sort de là, on dit mais quoi, mais qui, pourquoi, donc je te laisse la main.

Moi : Qu’est-ce que je peux dire, maintenant ? Ce livre, je l’ai écrit très vite. Il est différent de ce que j’ai écrit avant. Pour un festival de littérature de l’imaginaire et de polar, un copain m’a demandé d’écrire une nouvelle et le thème c’était « double JE ».

Et quand il m’a dit ça, je lui ai répondu : « C’est vraiment pas un sujet pour moi, j’aurai pas d’idée, je vais pas écrire de nouvelle, tant pis. »

Et puis, dans la nuit, je me suis réveillé, j’ai écrit un premier paragraphe, presque mot pour mot celui du livre actuel. Et le lendemain, j’ai écrit la première nouvelle, ce qui était une nouvelle au départ. Et puis, je me suis rendu compte que j’avais trouvé un sujet plus vaste. Et j’ai écrit six histoires qui se répondent. Je les ai écrites très vite sans réfléchir. D’habitude, mes livres sont assez intellos. En tout cas, celui-là, je ne crois pas qu’il soit intello.

Katia (explose de rire) : C’est un livre qui va vous faire chauffer le cerveau, ne serait-ce que par le vocabulaire employé. Parfois, il y a des passages hyper sucrés. Ce que j’appelle sucré, c’est tous les livres un peu romanesques feel good. Par moment, tu t’es laissé aller dans une espèce d’écriture très grand public et sucrée. Il y a certains passages où je me suis dit, c’est rigolo, tu mets ça comme ça. J’ai souri bien souvent sur certains passages où tu te laisses aller à une espèce de tendresse romanesque.

Mais intello, oui, ce livre est issu d’un cerveau multiple, mais tellement étonnant, bien sûr que moi, ce n’est pas du tout ce genre de livre que je vais lire parce que déjà, quand ça n’existe pas, enfin, tout ce qui est imaginaire, ce n’est pas pour moi.

Là, nous avons quand même Joëlle Wintrebert avec nous, qui est une des plus grandes plumes de l’imaginaire en France, et pour les femmes, je parle parce que bon, non mais c’est vrai, il faut le dire. Et moi, quand je lis Joëlle, je ne comprends pas où elle veut m’emmener parce que je sais que ça ne peut pas exister, ce qu’elle me raconte. Et Thierry, c’est pareil, donc les deux en même temps dans la salle, ça fait beaucoup.

Moi : Pour moi, ce roman est hyperréaliste…

Joëlle : Je suis d’accord, je suis d’accord avec lui.

Moi : Joëlle l’a lu, elle pourra en parler, pour moi, c’est hyperréaliste parce que ces êtres sont à la frontière, on ne sait pas s’ils sont un, deux, trois comme tu dis, et on ne sait pas s’ils délirent, on n’a jamais de vue objective de ce qui se passe. Ils sont ce qui nous oppose au monde, c’est une métaphore de notre position par rapport à la société.

Katia : Ça, on le voit très bien. Tout dans ce roman est calculé et intellectualisé, mais après, tout le monde peut lire, mais moi, je l’ai lu avec ce prisme-là, c’est-à-dire…

Joëlle : Oui, mais c’est parce que tu connais Thierry.

Katia : Ben peut-être.

Moi : Ce n’est pas intellectualisé, je l’ai écrit trop vite pour réfléchir, c’est sorti… Un récit imaginaire n’est jamais déconnecté du réel. Dans ce cas, c’est par exemple une métaphore de la position de l’auteur face au monde des lecteurs, face au marché de l’édition… On hésite toujours, en concurrence. Et quand tu prends justement des risques éditoriaux, tu n’es pas récompensé, c’est le contraire de ce qui se passe dans les autres arts. Dans la musique ou la peinture, plus vous faites un truc bizarre, étrange, en général, plus ça se vend, plus ça vaut cher.

La littérature, c’est le contraire.

Et c’est de pire en pire, c’est-à-dire qu’on encourage le contraire de l’innovation, le contraire de la recherche esthétique, le contraire de tout.

Katia : Pourquoi ?

