Nos mains

Réinventer les réseaux humains ou accepter le lavage de cerveau

Militer pour une cause ou un parti politique, se faire connaître ou chercher un job, manager des évènements ou des business, rester en lien avec ses proches ou le monde associatif, s’informer ou se divertir, acheter ou vendre… nous avons fini par croire que les réseaux sociaux numériques étaient indispensables. Logique : ils ont été créés pour ça — presque avec de bonnes intentions.

Mais nous restons humains, soumis à deux forces qui se nourrissent l’une l’autre.

  1. Nous cherchons à obtenir davantage avec de moins en moins d’effort. Par exemple, les créateurs de contenu rêvent à toujours plus d’audience, ce qui les pousse à se transformer en marketeurs plus qu’en créateurs (j’ai détesté cette dérive chez moi). C’est encore plus grave quand les partis politiques et les militants deviennent plus provocants et plus extrémistes pour accroître leur audience, parce que ça finit par avoir un impact sur leurs idées, puis dans les urnes.
  2. Les opérateurs de réseaux sociaux n’agissent pas différemment. En quête de croissance et de rentabilité, ils développent des algorithmes d’optimisation, de filtrage et de contrôle conduisant ni plus ni moins à des formes de manipulation de masse. Conséquences : toujours plus de radicalisation, de simplifications, d’affabulations, de mensonges…

Ce constat n’est pas nouveau. Nous nous sommes dit que si les réseaux sociaux devenaient non-propriétaires et ne recouraient pas à des algorithmes de recommandation nous réglerions le problème. Il n’en est rien puisque la première force reste.

Sur Mastodon (non propriétaire et non filtré), je constate la même dérive qu’ailleurs, même si elle s’effectue dans un cadre éthique plus acceptable. Certains font tout pour crier plus fort que les autres et attirer l’attention et collectionner des dizaines de milliers d’abonnés. Rien ne les empêche d’utiliser des algorithmes pour automatiser ou optimiser leurs interactions. Rien ne les empêche d’utiliser des IA pour générer des messages et des images. C’est même beaucoup plus facile sur Mastodon qu’ailleurs, justement parce que le réseau est ouvert.

Privé ou non n’est donc pas le cœur du problème. Je suis persuadé que les deux modèles peuvent coexister. J’habite dans une maison privée, publie certains de mes textes sous copyright mais en diffuse beaucoup d’autres sous licences non privatives (la grande majorité). Ce n’est ni blanc ni noir. J’ai du capital, foncier pour l’essentiel, je ne suis pas anticapitaliste, même si je vois les dangers des dérives du capitalisme et pense que nous devons les combattre avec force.

N’étant pas opposé à la propriété privée, je crois même que ce serait une catastrophe écologique si on supprimait le droit de propriété, je n’ai rien contre les services privés et en utilise beaucoup, par exemple je diffuse mes newsletters avec Substack (les anticapitalistes qui bouffent des vidéos YouTube à longueur de journée me répètent que c’est capitaliste et que je suis un traître à la cause — mais quelle cause sinon la leur ?).

Quand j’ai écrit « Comment croire s’opposer à un système, le capitalisme, en usant des outils les plus invasifs et liberticides jamais inventés par le capitalisme ? », c’était un exemple. J’aurais pu écrire « Comment défendre l’écologie en usant des outils destructeurs de l’environnement ? » ou « Comment défendre la littérature en usant d’outils qui réduisent notre attention ? » Peu importe nos luttes, nos combats, nos rêves, poursuivons-les par nous-mêmes, en nous-mêmes, non selon des recommandations extérieures. Voilà ce que je voulais dire avec mon exemple.

Je suis en croisade contre les outils de manipulation de masse, qui affectent notre vision du monde, nous poussent à le voir en noir ou en rose (et cela peu importe notre alignement politique, esthétique, philosophique ou religieux). J’insiste sur les deux dimensions de la manipulation :

  1. Manipulation en aval par les usagers.
  2. Manipulation en amont par les opérateurs.

Nous sommes pris sous deux feux croisés.

La liberté de penser est la liberté première. Elle précède et préside toutes les autres. Mais dans un monde de réseaux sociaux manipulés, plus personne n’est libre de penser par lui-même. L’endoctrinement me terrorise, ce qui m’a toujours tenu à distance des églises, des partis, des syndicats… Je crains que ces regroupements n’engendrent d’une manière générale plus de mal que de bien. Je suis persuadé que le jour où nous penserons librement, le monde aura fait un immense progrès.

Je ne suis pas naïf. Nous sommes sous influence de notre éducation, de nos amis, de nos lectures, de notre santé, du marché, de la situation politique, de notre pays… Il ne s’agit pas de vivre sans influence, mais de tenter de les peser, de les contester, de ne jamais perdre l’esprit critique, ce qui est d’autant plus urgent parce que nous sommes entrés dans une ère de réalité manipulée grâce aux réseaux sociaux.

Dans ce contexte que faire ? Comment communiquer ? Comme toujours, je me contente de raconter ce que je fais.

