Véliplanchistes

Pourquoi les réseaux sociaux sont-ils moribonds ?

Imaginez un café immense et bondé, où tout le monde tente de crier plus fort que les autres pour se faire entendre, voire pour attirer l’attention du plus grand nombre : voici ce que sont devenus les réseaux sociaux, même les plus décentralisés et non capitalistiques comme Mastodon, avec quelques gueulards en chef, appelés influenceurs.

Certes, il reste possible d’y discuter avec quelques amis, de boire un verre avec des connaissances, de s’y retrouver par affinité, mais convenez qu’il y a beaucoup de bruit, et de plus en plus de bruit, et que pour discuter dans le calme il existe des endroits plus intimes.

Quand un bar a trop de succès, les clients en changent. C’est un processus d’autorégulation. Le problème avec les réseaux sociaux : ils peuvent accueillir toujours plus de monde, sans aucune limite fonctionnelle, d’où l’accroissement mécanique du bruit et de l’énergie nécessaire pour se faire entendre, ne serait-ce que de ses proches (ce qui implique une professionnalisation du gueulard — qui a pour mission de nous influencer, lui-même étant influencé par les algorithmes pour servir la plateforme). Nous en sommes revenus à un système de communication top-down, assez semblable à celui de la télévision (avec quelques vestiges bottom-up de plus en plus inopérants).

Tout était parfait au commencement, je l’ai vécu. Il était possible de faire des découvertes, d’ouvrir les yeux sur de nouveaux horizons, d’y mener des expériences artistiques. Je ne dis pas que c’est totalement impossible, mais c’est de plus en plus difficile : le tumulte permanent contrarie le bas bruit, et me contrarie quand je visite ces contrées. Encore une fois, l’énergie nécessaire pour s’arracher au tronc commun est de plus en plus grande, bien trop grande pour moi. Je ne supporte Mastodon que parce qu’il n’est pas à la mode et que les gueulards les plus exubérants exercent ailleurs (j’ai tout de même décidé de ne plus y annoncer mes articles).

Les réseaux sociaux sont devenus des arènes de combat, même si vous vous contentez d’occuper les gradins pour assister au spectacle. Dans ces arènes, qui est le plus fort ? Qui a les moyens de publier au meilleur moment ? De ne rater aucune opportunité ? Qui peut liker et commenter en nombre pour attirer l’attention ? Qui réagit au tac au tac avec des images saisissantes ? Qui produit des contenus provocants sans fatigue et sans lassitude ?

Vous voyez où je veux en venir. Nous, humains, n’avons aucune chance à ce petit jeu. Les IA nous pulvérisent. Le destin des réseaux sociaux : finir gangrénés par les IA, processus déjà plus qu’avancé. Nous n’avons plus rien à y faire, nous devons adopter d’autres modes de mise en relation numérique, et je ne vois pas pourquoi ils seraient très différents des anciens modes relationnels.

  • Librairies/cinémas/théâtres/médias/colloques/expositions… (où on accède à la pensée et aux créations des autres).
  • Bars (où on discute en public avec des amis ou des inconnus mais en nombre limité).
  • Maisons (où on invite les proches).

L’idée de bars planétaires, initialement appelée village global, n’aura été qu’un moment dans notre histoire. Elle est tout simplement inadaptée aux humains non augmentés d’outils d’automatisation, voire d’IA, ce qui conduit à la dépersonnalisation et à la propagation de contenus pensés pour maximiser leur rendement (d’où le succès des idées extrêmes).

J’espère que nous serons de plus en plus nombreux à fuir ces endroits malsains, non plus pour quelques semaines de déconnexion comme je l’ai fait en 2011, mais pour toujours. Je ne vois aucun réseau social aujourd’hui qui, de près ou de loin, s’attaque aux problèmes que je soulève. Il faudrait que les IA n’offrent aucun avantage, que gueuler plus fort que les autres ne nous fasse pas mieux entendre, que les relations soient réciproques, que les algorithmes soient à notre service non à celui des opérateurs, que nous n’ayons aucun avantage à être primo utilisateurs…

Tous les réseaux sociaux que je connais, même les réseaux libres comme Mastodon, ressemblent aux monnaies spéculatives. Ceux qui investissent les premiers gagnent plus, ceux qui ont plus d’argent en gagnent plus, ceux qui ont le plus de contacts en nouent plus (presque toutes les cryptos souffrent de ces faiblesses rédhibitoires, ce qui les transforme mécaniquement en monnaies spéculatives — reste de l’espoir du côté des monnaies libres).