Moi : Parce qu’il y a des librairies, il faut que tu vives, il faut que tout le monde vive. On ne fait pas qu’un livre qu’on vend très cher, il faut en vende beaucoup pour gagner un peu sa vie.

Cette marchandisation de la littérature nous oppose, nous met en porte-à-faux. Mais c’est vrai aussi le racisme, la religion…

C’est se sentir en décalage. Je pense que tout le monde se sent plus ou moins en décalage tout le temps. Donc pour moi, c’est très réaliste.

Il y a au départ de ce bouquin l’hypothèse de la possibilité de l’amour fusionnel.

Katia : C’est ça.

Moi : J’ai poussé l’idée de l’amour fusionnel jusqu’au bout, les amoureux fusionnent.

Katia : Il y a des moments où je ne reconnais pas ton style. Là, je me dis, ce livre je vais pouvoir mettre entre toutes les mains parce que c’est tellement étonnant. Mais à mon avis, tout le monde va revenir, enfin les gens que je connais vont me dire, mais il a fumé quoi pour écrire ce truc.

Parce que c’est presque ça, c’est aussi s’interroger sur qu’est-ce que t’as pris pour écrire Épicèmes.

J’ai relu des passages ce matin, j’étais hallucinée. D’où t’est venue cette idée ?

Isa : Je pense qu’il y a eu un pressentiment de la fin de l’écriture sans IA. Je pense que tu vas pouvoir en parler, je pense que ça a été écrit dans un état second.

Moi : Non, tu ne peux pas dire ça parce que j’ai écrit ce roman durant l’été 2022. ChatGPT public, c’est octobre 2022, donc il n’est pas question d’IA encore, même si ça fait des années que j’écris sur l’IA. Mais il n’était pas question d’IA quand j’ai écrit Épicènes.

Ce n’est pas un livre technologique, il y a zéro technologie, zéro question sur notre rapport à la technologie.

Joëlle : C’est la déclinaison d’un thème en six tableaux. Tu vas jusqu’au bout, moi je suis d’accord, il y a un aspect complètement réaliste dans cette histoire.

Katia : Souvent, je dis aux apéros littéraires que quand les personnages restent dans le papier, ça ne m’intéresse pas. L’écriture n’est jamais assez forte pour me donner goût à un texte. Dans ce roman-là, si on peut appeler ça un roman, les personnages ont pris corps. Je les ai vus, de mes yeux vus, et j’ai même assisté à une fusion.

Mais pourquoi ?

C’est tellement unique, c’est un roman qu’on peut faire lire même aux jeunes adultes, par exemple, qui ont du mal avec la littérature. Ils auront droit à quelque chose de magique.

C’est une découverte à chaque personnage. On chaque fois des fils qui nous ramènent aux personnages précédents.

Moi, je me suis fait un film d’enfer.

Donc, je ne peux pas le vendre mieux que ça.

Un moment je suis dit jamais je pourrai conseiller Épicènes, puis je suis métamorphosée. J’ai mangé le même truc hallucinogène. Il y a des passages où c’est très cinématographique.

Où est-ce que tu as pêché ce genre de choses ?

Ça n’existe pas, rassure-moi.

Ces gens-là, tu n’en as jamais rencontré.

Moi (je me tourne vers Henry, le compagnon de Joëlle) : Henry et Joëlle par exemple, ensemble depuis toujours, ils sont des épicènes.

Joëlle : Oui, c’est l’androgyne.

Katia : C’est vrai, c’est vrai.

Henry : Je suis surpris du titre : Épicènes. Épicènes, c’est quelque chose qui va pour les deux genres. Plusieurs fois, vous avez parlé de fusion. Je pense que c’est plutôt ça, une histoire de fusion.

Moi : Oui, dans la définition placée au début du roman, j’ai glissé cette possibilité de fusion. J’ai triché avec le mot. J’ai introduit un sens qui n’existe pas. Pour résumer, on peut aussi prendre l’histoire au premier degré : c’est une histoire de superhéros.

Katia : Oui, c’est ça.