  1. Priorité : éviter les outils avec des algorithmes de recommandation (bloquer la manipulation par le haut).
  2. Minimiser l’usage des réseaux sociaux ouverts (Mastodon dans mon cas), où tout le monde peut tout lire. Cette ouverture mécaniquement suscite les vocations marketing et implique une bataille pour l’attention, ce qui finit par impliquer une manipulation par le bas (que j’estime encore minimale sur Mastodon).
  3. Pour s’exprimer publiquement préférer les blogs (indépendants si possible pour garder le contrôle des contenus). C’est une façon de pousser du contenu sans l’imposer. Qui le veut l’achète quand il le repère.
  4. Pour minimiser les deux formes de manipulation, privilégier les réseaux sociaux fermés, non filtrés comme le mail ou certaines messageries instantanées. Par exemple, quand je vous envoie mes newsletters via Substack, aucun algorithme ne les filtre en fonction de vos goûts et attentes. Vous recevez ce que j’envoie et ce que vous avez choisi de recevoir. Même si par ailleurs Substack a des fonctions sociales, il ne les met pas en œuvre quand je m’adresse à vous et vous en êtes protégés tant que vous n’allez pas sur Substack. Je juge le compromis acceptable et la plateforme me permet d’échanger avec vous via les commentaires, ce que j’ai toujours apprécié — les messages sont publics mais restent intimistes.
  5. Les communications humain à humain sans interférence deviennent vitales quand les algorithmes se glissent partout.
  6. Nous retrouver plus souvent physiquement. Bien envie de lancer cet hiver des rencontres dans des cafés. Peut-être la solution la plus archaïque et la plus nécessaire aujourd’hui. La technologie devait nous aider à mieux vivre et elle nous entrave souvent.

Ma position a beaucoup évolué ces dernières années à cause de l’émergence des IA qui transforment les réseaux sociaux en un terrain de bataille où nous n’avons plus rien à faire (pas pour autant que je suis contre les IA, mais pas envie qu’elles viennent m’emmerder). Les réseaux sociaux sont désormais davantage utilisés par des robots que des humains. Je désire discuter avec mes semblables pas avec des machines dont le but est de m’influencer.

Mais comment se faire connaître quand on est créateur de contenu ou créateur de valeur d’une manière générale ? Le terrain de bataille des IA, pas question. Il ne reste qu’à faire confiance à ses lecteurs, à ses clients, à ses relations…

C’est flippant parce que durant une vingtaine d’années nous avons cru que plus nous ferions de bruit plus nous serions vus et appréciés, et tout le monde s’est mis à taper sur des casseroles, et à dépenser une énergie folle à ce jeu. Les promoteurs des réseaux sociaux nous ont persuader que ça marchait pour nous pousser à utiliser leurs services (leur truc : faire mousser la réussite de quelques influenceurs — les fameux winners qui take all).

Ce n’est pas au créateur de dire que sa création a de la valeur, c’est à ceux qui la reçoivent. À eux appartient la décision d’en parler et de la conseiller. C’est bête mais je ne vois pas d’autres moyens que revenir à cette simplicité d’un marketing du bouche-à-oreille — du one-to-one par opposition au one-to-many.

Comment se lancer ? Avec les amis et les connaissances dans l’espoir qu’ils seront touchés, que le bouche-à-oreille se propagera. Mais un problème se pose quand amis et connaissances passent leur temps sur les réseaux sociaux manipulateurs qui déjà saturent leur attention. Le serpent se mord la queue. Si les usagers ne se désintoxiquent pas des médias de masse, il reste peu de place pour les réseaux humain à humain.

Notre manière de communiquer et de nous informer détermine la forme que prend notre société. Dans un monde interconnecté, un monde de réseaux, les lois d’échelles font que les acteurs les plus visibles (les winners) captent dix fois plus d’attention, que les acteurs moins visibles, eux-mêmes dix fois plus que les encore moins visibles et ainsi de suite. Ces écarts exponentiels reflètent les écarts gigantesques entre les riches (grosse attention) et les pauvres (faible attention). Ainsi, quand l’attention devient le nouvel or noir, la société ne peut qu’être de plus en plus inégalitaire. Quand un parti politique se voulant proche du peuple communique à tue-tête sur les réseaux sociaux, il participe au système qu’il combat. De deux choses l’une, soit ses dirigeants ne comprennent pas notre monde, soit ils ne visent qu’à maximiser leur visibilité personnelle en grimpant sur le dos des militants.

Quand j’ai annoncé cesser toute communication intempestive, des lecteurs m’ont envoyé des messages pour me dire que je surmonterai ce mauvais moment. Ma décision est avant tout politique. Si vous voulez que je sois lu, c’est à vous de faire le boulot. C’est à vous de demander à vos amis de s’abonner à mes newsletters. C’est à vous de leur envoyer par mail ou autre moyen mes textes. C’est à vous de juger ce qui en vaut la peine ou non. C’est à vous d’acheter des livres et de les échanger. C’est à vous de jouer.

Si vous êtes trop occupés, davantage séduits par d’autres contenus, je le regrette mais je ne peux pas vous en vouloir. J’ai déjà la chance de vous avoir, aujourd’hui, vous qui êtes arrivés à la fin de cet article.