Thierry CROUZET
Minimal
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Le slow web est plus rapide : minimalisme numérique et impact carbone

Dans notre monde pris de folie, où les inégalités s’accroissent, les influenceurs prolifèrent, les politiciens s’enlisent et le climat se dérègle, nous tentons tant bien que mal d’illuminer nos vies. Ma méthode : le minimalisme. Je vous invite à un voyage commencé avec l’art et qui se poursuit dans les méandres du web et notre empreinte carbone.

Au commencement, c’était un penchant esthétique, un goût pour L’Étranger de Camus, les films d’Antonioni, la Villa Savoye de Le Corbusier, les aplats de couleurs de Rothko, Les Gymnopédies de Satie… Au contraire, les œuvres débordantes m’ont toujours repoussé. Une préférence pour l’architecture romane sur la gothique, elle-même préférée à la baroque. Une attirance vers la calligraphie japonaise. Les papiers découpés de Matisse. Répugnance pour les dorures, les textes surqualifiés : Cent ans de Solitude, pas ce que je raffole.

Sous ces influences, j’ai écarté le superflu de ma vie. Me défaire du trop-plein m’aidait à me libérer des contingences et à mieux saisir le monde. J’ai peu à peu étendu cette hygiène à mon alimentation et à ma consommation (en théorie). Le minimalisme est un art de vivre, adapté à la surchauffe planétaire alors que de moins en moins d’artistes ou d’intellectuels le promeuvent — c’est inquiétant.

Radios 01
Radios 01

Quand j’écris mes livres, je ne cesse de les couper, sans jamais atteindre le minimalisme de Ronald Johnson dans sa série Radios (1977), Lucien Suel avec ses poèmes express (1987), Austin Kleon avec sa blackout poetry (2005) ou Philippe Castelneau avec ses tableaux textuels (2025).

Cet exercice d’effacement est une métaphore de beaucoup d’écritures, même s’il n’y a pas de règle — Proust passait son temps à rajouter. Mais le caviardage me parle. Je travaille comme ça. Je passe plus de temps à détruire qu’à construire. Des auteurs de genre écrivent des livres au kilo : ils annoncent que les tomes de leurs futures sagas comporteront un million de signes. J’ai ouvert l’un de ces livres : je l’aurais compressé en une nouvelle à la Raymond Carver (un autre sublime minimaliste). Faire long n’est jamais compliqué. La preuve : les IA sont inarrêtables.

Lors de mes expériences d’écriture avec elles, je peux tronçonner leurs textes jusqu’à ce qu’il ne reste rien, pas la moindre phrase significative, originale, frappante. Au début, en 2022 et 2023, leurs maladresses m’inspiraient. Désormais je perds souvent mon temps. Les IA s’opposent au minimalisme. Elles sont baroques par mécanique. Au lieu de précision et de concision, d’économie et de sobriété, elles débordent, s’emportent, nous noient sous les bavardages, mimant la superficialité des réseaux sociaux. Je ne nie pas leur utilité, mais espère qu’une nouvelle génération d’ingénieurs inventera des IA minimalistes et sobres. En attendant, elles reflètent les débordements de notre monde.

Vidéos et films clinquants, mobiliers extravagants, musiques bruyantes, milliardaires dépravés, surenchère d’hémoglobine et d’effets spéciaux. Nous versons dans l’excessif. Plus le monde nécessite de la mesure, plus nous abondons dans la démesure, peut-être par réaction conjuratoire. Alors je gratte les mots, les ponce et les rabote. Je resserre, limite, rejette. En parallèle, je traque les bits inutiles avec la même maniaquerie. Chaque balise HTML économisée est une petite victoire. Je vise le minimalisme de la forme comme du fond. L’un ne va pas sans l’autre. Le but : une présence en ligne économique.

WordPress au commencement

J’avais un site dynamique. Il calculait les pages à chaque visite. Qui dit calcul dit consommation d’énergie. Qui dit calcul, dit puissance de calcul, donc machine performante, avec des logiciels nécessitant des mises à jour perpétuelles, notamment pour contrer les attaques. Cette solution technique était absurde pour un site éditorial (elle est absurde pour 99 % des sites), mais on nous a vendu la promesse d’être mieux vu, notamment en multipliant les plugins et les widgets, qui ralentissent, compliquent la maintenance, compromettent la confidentialité des lecteurs.

Retour au HTML

Conscient d’être entraîné par WordPress dans une mauvaise direction coûteuse en temps et en ressources, j’ai basculé sur un site statique généré en Python, aux pages imprimées une fois pour toutes sur mon ordi. Un site statique peut être emporté sur une liseuse ou une clé USB, transféré de machine en machine, de la main à la main. C’est ni plus ni moins qu’un ebook. Au cours de cette transition, en supprimant la nécessité des calculs, j’ai réduit ma consommation d’énergie tout en augmentant la vitesse de mon site. J’ai découvert que ce qui devait être lent et archaïque était beaucoup plus performant.

