Les réseaux sociaux ont transformé les artistes et les intellectuels en crieurs publics, bonimenteurs, démarcheurs, panégyristes d’eux-mêmes, colporteurs d’influence, rabatteurs d’audience, démonstrateurs compulsifs, solliciteurs permanents, quémandeurs de likes, mendiants de visibilité, courtisans des algorithmes.
Tu n’es pas bon pour ça, alors tu n’es ni un artiste ni un intellectuel, parce que tu es un invisible, médiocre, risible, méprisable, même pas bon client pour les médias ou les conférences, même ton sex-appeal ne vaut plus un clou. Pire : tu t’essaies sans talent à ce jeu, tu balances photos et phrases clés sur les réseaux sociaux à longueur de journée pour essayer de pêcher un client facile et tu n’y parviens pas. Tu as beau te prostituer, te mettre à poil, personne ne veut de toi. Tout ce que tu réussis à faire, c’est exaspérer ceux qui voient défiler tes messages, qui te suivent encore par compassion, parce que tu réveilles leur pitié. « Il travaille tout de même, ils se disent. Il y croit encore, le pauvre. Il emportera tout ça dans la tombe. Il ferait mieux de prendre l’air ou de s’intéresser aux véritables génies. »
J’ai atteint ce très bas de l’existence. Je me suis vu ouvrir mon grand manteau sur ma nudité dès que j’apercevais quelqu’un au loin. « Regarde comme mes joyaux brillent, regarde comment je vais changer ta vie et provoquer des extases incomparables. » Mais personne ne venait. Je tremblais de froid, refermais mon manteau avec honte et finissais par rentrer chez moi, persuadé que je n’étais qu’une grosse merde.
Plus grave : longtemps, je ne me suis rendu compte de rien. Je hurlais avec joie, avec véhémence, regardant mes compteurs de statistiques. Quand j’avais atteint les 10 km/h, j’en faisais un article, puis à 20 km/h un autre. Vous imaginez tous les cyclistes afficher leurs records de vitesse ? Bon, c’est un peu ce que nous faisons sur Strava, du moins ceux qui s’enorgueillissent de battre les KOM (King of Mountain).
J’ai rêvé de devenir écrivain, de publier des livres, d’être invité pour en parler, de faire des signatures dans les librairies et les salons, pas d’être commercial. Si j’avais eu un quelconque talent pour le commerce, j’aurais choisi un autre champ que la littérature. J’aurais vendu des avions, des maisons, des médicaments, des missiles, j’aurais ouvert un restaurant, une boulangerie ou une épicerie. Mais j’étais nul pour vendre, même me vendre lors des entretiens d’embauche. Je n’ai jamais su séduire. Je me demande même comment j’ai pu avoir quelques copains et copines.
Puis un jour, j’ai publié un livre, puis un autre, et j’ai signé des livres, et j’ai donné des conférences, et j’ai compris que ce n’était pas mon rêve, non plus. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était écrire, parler de littérature, échanger avec d’autres passionnés. J’acceptais de faire le service après-vente, mais il ne fallait pas me demander d’en faire trop puisque je me battais contre ma nature. Pourtant en ligne, je hurlais à longueur de journée. Au début, j’étais un des premiers, c’était un peu comme chanter seul dans une cathédrale, puis c’est devenu une tour de Babel de plus en plus haute, mais sans aucune divinité pour mettre le holà. J’étais tout en bas, écrasé par la pesanteur, et en même temps sans être ébloui par les lumières venant des étages supérieurs.
Quelque chose ne tournait pas rond. Où était ma place ? Derrière mon clavier à écrire, à essayer de trouver le meilleur de moi-même pour en jouir, et peut-être faire jouir, mais à la condition que je n’aie rien d’autre à faire qu’à publier mes textes. J’en arrive à cette ascèse après presque trente ans de présence en ligne et dans les librairies. Vous, mes lecteurs, êtes mes derniers commerciaux comme je le suis des auteurs que j’aime, parce qu’autant je répugne à me vendre, autant ne je taris pas d’éloge quand je tombe sur un texte qui me touche (c’est rare — je ne vais pas vous parler du merveilleux Ecuador de Michaud que je viens enfin de lire).
Il suffit d’un lecteur pour qu’il en recrute un deuxième et ainsi de suite, et avec le temps un lectorat se constitue. Certains se détournent, d’autres arrivent. C’est la vie. J’ai cessé d’annoncer mes articles, même sur Mastodon où je survis encore. À être radical, autant aller jusqu’au bout. Risquer de tout perdre pour gagner de véritables lecteurs et aussi rejeter un modèle de socialisation numérique. Défendre une autre façon d’être numérique.
Alors merde à tous ceux qui viennent me chercher des noises parce que j’expérimente avec les IA (et qui dans le même temps bouffent du réseau social bourré d’IA à longueur de journée, sans parler de tonne de vidéos). Je ne suis pas exemplaire, mais mon empreinte carbone s’est effondrée, surtout depuis que je ne voyage plus qu’à vélo et qu’Isa est malade.
Je creuse l’IA parce qu’il y a urgence de comprendre, analyser, prendre la mesure de cette chose, tantôt médiocre, tantôt étonnante. Autant je rejette les réseaux sociaux après en avoir fait le tour, autant les IA m’intriguent et me stimulent, même dans leurs impuissances. Je ne peux les ignorer ni en tant qu’artiste ni en tant que citoyen.
Pour me suivre, vous en êtes réduit à l’action…
- En achetant mes livres en librairies.
- En vous abonnant à ma newsletter principale ou à ma newsletter vélo.
- En suivant mes fils RSS.
- En suivant le compte Mastodon de mes publications (qui fera simplement du push des nouveaux articles — alternative au RSS).
- En me lisant sur mon blog et ses miroirs.
- Voire en me lisant avec un navigateur Gemini.
Est-ce raisonnable ? Tout ce que je peux vous dire c’est que je n’ai jamais été aussi paisible que depuis que j’adopte cette passivité au regard des réseaux sociaux. Il ne m’a fallu que quelques semaines pour me désintoxiquer, c’est plutôt encourageant.