Moi : Ils ont un petit superpouvoir. Ils peuvent fusionner. Quand t’es trois et que tu deviens un, c’est un petit coup de main. C’est une histoire de superhéros.

Katia : Il y a des passages où je n’ai pas trop compris. Quand dans ce duo ou ce trio, il y en a un qui meurt, il peut être récupéré. Sa vie peut être récupérée. C’est vraiment le superhéros parfait.

Moi : Dans un groupe de musiciens quand un membre meurt, le groupe ne meurt pas nécessairement. Si on remplace en permanence des musiciens, le groupe est éternel, même si chacun de ses membres est mortel. C’est comme les cellules de notre corps.

Katia : Quand je vous dis que c’est un intello, même sur les choses simples.

Joëlle : Peut-être pour les autres livres de Thierry, mais celui-là est extrêmement incarné. Ce n’est pas pour rien que tu es rentrée dedans, que tu es allée jusqu’au bout, que tu as vraiment accroché à ces personnages. C’est ça qui est intéressant dans son livre, c’est que tu es avec les personnages. Il arrive à les faire exister alors que le livre est très court.

Une cliente : Ça pourrait faire un jeu vidéo, une série…

Moi : Je l’ai écrit sans penser à tout ça, immédiatement après avoir terminé la suite de Mon père, ce tueur. C’est comme si j’avais eu envie de passer à autre chose, après les histoires familiales.

C’est le dernier texte que j’ai écrit sans être « aidé » ou « perverti » ou quoi que ce soit par les machines. Je ne sais pas si je pourrais réécrire ça aujourd’hui, parce que tout est en train de changer pour l’écriture.

Katia : Comment tu écris aujourd’hui avec l’IA ?

Moi : Je peux vous raconter un truc. Joëlle m’a parlé d’un prix pour un concours de nouvelles de romantasy (romance + fantasy). Je lui ai proposé d’écrire une nouvelle avec elle et les IA, puis la soumettre au jury, mais Joëlle fait partie du jury, c’était donc impossible.

Joëlle : Oui, ce qui m’aurait beaucoup amusée.

Moi : J’ai essayé d’écrire une nouvelle avec un autre copain. On n’a rien envoyé parce qu’on n’a pas été satisfaits. C’était difficile vu le genre demandé : romantasy, une romance avec de la fantasy.

Nous avons fait ce qu’on appelle du vibe writing. C’est-à-dire qu’on n’écrit plus nous-mêmes les phrases, mais on demande à la machine ce qu’on veut qu’elle écrive. On peut lui demander d’écrire un plan, de proposer des idées pour commencer. On peut brainstormer avec les machines et elles produisent des idées. Avec les éléments qu’on leur donne, elles proposent des histoires souvent hallucinantes.

Créer des structures narratives avec ces machines, c’est devenu facile. Maintenant, je ne suis plus capable d’écrire de polar, par exemple. À mes yeux, c’est devenu une littérature de machine.

Beaucoup de copains auteurs utilisent les IA.

Je ne connais personne qui ne l’utilise pas.

Katia : Des noms ?

Moi : C’est à eux d’en parler. Mais comme j’ai beaucoup écrit là-dessus, des auteurs m’ont contacté pour demander comment faire. On ne peut plus écrire comme avant. C’est une certitude. Des auteurs essayeront de se retirer de ce truc-là. Mais aujourd’hui, par exemple, très peu d’auteurs écrivent sans ordinateur.

Je ne suis plus capable d’écrire à la main.

Je n’écris plus rien à la main.

Je n’ai plus de stylo.

Ce bouquin-là, c’est la première fois qu’il voit le papier.

On peut écrire maintenant par incitation.

Par exemple, pour le prix de romantasy, il y a un jury composé de membres qui ont chacun donné une contrainte. J’ai créé ce qu’on appelle un assistant qui est le jury et j’ai travaillé avec lui.

Et ça marche super bien.

Tu lui proposes des idées et tu lui demandes de valider, de rejeter ou d’amender.

On est là aujourd’hui.

On peut écrire des livres avec la contrainte de plaire aux lecteurs. La machine est super forte pour ça.