Le statique pour tous ?

Mais pourquoi tous les auteurs numériques ne font pas comme moi ? Deux causes à mon avis.

  1. La plupart s’en fichent de faire chauffer la planète. Ils préfèrent croire que leurs solutions dispendieuses sont plus pratiques et intuitives. Mais quand on ouvre le moteur de leur site, on découvre des lignes de HTML et de codes en excès. Elles débordent de partout, se branchent sur des serveurs auxquels elles ne devraient jamais accéder et auxquels elles transfèrent de précieuses informations. On a dépassé le baroque pour verser dans le rococo. Des tonnes de JavaScript, de librairies chargées et de polices de caractères s’empilent.
  2. Si des dizaines de solutions permettent de gérer les sites statiques, aucune n’a bénéficié d’autant d’investissement que les solutions dynamiques à la WordPress. Elles sont toutes moins intuitives, parce qu’il n’y a pas de business, non parce qu’un site statique serait en soi plus compliqué.

Tout ça me déplaît, me chagrine. J’y vois le symptôme d’un mal généralisé, d’une maladie de la société qui se traduit partout, notamment dans les méandres administratifs. Si nous étions plus nombreux adeptes du minimalisme, notre quotidien serait plus léger et la lutte contre les dérèglements climatiques enfin envisageable. Alors c’est presque pour me donner bonne conscience que je me suis attaqué à une énième révision de mon site, presque plus philosophique que technique. Je m’y suis engagé comme dans une ascèse, et j’y ai englouti deux semaines, mais j’en ressors satisfait, comme un artisan à la fin d’un chantier mené avec diligence.

Gratter le HTML

J’ai commencé par simplifier la structure de mes pages, minimisant les ajustements stylistiques. L’idéal : rendre les balises HTML discrètes pour ne pas empêcher la lecture du texte qu’elles mettent en forme (s’il était ouvert avec un éditeur de texte).

HTML simple
HTML simple

J’ai poussé le vice jusqu’à réduire les classes CSS, leur préférant les balises sémantiques. Mon CSS est passé de plus de 20 ko à 8 Ko pour un rendu identique.

J’ai ensuite éliminé les JavaScript non indispensables, ne gardant que la fonction associée au bouton de partage et celle qui charge automatiquement les articles les uns à la suite des autres selon le monde rouleau. Le texte à lire occupe désormais l’essentiel de mes pages.

Le minimalisme numérique

Le slow web est un mouvement de promotion des usages éthiques, respectueux, réfléchis et durables d’Internet : respect de la vie privée (pas de collecte d’informations), design simple et non manipulateur, pas d’incitation à la surenchère, mise en avant des qualités plutôt que des performances. Je me suis depuis longtemps engagé sur cette voie, tout en découvrant que le slow web n’avait rien de slow. Plus je simplifie mon infrastructure, plus je minimalise mon design, plus mon site est rapide.

Dans un dernier effort pour aller plus loin, j’ai tenté de produire une version encore plus respectueuse de la philosophie slow web (j’ai dû reprendre une bonne partie du code python de mon générateur). J’ai renoncé à utiliser des polices externes, j’ai supprimé le JavaScript, j’ai gratté encore quelques lignes dans mon CSS et mon HTML et j’ai minimisé la taille des images pour réduire la bande passante consommée.

Version Slow Web
Version Slow Web

J’ai alors comparé les performances de la version officielle (qui tourne sur un disque cloud), la version slow web (hébergée gratuitement sur GitHub) et la version Substack. Malgré un serveur théoriquement moins performant, mais au prix de quelques sacrifices, la version slow web est la plus rapide, tandis que la version Substack est presque dix fois plus lente.

Perfs comparées
Perfs comparées
Données PageSpeed
Données PageSpeed

Selon Global Initiatives, « Un code inefficace sollicite davantage les systèmes informatiques, ralentit le site et accroît son empreinte carbone. » Une autre étude montre une corrélation entre la consommation énergétique et les performances médiocres des web apps.

La consommation énergétique/carbone s’effectue à trois niveaux :

  • sur les serveurs (plus ils calculent, plus ils consomment),
  • dans les tuyaux (plus il y a de données à transférer, plus les routeurs consomment),
  • sur le terminal (plus le code est lourd et moins il est optimisé, plus il consomme chez le client).

Le slow web entend jouer sur ces trois tableaux. En simplifiant mon code, j’ai réussi à surpasser les performances de Substack, qui ne fait rien pour maîtriser son impact écologique.

  • static.tcrouzet.com : pas de JS, pas de polices externes, un CSS directement dans le HTML, une structure linéaire → quasi aucun calcul → énergie minimale.

  • tcrouzet.com : images HD, CSS, polices et JS externes → coût modéré.

