Le jour où la dernière librairie française a fermé

24 décembre 2024. Date symbolique choisie par Jérôme et Olivier pour tirer définitivement le rideau de fer. Ils servent l’apéro sur le parvis devant la boutique. Depuis longtemps, ils n’ont pas vu autant de monde. Sans doute à cause de la douceur exceptionnelle en ce soir de fête. Un nouveau record de température a été battu en début d’après-midi, inutile confirmation du réchauffement climatique. Dès la fin du XXe siècle, les experts ont tiré la sonnette d’alarme et les politiciens n’ont pas réagi, au nom de la croissance. Pari gagnant. Les villes balnéaires normandes et anglaises se frottent les mains. Les touristes affluent autour de la Méditerranée en hiver. Les stations de ski expérimentent la neige à billes de graphène par toutes conditions. Quelques populations ont été déplacées, quelques guerres éteintes, aléas vite oubliés grâce au boom économique.

Jérôme a tout de même les larmes aux yeux. Il regarde les rayonnages encombrés de livres qui ne trouveront jamais acquéreur. Des lecteurs, ils n’en manquent pas, et c’est le paradoxe. « Les politiciens n’ont rien fait pour le climat mais pourquoi ont-ils voulu nous sauver ? » Depuis des années, le grand Olivier entend cette question, et comme toujours, il hausse les épaules. Il a bien une explication. « Les politiciens ne pouvaient rien contre la finance, pour ne pas perdre la face ils ont cru bon de se racheter, par un geste généreux à portée culturelle.

— Pourquoi les librairies ?

— C’était a priori sans grande conséquence systémique. Tu te souviens, il y avait cette boîte avec un nom de forêt. Pour se donner un vernis anticapitaliste, nos élus de tout bord l’ont prise en grippe parce qu’elle menaçait l’ancien monde… comme si les gaz à effet de serre n’étaient pas alors une menace plus grande.

— Je sais tout ça.

— Et le premier tu as soutenu la proposition de loi, devenue effective en 2014, il y a tout juste dix ans. Lors des envois par correspondance, les prix des livres ont été majorés de 5 %.

— Olivier, tu joues sur les mots. La loi a interdit la gratuité des frais de port.

— Tu chipotes. Pour le porte-monnaie des gens, ça faisait 5 % en plus. Tu croyais qu’ils allaient applaudir ?

— Personne n’a imaginé ce qui se préparait.

— Tu devrais lire moins de polars et plus d’essais. L’année même de la proposition de loi, Nassim Nicolas Taleb a publié un livre où il explique que l’action est souvent plus catastrophique que l’inaction. Il donnait l’exemple des médecins, toujours prêts à opérer, à célébrer leurs succès, mais moins prompts à parler de leurs innombrables échecs. Vouloir manipuler un système complexe, c’est hasardeux. Le marché du livre ne tenait déjà qu’à un fil. Il a été sectionné par la loi visant à le sauver.

— On ne va pas refaire l’histoire. Pour ne pas payer plus cher leurs livres, les lecteurs ont basculé massivement et soudainement vers le numérique. Et les librairies ont fermé les unes après les autres.

— Et nous n’avons pas voulu devenir des bouquinistes ! Les collectionneurs ne nous ont jamais intéressés. »

Jérôme retrouve le sourire.

« J’ai du mal à tourner cette page de notre histoire.

— Tant que les gens lisent.

— Oui, et tant qu’ils nous payent pour que nous leur suggérions des lectures. »

Ils lèvent leurs verres. Leurs amis lecteurs les imitent.

« Vive les livres. »