Donc, tous les auteurs qui cherchent à gagner de l’argent, qui cherchent à avoir beaucoup de lecteurs, ils vont tous utiliser ça parce que c’est plus facile et surtout beaucoup plus simple.

Katia : Et tu penses que les auteurs aujourd’hui, des auteurs que j’aime par exemple…

Moi : Oui…

Katia : Bon, ben allez, salut !

Moi : Des auteurs bloqués ou avec des problèmes de plan ou de structure m’ont contacté. Qu’est-ce que tu ferais toi ?

Je prends le manuscrit, je ne le lis pas, je le fais analyser par la machine. Elle génère des plans alternatifs. Voilà.

Joëlle : Katia, vois ça comme un outil.

Katia : Oui, je vois ça comme un outil.

En ce moment, il y a un livre que tout le monde s’arrache, enfin plutôt une série, La Femme de Ménage. Elle se marie, elle a des enfants, elle va divorcer…

L’autrice a fait la femme de ménage, elle a fait la psy, bientôt elle va faire le vétérinaire, tout ça en six mois.

Et les gens achètent, les gens achètent en me disant, alors comment c’est ?

Ben alors, c’est nul, donc on est bon, tu vois.

Et alors comment elle a écrit ?

Je pense qu’elle s’est fait aider, enfin c’est pas possible autrement, en six mois, elle a sorti six tomes, quoi.

Moi : Le volume du texte n’est plus un problème aujourd’hui. C’est plus difficile de produire des livres courts que des livres longs, parce que la machine est inépuisable.

Elle a encore du mal à tenir le fil, à garder la cohérence, c’est dur de les faire écrire avec un style. Mais si derrière un auteur sait écrire, c’est un jeu d’enfant.

Katia : La première fois que j’ai entendu parler de ChatGPT, c’était chez toi. Tu m’as dit, donne-moi un auteur que tu aimes, et j’ai pris Erri de Luca, je me souviens très bien. Tu as demandé à ChatGPT d’écrire comme Erri de Luca et en trois secondes un poème est sorti. Franchement, j’étais incapable de dire si c’était ressemblant ou pas. Quand je vois un texte, je suis incapable de dire s’il a été écrit ou non par une IA.

J’ai des amis profs. Ils me disent, nous, on voit les élèves qui utilisent ChatGPT, mais on s’en sert comme un outil. Je trouve ça intelligent. Mais là, tu es en train de me dire, par exemple, que Marto Pariente que j’adore, son deuxième roman, non, non.

Moi (je montre des bouquins de la série noire devant moi) : des auteurs de cette collection m’ont contacté.

On utilise tous des correcteurs orthographiques. Je fais beaucoup de fautes, même énormément, avec les correcteurs d’aujourd’hui je n’en fais presque plus. Et si je rajoute la correction par IA, je n’en fais plus du tout.

Je ne le fais pas toujours sur mon blog, mais toujours pour les textes plus travaillés désormais. Je peux demander à mes assistants de relire cent fois un texte.

Il y a des métiers morts, comme correcteur.

Katia : Le carnet que tu nous envoies tous les mois…

Thierry : C’est de moi.

Katia : Il y a une sincérité que l’IA ne pourra jamais imiter.

Moi : C’est pour ça que je pense que les journaux intimes sont la forme du XXIe siècle. J’ai beaucoup de mal avec les romans. Je ne crois plus à ce que je lis dans les romans. Je n’arrive plus à rentrer dans les romans, mais j’entre dans les journaux intimes.

L’IA peut imiter un journal, écrire un faux, mais ce qui m’intéresse, c’est de savoir que quelqu’un a vécu ce que je lis. Ce n’est pas une histoire qu’on va me raconter. C’est un partage. Voilà pourquoi c’est la forme de notre temps.

(Je me tourne vers Philippe Castelneau.)

Philippe aussi publie des morceaux de son journal, de plus en plus souvent. Tu ne peux pas être plus en partage que si tu dis ce qui t’arrive. Sans le grain de sable de la fiction. Tu peux tricher avec ta vie, tu peux en omettre, en rajouter, t’arranger, mais ça reste ta vie. Oui, je pense que c’est la forme majeure d’aujourd’hui. Le roman, c’est la forme majeure du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Ça ne veut pas dire que le roman est mort bien sûr, mais à mon avis le journal n’avait encore jamais été la forme majeure.