J’attends donc de nouvelles initiatives, de nouvelles idées, tout en sachant que le non spéculatif intéresse peu : par exemple, pourquoi investir du temps sur un nouveau réseau si celui qui y arrive cinq ans plus tard se retrouve au même point ? Nous sommes peut-être condamnés à la spéculation, en tout cas la plupart d’entre nous. Un réseau social non spéculatif est sans doute condamné à végéter.

Toutefois, le web des origines était non spéculatif, puisque les pages étaient interconnectées sans intermédiaires, du moins avant que les moteurs de recherche mettent fin à cette belle symétrie avec leurs algorithmes et que la spéculation fasse rage (on appelait ça référencement — concept obsolète puisque les IA ne renvoient plus vers les sources d’informations).

  • Avec les IA, le référencement naturel marche de moins en moins.
  • Avec les IA, gueuler sur les réseaux sociaux demande de plus en plus d’énergie.
  • Alors que faire ?

Que faire pour les créateurs de contenu ?

Je n’entrevois aucune solution magique. À cet instant précis, et jusqu’à ce que je change d’avis, j’ai décidé de me recentrer chez moi, de faire confiance à ma propre musique (j’ai manqué écrire authenticité, qualificatif qui ne veut pas dire grand-chose). Je ne cherche plus à être en même temps le créateur et le promoteur. J’en reviens à une saine séparation des tâches.

Loin des plateformes, je me recentre sur mon site parce que j’en possède les clés. Ça fiche la trouille de quitter l’arène, mais depuis que j’ai entamé ce mouvement de repli, je me sens mieux et je n’ai pas l’impression d’avoir perdu beaucoup de lecteurs. Je suis un peintre qui expose dans une galerie d’une rue peu passante.

Fréquenter les plateformes, même pour animer une petite communauté, c’est s’exposer aux influenceurs et en même temps cautionner un système devenu inhumain. J’essaie de ne plus vivre dans l’ambiguïté, même si c’est loin d’être simple et si les tentations sont grandes.

J’adopte les solutions technologiques les plus simples en même temps que les plus durables. Je viens par exemple d’ajouter en pied de chacun de mes articles un bouton pour télécharger mes articles en texte brut. Sans doute que personne n’utilisera cette fonction, mais j’essaie de montrer que je suis un producteur de contenus, que le cœur de mon travail se passe de toute forme d’habillage. C’est une décision symbolique.

Que faire quand on aime un contenu ?

En parler avec le créateur, en parler avec ses amis, point besoin de hurler son plaisir sur les plateformes parce qu’on n’y sera pas plus entendu que les créateurs. Le bon vieux temps est derrière nous. Il nous faut réinventer des modes de socialisations numériques tout en nous réappropriant les lieux physiques.

C’est un peu comme si tout ce que nous avions inventé durant les vingt dernières années était à jeter, ce qui après tout est dans l’ordre des choses pour des nouveautés technologiques non fondamentales.

Dans un web gangréné par les fakes, il ne nous reste plus qu’à faire confiance à quelques officines. J’entends occuper cette place discrète avec mon site et ma newsletter. Venez à ma rencontre comme je vais à la vôtre chez vous. La volonté d’être global me paraît dangereuse, dangereuse pour l’ego, dangereuse pour l’écologie. Je préfère labourer mon champ qu’être un artificier spécialisé dans les coups d’éclat.

PS : Sur Substack, beaucoup de comptes fabriquent des audiences artificielles. Je vois des gens s’abonner à mes deux newsletters, ne jamais en ouvrir aucune, puis assez vite se désabonner. Comportement classique des robots. Ça devient pervers quand des IA postent des commentaires pas trop cons. Difficile alors de ne pas se faire berner. Par chance, je n’utilise Substack que pour vous envoyer mes newsletters et discuter avec vous.