  • Substack : scripts lourds, tracking des utilisateurs, composants invisibles, chargements différés → calcul + stockage + transferts + reflows → énergie maximale.

Publier un article sur Substack a beaucoup plus d’impact que le publier sur un site statique. La preuve : ce graphique en échelle logarithmique montre une explosion des données transmises par Substack (tout ça pour analyser le comportement des lecteurs).

Attention : échelle log
Attention : échelle log
Données brutes PageSpeed
Données brutes PageSpeed

L’impact carbone

Des services comme Website Carbon Calculator ou Website Emissions évaluent l’impact carbone des pages web.

Score de tcrouzet.com
Score de tcrouzet.com
Score de tcrouzet.com
Score de tcrouzet.com

J’ai comparé mes trois sites, découvrant au passage que GitHub est noté comme un hébergement écoresponsable (ce que je ne soupçonnais pas et participe aux très bons résultats de mon site statique).

CO2
CO2
Substack pas terrible
Substack pas terrible
Données brutes
Données brutes

Dans une démarche radicale, je pourrais ne conserver qu’un site slow web sur GitHub, qui en prime ne me coûte rien, mais l’écart entre mes deux sites reste modéré. Mais pourquoi encore rester sur Substack ?

CO2 annuel
CO2 annuel

En octobre, sur mon site principal d’après Cloudflare, j’ai reçu 15K visiteurs uniques, disons qu’ils ont généré 30K pages/vues, ce qui représente environ 18 kg de CO2/an (contre 3,6 kg si je dirigeais le trafic sur le statique). Sur Substack, j’ai environ 15K vues/mois (mais seulement 20 % sur le web de Substack, le reste s’effectuant par mail), ce qui donne une consommation totale de 11,5 kg/an. On reste dans des valeurs raisonnables, surtout quand on estime en tasses de café (que je ne bois pas), en bouteilles plastiques (que je n’achète pas) et en vol Paris-Londres (je n’ai pas pris l’avion depuis 2019). Je vais conserver cette triple architecture pour le moment, d’autant que la vraie différence, c’est à vous de la faire.

Avantage des newsletters

On lit souvent que le coût d’un simple email est de l’ordre de 3,3 g de CO2, coût pouvant être bien supérieur pour une newsletter qui comporte des images. Dans la pratique, ce coût inclut la fabrication du mail, son envoi, sa réception, sa lecture, son stockage, l’amortissement du matériel. Dans le cas d’une newsletter, et pour comparer par rapport à un accès au même contenu sur le web, le coût cumule l’énergie dépensée pour l’envoi, dans mon cas l’énergie dépensée par Substack, et le coût de la transmission elle-même, le stockage d’une newsletter n’étant pas nécessaire. Selon une étude, ce coût serait d’environ 0,7 g de CO/mail, soit équivalent à l’accès à une de mes pages web sur mon site principal. C’est en soi logique.

Mais il y a une différence de taille entre être abonné et visiter un site, puisqu’il faut se rendre sur la page d’accueil, rechercher les nouveaux articles, les ouvrir… ce qui implique souvent au minimum deux pages ouvertes. L’abonnement permet d’aller droit au but, donc de réduire l’impact carbone. Il en va de même avec le suivi des fils RSS. En tant que lecteur, pour aller plus loin dans la démarche écoresponsable, l’abonnement est la solution. En résumé, mes sites ont pour fonction de recruter des abonnés mail ou RSS, c’est la façon la plus économique d’entretenir une communauté.

Le voyage continue

Le minimalisme numérique n’est donc pas vain en matière d’empreinte carbone. Au-delà de lubies esthétiques, j’ai touché à des conséquences tangibles pour le monde. Je pense aux premiers mots de Deleuze dans la série de ses seize leçons de philosophie. Il explique qu’un concept n’a aucun intérêt sans affect et percept, c’est-à-dire qu’il doit nous affecter, et j’ai commencé par dire que le minimalisme, un concept, me rendait la vie plus légère, et qu’il doit changer notre perception du monde, nous faisant voir ce qui nous échappait auparavant. Dans mon cas, la quête du minimalisme numérique m’a fait prendre conscience d’une gabegie colossale dont je connaissais l’existence sans l’avoir intériorisée, et sans encore avoir agi en conséquence.

PS1 : Pour les geeks, je maintiens une version Gemini. Il s’agit de servir le texte sans aucune fioriture selon le protocole Gemini, ce qui est parfait pour des articles essentiellement textuels comme celui-ci. Les pages sont plus légères que sur mon slow web, mais je les héberge sur le NAS de la maison, ce qui est loin d’être optimal.

PS2 : On me parle de small web, je connaissais pas. Je vien de tester leur validateur et il déclare fautives toutes les balises destinées à optimiser la vitesse de chargement et réduire la bande passante consommée. C’est un peu paradoxal. Pour restecter ce standard, je devrais accroîte l’impact carbone de mes pages.PS3 : À tester, Carbonalyser.