Aujourd’hui, l’espace qui va nous rester à nous, auteur, va se réduire. Tu ne peux pas écrire des bouquins comme ça (je montre les séries noire devant moi — mais j’ai rien contre la série noire, c’était juste parce que je les avais sous les yeux). Si tu écris un bouquin comme ça, tu te dis à la fin, une machine aurait pu le faire.

Putain, c’est déprimant.

Katia : Je ne suis pas d’accord. Je ne vais peut-être pas voir que ça aurait pu être écrit par une IA. Les libraires sont toujours là pour défendre le roman.

Moi : Oui (j’aurais dû dire que je n’étais pas d’accord, les libraires devraient être là pour défendre la littérature, pas une forme de littérature)

Katia : Là, tu vois, j’ai des bouquins de la rentrée littéraire qui sont arrivés en service de presse. Il y a le dernier Léonor de Recondo. Bon, je suis sûre qu’elle ne l’a pas écrit avec l’IA.

Moi : Ce n’est pas impossible.

Katia : Non, non, non…

Moi : Je pense que tous les auteurs de ces livres ont utilisé Wikipédia. Tout le monde utilise Wikipédia depuis 25 ans. Maintenant, tout le monde utilise l’IA. C’est tellement évident. Pour les synonymes, les descriptions…

Tu écris un polar.

Tu veux la description d’une voiture de 1953 et tu dis : je veux une voiture de 1953 de telle couleur. Trouve-moi une marque.

Elle te sort la marque.

Elle te raconte l’histoire de la voiture.

Tout le monde fait ça.

Joëlle : Outil.

Katia : Outil, outil, oui. OK pour l’outil.

Moi : Oui, mais après, tu dis : décris-moi la bagnole. C’est un mec à demi aveugle qui la voit. L’IA va te faire la description. Et tu vas te dire : c’est vachement bien. Et donc tu fais un copier-coller et c’est parti.

Ça marche comme ça.

Quand tu as eu l’idée, c’est à toi de l’avoir, puis de te faire aider. Tu demandes à l’IA de te proposer dix versions différentes de ce que ton personnage voit. Ça va te donner de nouvelles idées, même si tu ne les utilises pas.

Donc c’est comme ça que ça marche maintenant.

Des auteurs résisteront.

D’autres vont mourir sans le faire.

Et je pense que les auteurs aujourd’hui, sont au front de l’investigation littéraire, regardent ce que ces outils changent à l’écriture.

C’est là que ça se passe.

Qu’est-ce qu’on va écrire qu’on ne pouvait pas écrire avant ?

C’est ça qui est intéressant, en tout cas pour un écrivain.

Pour un lecteur, peut-être pas, mais pour un écrivain, c’est ce qui est intéressant : qu’est-ce que je peux faire que la machine ne peut pas encore faire, mais que moi-même je ne pouvais pas faire il y a quelques mois ?

C’est un challenge.

Une cliente : Qu’est-ce qui vous reste à faire ? L’IA va proposer un certain nombre de propositions, vous choisissez celle qui vous convient, et après vous faites quoi ?

Moi : Si je choisis quelque chose, ce choix aura des conséquences sur la suite. Donc il faudra continuer cette écriture. Poser de nouvelles questions, c’est comme ça.

La cliente : Mais comment vous savez où vous allez ?

Moi : En général quand j’écris je ne sais pas où je vais, mais ça dépend des auteurs. Je ne sais pas où je vais, j’aime bien ne pas savoir. Si je sais, ce n’est pas amusant. J’ai une intuition, c’est tout.

Je ne dis pas que j’utilise l’IA tout le temps, mais je pense qu’on ne peut pas nier que cette écriture est là et qu’elle est en train de tout changer.

Grand merci Katia pour cet échange.

PS : Sans les IA jamais je n’aurais produit le transcript de cette rencontre.